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[1] Le Corbusier, Urbanisme, Paris, Crès, 1925, p. 219.
[2] F. De Choay, L'urbansime, utopies et réalités, Paris, Seuil, coll. Points, 1965, p.78.
[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, GF – Flammarion, 2006, p. 217
[4] L. Munford, The Marseille Foly, cité par F. Choay, p. 40.
[5] V. Considérant, Description du phalanstère, 2ième édition, Paris, 1848.
[6] C. Fourier, L'harmonie universelle et le Phalanstère, Paris, Librairie phalanstérienne, 1849, Tome I, p. 255.
[7] F. Choay, Op. Cit., p. 35.
[8] Le Corbusier, L'art décoratif aujourd'hui, Paris, Crès, 1925, p. 72.
[9] Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Crès, 1925, p. 73
[10] Le Corbusier, Urbanisme, op. cit., p. 10.
[11] Ibid.,
[12] Cité par F. Choay, op. cit., p. 39.
[13] Le Corbusier, Urbanisme, op. cit. ,p. 219.
[14] Nicholas Fox Weber, C'était le Corbusier, Paris, Fayard, 2009.
[15] Le Corbusier, Manière de penser l'urbanisme, p. 92 et appendice I
"Une maison est une machine à habiter"[1] c'est ainsi que Le Corbusier définissait l'importance et le rôle que devraient occuper l'habitat dans la vie humaine. Ce qu'il propose, c'est une conception techniciste, purement fonctionnelle. A cette vision semble s'opposer de façon radicale le vers d'Hölderlin, rendu si célèbre par Heidegger : "l'homme habite en poète". Peut-on habiter poétiquement une machine à habiter ? Et si tel n'est pas le cas, est-ce parce que nous renonçons à être "homme" que nous pouvons habiter une machine, ou bien la maison redevient-elle lieu poétique et dépasse toujours son rôle purement fonctionnel ?
Comment concilier la conception techniciste de l'urbanisme avec une vision intégrant l'homme dans l'habitat ? En quoi ces deux projets consistent-ils précisément ? Et s'ils s'excluent effectivement, en vertu de quelle logique ? Il nous faudra élucider l'habiter, révéler sa richesse, c'est-à-dire dépasser la vision strictement utilitaire pour appréhender la dimension proprement humaine, symbolique de cet être au monde. Pour reprendre une analyse d'Heidegger, la crise du logement a des racines plus profondes, qui renvoient à une crise de l'habitation. Cela dépasse le problème (bien réel et toujours d'actualité) du manque de logement.
L’habiter est une évidence que l’on n’interroge plus, car il est devenu le support invisible des images et des significations. Habiter appartient à l'expérience quotidienne. C'est quelque chose qui se donne d'emblée comme habituel, c'est-à-dire caché à l'investigation. Comment penser aujourd'hui cette articulation entre la nature et la culture, le privé et le public ? Il existe différentes possibilités d'appréhender le sujet : en insistant plus ou moins sur le versant historique, symbolique ou pratique. Dans notre propos, nous chercherons à nous placer plus particulièrement à la croisée du fonctionnel et du symbolique.
Habiter n’est pas un comportement de l’homme parmi d’autres. C’est le trait fondamental de son existence. C'est pourquoi vouloir théoriser l'habitat conduit à véhiculer, consciemment ou non, un projet, une idée, une conception de l'homme. L'urbanisme participe de ce mouvement de théorisation. Il s'agira de faire apparaître les significations de l'établissement humain, de les relier en un "système sémiologique global, à la fois ouvert et unifiant".[2] C'est précisément la tâche du philosophe que d'éclaircir ces présupposés, d'articuler, en un mot, l'humanisme à l'urbanisme.
L'habitat n'est pas un domaine périphérique de l'existence humaine, bien au contraire. Avec lui c'est une conception de l'homme, de la vie bonne et de la politique qui est en jeu. Son importance cruciale a été particulièrement bien comprise par les philosophes utopistes. Que ce soit l'utopia de Moore, les phalanstères de Fourier, la cité du Soleil de Campanella ou l'Icarie de Cabet, tous proposent une conception de l'habitation qui accompagne et soutient leur projet d'amélioration de la vie humaine. La métaphore de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra pointe également cette anthropo-technique à l'œuvre dans l'habiter. "Que signifient ces maisons ? En vérité ce n'est pas une grande âme qui les a bâties pour lui servir de symboles (…) et ces chambres et ces appartements ! Comment les hommes peuvent-ils y entrer et en sortir ? ".[3] Pour Nietzsche le problème et ses enjeux se posent en ces termes : dis-moi comment tu habites et je te dirais quelle conception de l'homme tu te donnes.
L'urbanisme est un levier politique considérable. Personne ne peut se soustraire à l'architecture. Les réalisations architecturales et urbanistiques sont porteuses de symboles et deviennent aisément l'illustration d'une idéologie, chargées d'incarner la toute-puissance du pouvoir en place. Une politique nouvelle exige une architecture nouvelle, et changer les styles architecturaux influence les mentalités. On ne peut nier la composante de violence latente qui existe dans les grands projets urbains. " L'architecte de la Cité radieuse fait appel à la violence afin de plier les êtres humains aux dimensions inflexibles de son édifice monumental"[4]. De fait, il n'y a pas d'incompatibilité fondamentale entre le modernisme et le totalitarisme (mais tout modernisme n'est pas nécessairement totalitaire). C'est en déracinant les individus qu'on les rend malléables, pour le meilleur comme pour le pire. Les aspirations hygiénistes des premiers socialistes ont rapidement été rejointes par des projets plus ambitieux. Nazisme et soviétisme n'ont pas été en reste sur ce que devait être l'architecture et l'urbanisme. On peut penser à A. Speer, l'architecte chargé de concevoir et de réaliser Germania-Berlin, la capitale rêvée par Hitler. Projet pharaonique qui ne trouve un digne pendant que dans les projets grandioses de l'URSS ( cf : la nouvelle Moscou)
Ce qui est en jeu, c'est rien de moins que la question de l’architectonique humaine. C'est sans doute Victor Considérant qui pose le mieux cette perspective : "Etant donné l’homme, avec ses besoins, ses goûts et ses penchants natifs, déterminer les conditions du système de construction le mieux approprié à sa nature"[5]. La question est formulée comme une équation, sans trace d'humanité. Il s’agit d’opposer au pseudo-désordre des villes des propositions d’ordonnancement, construites par une réflexion libre au gré de l'imagination. A juste titre, Manheim, à la différence de Marx, a insisté dans idéologie et utopie, sur le caractère actif de l'utopie dans son opposition au statu quo social.
L'inspiration socialiste derrière ces projets est très souvent présente. Il s'agit d'arracher l'individu au milieu dont il reçoit l'influence néfaste et, postulant l'absolu malléabilité de l'homme, se propose de le rendre heureux en l'insérant dans le cadre qui lui convient. C'est une inspiration commune que l'on retrouve aussi bien dans le pré-urbanisme progressiste de Robert Owen que dans les phalanstères de Fourier. Tout repose sur l'ordre : "au lieu de ce chaos de maisonnettes, qui rivalisent de saleté et de difformité dans nos bourgades, une Phalange se construit un édifice régulier"[6]. L'Icarie de Cabet n'échappe pas non plus au diktat de la géométrie. Partout l'ordre doit remplacer le chaos. Les trois traits qui caractérisent les propositions politico-utopiques sont d'une part la volonté de lutter contre le passéisme pour installer une nouvelle forme d'organisation sociale, et d'autre part la rationalisation des comportements. Enfin, il faut souligner le rôle prépondérant accordé à l'industrie pour bâtir et faire fonctionner ces nouveaux ensembles urbains.
La position que Le Corbusier adopte dans ses traités illustre à merveille le type d'utilisation qu'il est possible de faire d'une approche essentiellement théorique, voire dogmatique de l'urbanisme. Ses réalisations refoulent son humanité, et développe par conséquent des projets proprement inhumains.
Suivant un déploiement mondial, l’industrie et l’art ont fini par se rejoindre, confirmant les urbanistes dans la conception d'un homme type, identique en tout point, sous toutes les cultures. Cette situation historique s'est traduite dans les faits par la recherche du idéal-type de l’établissement humain. Cet idéal-type doit s’appliquer identiquement à travers un espace planétaire homogène, dont les déterminations topographiques sont niées. Cette conception n'aurait évidemment pas été possible sans les progrès techniques contemporains. L'apparition de "l’architecture du bulldozer" a permis de niveler les montagnes et de combler les vallées, en un mot, de s'affranchir de toutes les contingences du terrain. Pas plus que par la situation du site, la ville progressiste n'entend voir son implantation orientée par les contraintes de la tradition culturelle. Elle est à proprement parler l'expression d’une "démiurgique liberté de la raison"[7]. Un détail révélateur quand on étudie les projets de plans directeurs de Le Corbusier ( rappelons que le seul à avoir été mis en application est celui de Chandigarh, capital du Punjab) est la profonde uniformité des schémas, et ce malgré la diversité des sites envisagés.
La pensée théorique de Le Corbusier repose avant tout sur une critique sans réserve des villes contemporaines. Au premier chef on y trouve l'accusation classique de désordre. La grande ville est devenue menace car elle n'obéit plus aux règles de la géométrie. De là le chaos règne et la densité des grandes villes menace la sécurité des habitants. A cet état des lieux, il propose d'apporter des solutions basées sur la compréhension des lois naturelles. Cette recherche des lois naturelles passe en réalité par une étude des standards humains. Seulement, son étude ne cherche pas à prendre en compte la diversité humaine, bien au contraire, elle s'appuie sur le postulat suivant : les besoins sont "peu nombreux, ils sont très identiques entre tous les hommes, les hommes étant tous faits sur le même moule" [8]
L'habitation est ici comprise comme un simple auxiliaire technique pour combler nos faiblesses physiques face au monde, aux rigueurs du climat. Le rapprochement entre l'habitat et la machine vise explicitement le conditionnement humain. Une forme renouvelée de bio-politique. En effet, "la maison est une machine à habiter", car elle joue un rôle de "conditionnement de l'esprit, rôle aussi décisif et combien plus étendu que l'imposèrent dans les âges les hégémonies guerrières"[9].
Cependant, le regard de Le Corbusier n'est pas simplement fonctionnel, il dérive insensiblement vers des conceptions morales. Gommant la diversité, accentuant les similitudes, Le Corbusier essaye de dégager des standards, c'est-à-dire de déduire un idéal-type conforme aux fonctions de l'homme. Il a contribué à fonder le purisme en 1920, conception particulièrement austère et rationnelle de la beauté. Son amour de la ligne droite peut nous faire songer à une réactualisation platonicienne de l'identification du beau au bien : "la droite est dans toute l'histoire humaine, dans toute intention humaine, dans tout acte humain."[10] A l'inverse la courbe est vécue négativement. Ainsi, il admire les villes rectilignes de l'Amérique, où, souligne-t-il, "le moraliste, […] peut s'y attarder plus longtemps qu'il n'y paraît d'abord."[11]
Le logement familial, laissé dans l’indétermination chez Fourier ( "on trouve à se loger selon sa fortune et son goût"[12]) donne lieu, au contraire, chez Le Corbusier, à une recherche sur l'appartement-type. L’ordre matériel doit servir à établir dans l’espace un climat mental. L'une des conditions essentielles d'une ville harmonieuse pour Le Corbusier suppose de balayer l'affectivité du foyer afin d'accompagner les migrations du travail : "la conception de « mon toit » disparaît "[13] . Prendre pour norme la flexibilité imposée par le marché du travail suppose, il est vrai, de faire l'impasse sur la notion de foyer. A ceci près néanmoins, que ce dernier n'est pas seulement le lieu où le moi se réfugie pour trouver le repos, c'est le point central d'où procède la familiarité qui pacifie le monde alentour. Dans les projets de Le Corbusier, le climat n’est pas réellement urbain (au sens où peut l'entendre par exemple Jane Jacobs), ni collectif. Il prend acte de l’atomisation et parle plus souvent d’unités et d’ensembles d’unités. Il s'agit là d'une conception où la totalité l’emporte sur les parties.
Prolongeant la pensée progressiste, les contributions de Le Corbusier ont été principalement théoriques. Comme le rappelle sa récente biographie, C’était Le Corbusier[14], il aimait user de la séduction du théoricien. Une extrême schématisation exprimée dans un style clair et frappant sont les principales caractéristiques de son œuvre écrite défendant farouchement sa conception de la ville-outil. Ce qu'il faut surtout retenir des conceptions développées ici, c'est que l'urbanisme est devenue une affaire de spécialiste, uniquement retenue par les limites techniques, limites sans cesse repoussées. Cette mise en avant sans précédent de la science conduit parfois à une démission du sens civique qui s'incline devant le discours technique paré des prestiges de la scientificité. "C'est ainsi que le troupeau se trouve conduit" car "le monde a besoin d'harmonie et de se faire guider par des harmonisateurs"[15]. L'urbaniste comme éleveur d'humains.