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[27] Œuvres diverses, tome I, p. 204, « Lettre du 26 octobre 1834 »
[28] La Maison du Chat-qui-pelote, tome I, p. 51.
[29] La vieille fille, tome IV, 873.
[30] La Rabouilleuse, tome IV, 400.
[31] Gobseck, p. 60.
[32] Nous devons cette petite réflexion, en partie, à l’excellent travail sur la vie quotidienne de Philippe Berthier, La Vie quotidienne dans La Comédie humaine de Balzac, Paris, Hachette Littérature, 1998.
Une forte conscience du petit fait quotidien s’initie dans un système narratif qui unit la représentation des personnages, de leurs biotopes et de leurs habitudes donnant naissance à cette littérature de l’étude des mœurs qui n’est jamais tout à fait déphasée avec la réalité présente. Balzac écrit à Mme Hanska :
« Les Etudes de mœurs représenteront tous les effets sociaux sans que ni une situation de la vie, ni une physionomie, ni un caractère d’homme ou de femme, ni une manière de vivre, ni un pays français, ni quoi que ce soit de l’enfance, de la vieillesse, de l’âge mûr, de la politique, de la justice, de la guerre ait été oublié.
Cela posé, l’histoire du cœur humain tracée fil à fil, l’histoire sociale faite dans toutes ses parties, voilà la base. Ce ne seront pas des faits imaginaires ; ce sera ce qui se passe partout. »[27]
Mais pour réaliser ce projet gigantesque, pour recréer la vérité de la vie quotidienne, le romancier avait besoin de plier les exigences de la fiction aux lois de la réitération et d’insérer ensuite la fréquence itérative comme une valeur incontournable dans la gestion phénoménologique de l’habitation. Alors, le rythme du quotidien était devenu un arrière plan, une base nécessaire pour la représentation romanesque de la vie des gens.
C’est ce qui détermine le recours nécessaire à l’existence de l’économe. L’activité de ce dernier s’inscrit dans une sorte de programme préétabli où tout geste, tout comportement perd sa singularité par suite d’un nivellement centralisateur qui le maintient dans les justes proportions d’un mouvement standard strict et intangible. Le programme, rituel quotidien auquel on se consacre corps et âme, ne laisse aucune marge à l’improvisation ou à l’innovation, qui sont ressenties d’ailleurs comme une dépense, un mal absolu. Dans cet esprit économe, tout ce qui désobéit à l’ordre du prévisible se constitue a priori en délinquant potentiel. En revanche, toutes les activités agréées, familiales et sociales qui font la substance même de l’atmosphère du lieu adhèrent totalement au mouvement réitéré du calendrier existentiel.
« Ainsi leurs plaisirs, en apparence assez conformes à la fortune de leur père, devenaient souvent insipides par des circonstances qui tenaient aux habitudes et aux principes de cette famille. Quant à leur vie habituelle, une seule observation achèvera de la peindre. Mme Guillaume exigeait que ses deux filles fussent habillées de grand matin, qu’elles descendissent tous les jours à la même heure, et soumettait leurs occupations à une régularité monastique. »[28]
A l’exception de la mort et du mariage qui représentent les deux événements majeurs qui échappent aux lois du calendrier, toute l’existence est pétrifiée par l’habitude. Balzac attache beaucoup d’importance aux habitudes et aux coutumes apparemment si décourageantes, où tout événement semble s’abolir « dans une constante monotonie des mœurs », et il a parfaitement conscience de faire œuvre de défricheur dans l’auscultation de ce monde en apparence insipide, laissé en jachère par ses confrères, qui ne le jugent pas digne d’attention. Il préfère aller à la quête de ces lieux communs, insignifiants et banals qui constituent pour lui une riche récolte anthropologique et littéraire. Le programme quasi ritualisé de la journée l’intéresse beaucoup ; il lui consacre une attention méticuleuse au point de faire basculer l’écriture dans l’indiscrète réalité détaillée de la vie quotidienne.
Alors, dans ces atmosphères qui sombrent dans leurs habitudes immuables, le repas constitue un moment fort et attendu. L’évocation littéraire du dîner à la maison est le résultat d’une adéquation parfaite de l’écriture romanesque avec l’étude du réel sous son aspect le plus anodin. Le repas est une composante capitale dans la reconstitution de l’atmosphère du lieu. On mange beaucoup dans La Comédie humaine ; les rituels de la table, à Paris ou en province, plongent le lecteur dans cette atmosphère réaliste de la vie de tous les jours où les plaisirs de la nourriture terrestre nous révèlent des êtres (des organismes) en proie à des besoins premiers avec leurs bouches et les parties indiscrètes et consistantes de leurs anatomies.
« Comme à Paris où il semble que les mâchoires se meuvent par des lois somptuaires qui prennent tâche de démentir les lois de l’anatomie. A Paris, on mange du bout des dents, on escamote son plaisir ; tandis qu’en province les choses se passent naturellement, et l’existence s’y concentre peut-être un peu trop sur ce grand et universel moyen d’existence auquel Dieu a condamné ses créatures. »[29]
Le service du repas, les préparatifs de cuisine, le plaisir du dessert et les dégustations de vin, sont des scènes fréquentes et importantes, car dans ces atmosphères vastes d’ennui et de travail où on dérive jour après jour, la vie durant, c’est au moins un événement minuscule, un repère modeste dans l’itinéraire tout tracé de la journée.
« En Province, le défaut d’occupation et la monotonie de la vie attirent l’activité de l’esprit sur la cuisine. On ne dîne pas aussi luxueusement qu’à Paris, mais on y dîne mieux ; les plats y sont médités, étudiés. »[30]
Quand ce ne sont pas les plaisirs de la table et les soins de toilettes, Balzac s’attaque aux activités commerciales, aux métiers, aux professions et aux lieux où elles s’exercent – qui sont souvent des maisons. Le travail qui nous plonge davantage dans l’océan des activités quotidiennes est une autre composante de l’atmosphère du lieu et donc de l’identité sociale ; c’est une façon de gérer l’existence, d’assimiler la durée et de la convertir en valeur pécuniaire. Contrairement au dépensier, le calcul devient le noyau moteur de l’activité de l’économe ; il révèle un appétit inassouvissable de posséder toujours plus et que Balzac donne à lire comme une poussée caractéristique de tout un milieu, de tout un siècle.
L’activité industrielle, voire mécanique de l’employé au travail est prise dans la spirale du toujours pécuniaire qui plie tout à son insatiable nécessité, et consomme le privilège de traiter comme un capital, de rentabiliser et de détourner pour le lucre le mouvement libre et instinctif que l’énergie vitale prodigue au corps humain.
La vie quotidienne est ainsi inscrite dans l’atmosphère du lieu comme une suite programmée et alternée de temps de travail, de moments de toilette et d’heures de dîner, une chaîne ininterrompue d’activités conformes et de gestes automatiques, motivés par le principe exclusif de toujours économiser, de toujours gagner plus.
« De là résultait la nécessité de recommencer avec plus d’ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vient en tête à ces courageuses fourmis de se demander : A quoi bon ? »[31]
Dans ce cadre austère les activités sont ramassées, saisies et posées dans une succession linéaire et répétée qui suffit à créer un effet de quotidien. Le passé de l’itératif est ressenti comme un temps qui élimine toute évolution vers un futur différent. Il produit le sens d’une compilation de comportements constants, réguliers et répétitifs, le sens d’un emploi du temps, annonçant la décadence d’un avenir qui ferait appel à l’imaginaire et à l’aventure. C’est l’envers du récit. Avec des expressions comme « toujours » et « jamais », l’itératif fixe dans une durée organisée et constante le sens de la vie quotidienne dans le temps et l’espace. Dans ce temps mis à plat, dont l’image offre une ressemblance avec le vide de l’espace et celui de l’existence, le récit cède la place à la description.
Par le biais de l’itératif, Balzac sollicite de son lecteur la curiosité des choses de la vie quotidienne qui ne sont que trop familières. Il inscrit dans le roman des tranches authentiques de la vie réelle. En mettant en relief un monde apparemment sans relief, l’historien des mœurs tient le pari. Il y parvient en compensant le déficit de l’événement fictif par l’élaboration d’une esthétique de la vie quotidienne, du milieu social et de son atmosphère. Grâce à l’usage de l’itératif, l’historien du présent parvient à créer toute une poétique des mœurs immobiles et des atmosphères médiocres et stationnaires, et de montrer au lecteur habitué à ne considérer le roman que comme péripétie, que la réitération, malgré son caractère morne et passif, est en fait un instrument analytique, littéraire et historique d’une incomparable fécondité.
Le choix existentiel, l’idée philosophique de l’économie vitale se matérialise donc malgré toutes les difficultés, dans une nouvelle esthétique du lieu qui va engendrer ses propres lois. La partie du récit qui s’occupe des mœurs de cette humanité ne peut être alors qu’itérative pour ne pas dire descriptive. C’est ce qui donne cette impression que rien n’évolue et qu’une grande partie du texte narratif tourne à la représentation historique et à la succession de tableaux statiques et pittoresques.
Pour mieux représenter les mœurs de son époque, Balzac devait recourir au rythme d’une existence casanière réitérée et plier ainsi la logique de l’événement possible aux lois de la stagnation absolue, transformant le comportement du personnage en une activité fortement « typisée » qui se répète à l’infini. L’atmosphère, expression qui réalise les différentes combinaisons du temps cyclique et de l’austérité de l’espace, prend, ici, toute la valeur que Balzac donne à la vie quotidienne en tant que facteur déterminant dans son grand projet historique.
Mais c’est également dans ces atmosphères réalistes confectionnées à partir d’une interaction entre les caractéristiques des lieux et celles des personnages et de leurs activités immuables que le récit dit « réaliste » devient possible. Si le lieu est décrit comme un vieux cloître architectural, un souterrain silencieux et froid, un sanctuaire ombragé et décoloré, un caveau triste et humide, cet espace stérile et austère, cette fameuse « couleur grise » est pour Balzac le reflet d’une existence immobile et figée où les minutes, les heures, les jours, les mois, les années sont réglés par et pour l’éternité. Aussi lorsque le narrateur décrit la maison bourgeoise ou provinciale, la boutique du marchand, l’étude et le bureau de l’employé, ne rend-il pas au fond l’atmosphère de ces lieux austères responsable du drame à venir ?
En effet, la qualité de l’atmosphère existentielle sera à l’origine du premier mouvement subversif qui déclenche l’événement chez les jeunes gens. Le lieu est un contexte tout désigné pour la représentation du temps de l’habitude, mais c’est aussi une genèse du drame qui se prépare. Un rapport de correspondance intrinsèque associe ainsi dans une même tonalité littéraire la tristesse du personnage (surtout des jeunes) à la vétusté du lieu, à sa temporalité quotidienne et cyclique. Toute qualification du lieu est déjà implicitement (même quand il ne se passe rien), un début d’anecdote, puisqu’elle se répercute sur celle du personnage, sur son activité aussi et semble fonctionner comme un leitmotiv à valeur dramatique. L’orthodoxie du programme vital qui a comprimé l’acte jusqu’à le faire disparaître dans l’inventaire des gestes quotidiens est déjà en soi une partie du drame existentiel.
Faire dynamiser le réitéré et le styliser, c’est définir les éléments maillons qui en fondent la structure de base. En faisant la réalité quotidienne inventaire et poésie, répertoire des occupations qui constituent l’anthropologie du quotidien et sa stylisation simultanée, Balzac sort la réalité petite et mesquine de l’ombre et de la négligence dans laquelle les écrivains, avant lui, l’avaient condamnée. L’esthétique de la réitération écarte la péripétie et installe ses propres valeurs de représentation. Elle nous présente l’existence des avares sous l’apparence successive d’une maison froide, ombragée, souterraine, peuplée de types ridicules, curieux et pittoresques.
Située entre la médiocrité et la transfiguration, la densité immuable du lieu accroît le potentiel d’inertie de son habitant - en diminuant son potentiel à l’action. Dans cet univers où cesse l’aventure, le roman cristallise entièrement dans la représentation réaliste du lieu et des caractéristiques anthropomorphiques qui le définissent. Or ces caractéristiques : l’ordre, la régularité, la propreté, l’économie, l’épargne, la méticulosité… etc., (autant de qualifications pour le lieu que pour le personnage), sont traités sur un ton ironique qui ne manque pas de susciter le plaisir du lecteur. Car, ces valeurs qui constituent des qualités indiscutables dans le monde réel, sont contraires à la nature aléatoire de la fiction romanesque et deviennent des charges quand elles s’appliquent aux personnages du roman[32].
Auerbach, Erich, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Tel Gallimard, 1984.
Balzac, Honoré de, La Comédie humaine, 12 volumes, édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 1976-1981.
Balzac, Honoré de, Physiologie du mariage, Paris, Garnier Flammarion, 1968.
Berthier, Philippe, La Vie quotidienne dans La Comédie humaine de Balzac, Paris, Hachette Littérature, 1998.
Cousin, Victor, Introduction à l’histoire de la philosophie, leçons données en 1828-1829 et publiées postérieurement.
Forster, Edward Morgan, Aspects of the Novel, Penguin Books, 1981.
Hamon, Philippe, « Qu’est-ce qu’une description ? », Poétique n° 12, 1972.
Hamon, Philippe, « Texte et métalangage », Poétique n° 31, 1977.
Hamon, Philippe, La Description littéraire, de l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie, Paris, Macula 1991.
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