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[20] Paul Virilio, L'espace critique, Paris, Christian Bourgeois, 1993, p. 25.
[21] M. Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, Paris 1958, p. 192.
[22] Il s'agit d'un corollaire à son ouvrage majeur, La Philosophie de l'Argent, 1900.
[23]Le monde des livres, 15 mai 2009. Interview menée par G. Allix
Il convient de rendre la ville à ceux qui l'habite. Or qui élabore aujourd'hui les villes nouvelles ? Des groupes de techniciens qui suivent une logique propre, essentiellement techniciste. L’urbanisme, est sous sa forme théorique et pratique, réservé à des spécialistes et non des généralistes, le plus généralement architectes. De par leur spécialisation, ils créent des significations restreintes, Au contraire, il convient de privilégier la situation des usagers devant la plupart des systèmes sémiologiques déjà constituées. La prise en compte des sytèmes sémiologiques est véritablement le lieu de rencontre entre l'urbanisme et l'humanisme. Le renouveau contemporain de l'humanisme ne pourra pas faire l'impasse sur ce domaine.
Le modèle progressiste élabore une même conception de l’homme et de la raison qui sous-tend et détermine leur proposition relative à la ville. Tout doit être rationalisé, pensé. Rien n'est plus laissé au hasard ou à la spontanéité de la créativité humaine. Tout ceci repose sur le postulat que la science et la technique doivent permettre de résoudre le problème posé par la relation des hommes avec le monde.
Avec la rationalisation des voies de communications, c'est la raison qui s’étend, fait triompher le vrai et, in fine, perd le sens. Aujourd'hui, le lecteur non spécialisé en est venu à assimiler complètement le terme d'urbanisme à ces images futuristes, auxquelles leurs auteurs eux-mêmes donnent pourtant le nom "d'urbanisme de science-fiction". Il nous suffit de songer à ces projets de cités futuristes, dont on peut relever quelques caractères communs. Toutes proposent de très fortes concentrations humaines, on parle alors d'urbanisme spatial ou tridimentionnel. Cette « spatialisation » a pour corrélatif une dénaturalisation des conditions d'existence, celles-ci se déroulant pour la plus grande partie sur des sols artificiels et en milieu climatisé. Cette polarisation technologiste engendre des propositions surprenantes qui, si elles étaient réalisées, marqueraient effectivement une mutation de l'établissement humain.
Mais cette contribution technique ne va pas sans danger idéologique : si les urbanistes ont le mérite d'entretenir un rapport concret avec la technologie, leur attitude s'achève le plus souvent en technolâtrie. C'est pourquoi il est impératif de "tenter d'envisager le statut de l'architecture contemporaine, en particulier de l'architecture urbaine, dans le déconcertant concert des technologies avancées"[20]. Ils sont ainsi conduits à proposer un type d'établissement humain qui représente une négation de la ville. On se trouve devant un lieu indifférencié et indéfini, un réceptacle quelconque ou la ville devient un bel objet technique, entièrement déterminé. Or, traditionnellement, le rapport de l'habitant à l'habitable (en particulier sa demeure) n'est pas seulement un rapport d'ustensilité. Heidegger le souligne, habiter est aussi "le trait fondamental de la condition humaine"[21].
G. Simmel, dans les grandes villes et la vie de l'esprit[22], constate que les grandes villes influencent le rapport que l'homme peut entretenir avec le monde. En effet, elles éprouvent l'affectivité par une intensification de la vie nerveuse. Les sollicitations incessantes du mouvement urbain finissent par produire une forme d'indifférence. Le mode de vie urbain moderne introduit dans l'individu des différences profondes dans la perception, dont les conséquences se font sentir jusque dans la vie morale. Ainsi le blasé est l'habitant type de la grande ville. Il se voit dans l'incapacité à réagir sans cesse à de nouvelles sollicitations. Ce comportement provient d'une insensibilité croissante aux différences entre les choses, car la signification en est devenu négligeable. Le fond urbain prend alors une tonalité uniforme et lénifiante.
Simmel franchit une étape dans sa réflexion en s'attachant plus particulièrement à la réserve qu'exige la vie urbaine (reprise par Jane Jacob, dans son apologie de la rue). Il propose ainsi une étude de la liberté qu'offre les grandes villes, bien supérieure à celle qui peut être vécue dans les petites villes, qui sont plus rigoureusement encadrée socialement. L'impression de solitude, d'anonymat ou d'abandon n'en est qu'un autre aspect, le revers de la médaille.
Il est intéressant de confronter cette vision de la ville, et de son influence sur les aptitudes intellectuelles qu'elle développe chez l'individu avec la conception que développe Oswald Spengler, plus critique. Ce-dernier voit dans l'existence des métropoles le signe de la décadence d'une civilisation. Son analyse se nourrit à la fois des travaux de Simmel et des intuitions nietzschéennes. Pour lui, la maison est le fondement de toute culture, la marque de son enracinement, son arrachement à l'errance.
Pour Simmel aussi, l'extension croissante de la ville joue un rôle prépondérant dans le développement des aptitudes humaines. Il perçoit notamment un lien fort entre l'individualisme triomphant et le développement de traits plus spécifiquement intellectuels de la personnalité. Cela se manifeste, par exemple, par un glissement qui est opéré des distinctions quantitatives aux distinctions qualitatives.
Personne aujourd'hui ne sait quelle sera la ville de demain. Elle échappe inexorablement à la prévision. Cette remarque est l'occasion de revenir sur un contre-sens devenu un lieu-commun sur la nature et la véritable dimension de l'urbanisme. L'aménagement des villes ne doit pas être l'objet d'une science rigoureuse. A la racine de toute proposition d'aménagement, derrière les rationalisations ou le savoir qui prétendent la fonder en vérité, se cachent toujours des tendances culturelles et des systèmes de valeurs spécifiques.
Cette objectivation des raisons s'explique en partie par une situation intellectuelle nouvelle. La ville, fait culturel mais à demi naturalisé par l'habitude, est devenue l'objet d'une critique radicale. Une telle mise en question ne pouvait manquer d'aboutir philosophiquement à une interrogation sur les fondements.
Cette critique, plus particulièrement humaniste, s'est développée hors du milieu spécialisé des urbanistes et des constructeurs. Elle est, avant tout, l'œuvre d'un ensemble de sociologues, historiens, économistes, juristes, psychologues, contribuant à former ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui le modèle culturaliste. Par leur caractère à la fois rationnel et utopique, ces modèles se sont révélés des instruments d'action puissants : ils ont exercé une influence corrosive sur les structures urbaines établies. Leurs prises de positions dans les débats publics a permis de mettre en place certaines normes urbaines de base, particulièrement dans le domaine de l'hygiène. Son point de départ n’est plus la situation de l’individu, mais celle du groupement humain, de la Cité. A l’intérieur de celle-ci, l’individu n’est pas une identité interchangeable, comme dans le modèle progressiste. Chaque membre est au contraire irremplaçable. La prééminence des besoins matériels s’efface devant les besoins spirituels, ce qui conduit à une approche moins rigoureusement déterminée de l'aménagement urbain. L'enquête préparatoire ne doit pas tant être exhaustive que menée dans un esprit de sympathie active, sans recourir à des modèles pré-établis. L'intuition profonde de la situation concrète doit mener à la bonne solution.
Ainsi, parmi les hérauts contemporains de cette approche, on peut citer François Asher qui invite à poursuivre notre réflexion dans cette direction : "il faut absolument relancer la recherche en urbanisme" en gardant à l'esprit que "les métropoles d’aujourd’hui doivent se construire sur des compromis." "La ville n’est pas définitive, pas durable, elle ne doit pas être figée "[23] car elle représente justement un fragile équilibre entre les exigences économiques, sociales et environnementales.
La ville est un développement et une transformation du passé. Cette intuition, chez Geddes par exemple, est fortement inspirée de la philosophie bergsonienne. Pour Geddes, la solution doit être solidaire de la pensée du temps comme création permanente et continuée. Chaque ville, chaque problème urbain représente un cas particulier dont on ne peut tirer un modèle valant universellement. En cela il s'oppose radicalement à l'approche que défendait Le Corbusier, adossée au mythe scientifique du progrès. Les conceptions de Le Corbusier se pose en rupture des continuités culturelles voire un asservissement de l'homme à la machine.
Notre intention dans ces lignes était de mettre en évidence les liens étroits qui unissent l'urbanisme et l'humanisme. Ce dernier a été présenté comme un paradigme fécond pour orienter et au besoin limiter la puissance de réalisation de l'urbanisme technologique et utopique. Inversement, l'étude de l'urbanisme et de ses implications humaines nous a permis de déceler, en retour, des traits caractéristiques de l'humanisme de demain, s'efforçant en particulier d'appréhender les complexes sémiologiques qui nous relient au monde et aux autres.
Nous nous sommes efforcés de nous attacher plus particulièrement à la conscience percevante pour aborder la ville et en dégager les structures. Il ne s'agit pas de tendre vers une conclusion définitive (reliquat de la pensée progressiste, sacrifiant les individus aux réalisations d'après un modèle théorique) mais bien plutôt d'accepter la succession des phases.
Derrière cet impératif, l'enjeu est clairement politique. Pour l'habitant, sa première tâche est la lucidité. Il doit ni se laisser abuser par les prétentions scientifiques de l'urbanisme ni aliéner ses libertés dans les réalisations de celles-ci. Il doit se garder tout autant de l'illusion progressiste que de la nostalgie culturaliste. La philosophie a permis de mettre en évidence la portée "totalitaire" qui peut surgir des dérives de l'urbanisme. Cette potentialité a été révélée par l'approche humaniste, que nous nous sommes efforcés d'articuler avec l'urbanisme, afin d'en révéler une dynamique spécifique que l'on peut rapprocher d'une forme de bio-politique.
En effet, concevoir l'habitat, c'est implicitement concevoir l'homme. Si l'humanisme sert de garde-fou, son apport est avant tout négatif : il ne s'agit pas d'orienter l'urbanisme dans la "bonne direction" en dégageant l'image "juste" de l'homme. Au contraire, il s'agit de conserver la liberté de l'homme, et son irréductibilité à toute définition pour concevoir un urbanisme qui ne soit pas inhumain. Un aménagement humaniste requiert de lutter contre l'arbitraire des principes. Il faut prendre en compte la réalité concrète. Cela signifie réintégrer le problème urbain dans son contexte global c'est-à-dire nourri des données de l'anthropologie descriptive et philosophique.
Thibaud Zuppinger