Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[18] N’oublions pas que cette influence participe à l’ambition de Balzac d’être le romancier historique de son époque, le « Walter Scott de la France ».

[19] Le Père Goriot, tome III, p. 54.

[20] Gobseck, t. II, p. 966.

[21] Ibid., p. 19.

[22] La Femme abandonnée, tome II, p. 468.

[23] La Bourse, tome I, p. 437.

[24] Voir à propos du statut du personnage, E.M. Forster qui distingue les personnages « plats » et les personnages « en relief » : « flat » et « round characters » ; la distinction entre les deux nous est donnée justement par « sa prévisibilité » ou son « imprévisibilité, Edward Morgan Forster, Aspects of the Novel, Penguin Books, 1981.

[25] La Maison du Chat-qui-pelote, tome I, p. 57.

[26] Cf. Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 145.

     Abdelhaq ANOUN - Page 2

Balzac : pour une esthétique de la maison bourgeoise 

Traduction toute balzacienne de ce mouvement philosophique qui apparaît à la fin du XVIIIème siècle, la théorie du milieu et l’esprit d’implication qu’elle engendre conviennent tout à fait au naturalisme social et à l’historisme réaliste du XIXème. Réalisme moderne auquel le récit de fiction arbore un air d’objectivité en faisant proliférer, grâce à l’implication du personnage et de son environnement, la matière descriptive.

Leçon d’une époque ? Leçon d’un genre, la description d’une maison ? Le succès de la formule « espèce-espace » apparaît, en tout cas, comme la réponse à un besoin récent (propre à ce siècle) d’insérer un document à valeur historique et pittoresque dans le livre romanesque.

La maison est un cadre vital pour l’homme, c’est un lieu presqu’organique d’habitation et de cohabitation ; elle a le sens d’une « coquille » qui s’ajuste à chaque type social.

« Enfin, écrit Balzac à propos de Mme Vauquer, toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. »[19]

« Sa maison et lui (Gobseck) se ressemblaient. Vous eussiez dit de l’huître et son rocher. »[20]

« Le visage pâle et ridé de la vieille femme (Mme Crochard) était en harmonie avec l’obscurité de la rue et la rouille de la maison. A la voir au repos, sur sa chaise, on eût dit qu’elle tenait à cette maison comme un colimaçon tient à sa coquille brune. »[21]

Cette formule de « la coquille », devenue tout à fait balzacienne, est le résultat d’une dialectique explicite entre le personnage et son habitat, où le premier, non encore actualisé, désigne avant tout son identité par le truchement de la caractérisation du second. La maison, conçue par l’esprit systématique avant d’être revêtu de sa dimension géographique et sociale prépare l’avènement du personnage (et de son action). Sans ce dernier la maison avec son mobilier apparaît encore pensée « théoriquement », image virtuelle, plus qu’existence dans l’étendue.

Tout se passe comme si, cette autre entité du lieu, le personnage, était le résultat d’une perception associative avec une réflexivité de base : le lieu (décrit souvent en premier), détermine les hiéroglyphes de l’anatomie humaine. Il agit comme un outil de sculpture du corps et du tempérament. C’est un véritable travail d’érosion, de façonnement et de modelage sculptural et moral. L’impact biocénotique sur la physionomie du personnage est tel qu’une transplantation, de Paris en province, par exemple, entraîne nécessairement des transformations anatomiques :

« Mais, après avoir épousé pendant un moment cette existence semblable à celle des écureuils occupés à tourner leur cage, il sentit l’absence des oppositions dans une vie arrêtée d’avance, comme celle des religieux au fond des cloîtres, et tomba dans une crise qui n’est encore ni l’ennui, ni le dégoût, mais qui en comporte presque tous les effets. Après les légères souffrances de cette transition, s’accomplit pour l’individu le phénomène de sa transplantation dans un terrain qui lui est contraire, où il doit s’atrophier et mener une vie rachitique. En effet, si rien ne le tire de ce monde, il en adopte insensiblement les usages, et se fait à son vide qui le gagne et l’annule. Déjà les poumons de Gaston s’habituaient à cette atmosphère… »[22]

Cela explique en partie pourquoi la description du lieu, qui précède systématiquement le portrait, laisse souvent pressentir, à travers le mobilier épars, le caractère du personnage. Mais en fait il s’agit d’une véritable interaction ; Balzac ne néglige pas l’impact du mouvement inverse, celui de la puissante présence du caractère de l’homme et ses effets sur le lieu.

« Nos sentiments ne sont-ils pas, pour ainsi dire écrits sur les choses qui nous entourent ? »[23]

C’est ainsi que, tout ce qui, dans l’organisation de l’espace et la disposition des objets dans un lieu, y fait une part matérielle aux indices de l’identité qui s’esquisse. En épousant organiquement le caractère de l’espace, le personnage se voit déjà attribuer une sorte d’identité géographique et sédimentaire en deçà de son être. Car, le portrait qui arrive après coup, est déjà investi du discours oblique, privilège du statut ouvertement qualificatif et anticipatif de la description du lieu et de la théorie du milieu. L’accord parfait qui s’opère entre habitant / habitat, cette harmonie est certainement la marque absolue qui définit la conception globale de l’espace et de l’espèce.

Parfois, à force d’être en parfaite harmonie avec le lieu (comme aime à le dire Balzac), la représentation du personnage, dans un effort d’empathie structurée, n’informe plus en rien et ne peut se récupérer qu’au prix d’une valeur pittoresque historique ou celle d’une tonalité sarcastique. On pourrait même parler, dans certaines occurrences, d’argumentation tautologique lorsque Balzac pousse « l’harmonisation » à l’extrême ; la qualification du personnage esquisse alors un mouvement circulaire et attendu, retombées immédiates de l’implication du lieu sur les êtres.

Cet excès d’harmonie peut être perçu comme une infraction au principe de caractérisation et d’individuation. Mais il ne fait là que remplir sa vocation. La relation est bien celle du personnage avec son milieu ; et c’est une limite nécessairement frappée de nullité dans le discours descriptif. En revanche, un tel traitement est à mettre sur le compte d’une intention de peindre des êtres typiques et prévisibles[24], encadrés harmonieusement par les conditions authentiques de leur habitation. De plus, le drame social, le drame tout court, n’est jamais étranger à cette « harmonisation », il doit se développer en aval, survenant comme une réaction nécessaire et logique du trait pertinent de l’identité du lieu et de ses retombées sur l’habitant.

A travers une description qui assure, par une annexion de présupposés, les atmosphères comme les traits de caractère, le narrateur anticipe un peu sur l’évolution de la situation présente. La caractérisation du lieu comme les traits du caractère humain sont des arguments sélectionnés pour leur incidence prêtée sur une suite : l’événement. De ce fait, l’histoire dramatique se trouve inscrite dans l’espace et dans les objets qui entourent le personnage avant même son apparition dans le récit. En parsemant dans la caractérisation du lieu des indices qui préparent le lecteur à l’intelligence du drame, ce Dieu omniscient qu’est le narrateur, ce visionnaire qui parvient à déchiffrer les destins et mettre à découvert, au bénéfice de l’atmosphère du lieu et des ses objets épars, l’effet divinatoire attaché à cette forme verbale qui annonce l’avenir du personnage, ce narrateur fait de la description un énoncé oblique, dynamique et anticipatif. Chez Balzac, le lieu est porteur de l’histoire à venir.

« Quel vide elle reconnut dans cette noire maison, et quel trésor elle trouva dans son âme ! »[25]

Ce sont souvent des jeunes gens –prédestinés au drame- qui ressentent le mieux l’écrasement de ces atmosphères, et, qui, réagissant de manière imprévisible, déclenchent l’intrigue. Les autres, les « personnages plats », restent là en se confondant avec le décor de leur maison.

En effet, à part ces jeunes prédestinés au drame, le reste de l’humanité balzacienne sombre dans l’inertie. Le bourgeois, le commerçant, l’employé de bureau, l’usurier, le provincial, le bigot sont les figures emblématiques qui épousent pleinement et paisiblement les recoins de leurs habitations austères et sombres. Tous ces échantillons humains sont les variétés érodées par un même espace d’habitation, des économes irréductibles, physionomies pittoresques et stagnantes aux mœurs immobiles que le roman s’efforce de faire bouger en vain.

Car aucune action ne peut émaner de ce genre d’univers morne et calme, où le temps immobile fonctionne d’une manière imperturbablement itérative. En faisant l’apologie parodique de ces atmosphères où les comportements sont codifiés et soumis à un ordre et à une régularité irréprochables, Balzac dénonce l’inadéquation du sens de l’acte, voire de l’existence, avec le programme. Bloqué et enrayé par l’imminence d’une existence réitérée qui se répète désespéramment, le verbe qui ne peut adopter que la fréquence itérative[26] sombre dans la vie quotidienne, et donc dans le mode descriptif.

En s’attaquant à cette existence, l’auteur est parfaitement conscient des difficultés que doit engendrer un monde aussi banal. Mais il sait aussi qu’il est un pionnier dans cette auscultation. Tout en travaillant comme un zoologue, il contraint le roman, qui est devenu « étude des mœurs », à perdre sa singularité narrative et à être d’abord l’expression descriptive d’un univers soumis à un ordre de chose qui refuse l’événement par sa nature.

En vidant l’activité du provincial (économe par excellence) de son contenu anecdotique et fabulateur, Balzac braque toute la lumière sur les subtilités de ces existences et de ces atmosphères discrètes prises dans le cycle de leur monotonie inaltérable.


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