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[16] J. Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, random House, 1961.
[17] Tiré du recueil Cities and Space, Baltimore, The John Hopkins Press, 1963.
[18] P. Mayol, "Habiter", in L'invention du quotidien, tome 2, Paris, Folio essais, 1994, p 26.
[19] Ibid., p 24.
Ce que révèle avant tout l'étude de l'urbanisme théorique, c'est le caractère traumatisant des planifications qui mettent l'habitant devant le fait accompli. La tâche la plus urgente de l'urbanisme est sans doute de faire participer l'individu. Comme le souligne Heidegger bâtir participe pleinement de l'habiter. A vouloir négliger cette composante, on s'expose à propulser l'individu dans l'absurde, l'inhumain, car la continuité historique et sémiologique est alors rompue.
Le système de valeurs de l'urbanisme repose sur l'illusion d'une assise scientifique. Pour reprendre la formule de Le Corbusier, l'urbaniste revendique "le point de vue du vrai". La fonction d'usage prime sur la valeur sémiologique, or le sens n'émerge pas de façon nécessaire de la bonne forme industrielle. C'est pourquoi on assiste à une crise du fonctionnalisme. Habiter est une activité fondée sur la réception, la production et l'échange des signes. Or la plupart des urbanistes contemporains ont visé exclusivement la réalisation universelle du bien-être et méconnu le tout réel de l'objet socialisé, qui est à la fois utilisable pratiquement et porteur de significations. Ils n'ont pas actuellement à leur disposition ce système cohérent de significations qui leur permettrait de justifier leurs créations par une intégration au sein d'un langage et, plus généralement, de la structure globale d'une société.
L'attraction exercée sur les humains par les autres humains est un fait étrangement méconnu par les urbanistes et les architectes. Dans The Death and Life of Great American Cities,[16] Jane Jacob se fait un défenseur passionné du mode d'existence authentiquement urbain, contribuant même, par son ouvrage, à la création d'un courant pro-urbain. Son analyse repose sur une information sociologique approfondie, qui lui sert à proposer une véritable apologie de la rue.
Son approche de la ville est essentiellement morale. Pour elle, les contacts dans la rue sont nécessaires, ils servent à constituer une conscience collective, un sentiment de solidarité entre les passants. Bien que la plupart de ces actes soient triviaux, leur somme crée dans un quartier le sentiment de la personnalité collective et cela ne peut faire l'objet d'une recherche institutionnelle. Par ailleurs, la rue constitue une protection de la vie privée, car il n'y est pas nécessaire d'ouvrir sa sphère privée pour nouer des contacts.
La rue y est vue comme un espace non-spécialisé, distinct de la maison et qui permet de se construire une image du monde. Les villes incarnent la vie sous la forme la plus complexe et la plus intense. C'est pourquoi une ville ne peut être traitée comme une œuvre d'art. Cette thèse a été plus particulièrement développée par Patrick Geddes qui propose, dans la lignée bergsonienne, de s'atteler à mettre en évidence l'évolution créatrice qui anime les villes. Pour Geddes, la caractéristique de l'établissement humain est sa volonté de continuité. Une ville ne peut se comprendre indépendamment de la dimension historique et temporelle. Or, à la différence des processus vitaux, il estime que l'art est arbitraire et abstrait. C'est pourquoi une ville doit est comprise comme un tout significatif. La structure d'une ville se résout en un mélange de fonctions et nous nous en approchons au plus près lorsque nous étudions plus particulièrement les conditions qui engendrent sa diversité.
J Jacob a parfaitement saisi que la relation de proximité est un fait déterminant dans le développement des valeurs et des modes de comportement. C'est pourquoi il faut étudier le complexe urbain et ses conséquences sur l'homme. En effet, si l'hygiène mentale ne dépend pas de l'hygiène physique, la réciproque est fausse. Le climat affectif de l'habitat est une caractéristique fondamentale, mais fort peu étudiée. En France, ce type d'étude a été inauguré par R.H. Hazeman à propos des grands ensembles. Mais c'est véritablement Léonard Duhl qui propose les analyses les plus complètes dans ce domaine.
Le milieu construit peut agir sur le psychisme humain. Dans The Human Measure[17], L. Duhl milite pour une approche globale et synthétique de la planification urbaine. Selon lui, le développement des communautés urbaines n'obéit pas à un déploiement contingent, mais suit une logique historique : il s'agit de trouver une configuration adéquate pour répondre aux besoins matériels et psychiques des individus. En un mot, l'étude de la morphologie d'une ville nous renseigne sur le système de valeurs de ses habitants. " Un individu qui naît ou s'installe dans un quartier est obligé de tenir compte de son envirronement social, de s'y insérer pour vivre"[18].
Souvent négligée, il existe une population pour qui le plan de la cité hygiénique flambant neuve ne va pas signifier paix, sécurité et confort mais plutôt l'ennui profond et le regret de la vie animée. Le fait que ces populations à faible revenu souhaitent vivre de façon plus confortable ne signifie pas pour autant qu'elles souhaitent changer de mode de vie. Pour L. Duhl, les ghettos sont l'œuvre des oppresseurs, mais aussi des opprimés. En effet, le partage au sein d'une communauté des mêmes conceptions religieuses, de valeurs communes engendre un sentiment de sécurité très fort, qui prévaut sur le confort impersonnel. Ce qui est mis ici en évidence, c'est l'importance vitale du confort mental et du sentiment de sécurité. Le concept classique de la garden-city ne correspond pas à leurs besoins. De fait, l'environnement physique est un élément important de leur personnalité. Les déplacer dans un habitat qu'ils ne peuvent s'approprier revient à détruire une partie de leur identité. Le changement de vie involontaire peut nuire à l'équilibre des personnes, comme en témoigne des tentatives désastreuses au Brésil et à Porto Rico.
Aussi surprenant que celui puisse paraître, les bidonvilles offrent à de nombreux groupes de populations des attraits que les urbanistes ne peuvent recréer par des équivalents. La conclusion à tirer de cette remarque n'est évidemment pas qu'il faille s'abstenir de rendre ces lieux de grande misère moins insalubres, mais qu'il faut prendre en compte les aspirations et les besoins de toutes les couches de la population dans les plans d'urbanismes. C'est pourquoi il faut ouvrir l'aménagement urbain à de nouvelles dimensions et notamment intégrer la diversité sociologique. A l'inverse des recherches de standards pour l'habiter universel de Le Corbusier, il convient de réintégrer l'homme complet et concret dans les planifications urbaines. Saisir que la ville est avant tout un complexe significatif collectif.
Poursuivant la voie tracée par les travaux de Franck Lloyd Wright, l'approche du problème urbain par Kevin Lynch se situe au carrefour de la psychologie et de l'anthropologie. Son œuvre insiste sur la pluralité des perspectives que l'on peut porter sur la ville. Une ville comprend toujours plus que ce que l'œil peut voir. Ce qui est perçu est toujours intégré à l'environnement urbain, riche des significations et perspectives qui s'offrent à l'exploration. La signification d'une ville est un produit collectif qui se modifie sans cesse et qui suppose pour être appréhendé une phénoménologie des objets significatifs culturels.
Kevin Lynch dégage le concept de "lisibilité du paysage urbain". Il fait référence à un ensemble cohérent de symboles reconnaissables. Pour l'habitant, en effet, la ville se donne avant tout par son image mentale, permettant de s'y orienter. Elle se compose de sensations immédiates mêlées d'expériences passées. Cette image revêt pour l'habitant une importance à la fois pratique et affective. On peut même considérer qu'elle participe au développement de l'individu. Un moyen d'organiser de nouveaux savoirs et qui sert de cadre de référence ouvert.
"La ville est au sens fort poétisée par le sujet : il l'a re-fabriqué pour son usage propre en déjouant les contraintes de l'appareil urbain"[19] Cette image mentale que l'on se forge d'une ville fournit une base structurée pour accumuler du savoir. C'est elle qui fournit la matière première des symboles et des souvenirs collectifs et qui permet ainsi la communication au sein d'un groupe et entre les groupes.
Une bonne image de son environnement donne à celui qui la possède un sentiment profond de sécurité affective. Elle peut même augmenter la profondeur et l'intensité de l'expérience humaine. Tout ceci met en avant un point important : le rôle actif de l'habitant dans l'organisation de son monde. Il a un rôle créateur dans la constitution de l'image de sa ville. A cet égard, on peut rappeler la profonde affinité que Heidegger a décelé entre l'habiter et le bâtir. L'homme habite en poète, c'est-à-dire qu'il se compose un cadre de référence susceptible de développements et de résonances.
De ces différents rapports que l'homme entretient avec le milieu urbain, K. Lynch en tire quelques principes urbanistiques. Tout d'abord, le milieu doit être adapté à l'homme, et non l'inverse. Le milieu doit répondre aux besoins symboliques de l'homme. Ce n'est pas à l'homme de se contorsionner ou de se mutiler pour rentrer dans les standards théoriques tirés du "point de vue du vrai". La cité est un objet artificiel, humain, qui doit par conséquent répondre à des objectifs humains. Il convient d'adapter l'environnement de vie aux structures perceptives et aux processus symboliques de l'être humain. Tempérer l'urbanisme avec des considérations humanistes ne peut se faire qu'au travers d'une anthropologie philosophique.
Par ailleurs, il s'insurge contre la rigidité structurelle qui caractérise certaines villes. Une seule image mentale imposée risque de ne pas suffire à la diversité des populations, ni même à une seule personne au cours du temps.
En conclusion, K. Lynch en appelle à la manipulation délibérée du monde à des fins perceptives. Concrètement cela signifie que l'urbaniste chargé d'une création ex-nihilo doit envisager la qualité de l'image mentale qu'elle suscitera chez les habitants.