Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[1] Avant-propos de La Comédie humaine, tome I, p. 18. Sauf indication, toutes nos références se rapporteront à la nouvelle édition de La Comédie humaine, 12 volumes, édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 1976-1981 ; Les Scènes de la vie privée se trouvent dans les deux premiers tomes, et une partie du troisième.

[2] Balzac, Physiologie du mariage, Paris, Garnier Flammarion, 1968, p. 151.

[3] En fait, dans le cadre de cet article, et pour les contraintes de volume, nous allons nous consacrer uniquement à l’étude de la maison en rapport avec l’idée d’économie.

[4] Ibid., p. 9.

[5] Physiologie du mariage, t. XI, p. 1024.

[6] Une double famille, t. II, p. 58.

[7] Cf. Philippe Hamon, « Qu’est-ce qu’une description ? », Poétique n° 12, 1972, du même auteur, « Texte et métalangage » Poétique n° 31, 1977, toujours du même auteur, La Description littéraire, de l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie, Paris, Macula 1991 ; Denis Reynaud, « Pour une théorie de la description au 18e siècle », Dix-huitième siècle, n° 22, Centre d’Etude du 18e siècle de Montpellier, 1990 ; Jean Molino, « Logique de la description », Poétique n° 91, 1992.

[8] « Tentative d’épuisement du lieu » est l’expression que Georges Pérec utilise dans ce sens lorsqu’il s’attable en retrait sur la terrasse d’un café et se met à noter et à décrire tout ce qui se passe devant lui.

[9] Mais, selon Auerbach, Balzac n’aurait pas, lui non plus, de plan systématique pour réunir ces composantes. Il y a certes « harmonie », mais la succession dans sa description écrit-il, « ne laisse deviner aucune trace de composition », Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Tel Gallimard, Paris, 1968, pp. 466-467.

[10] Ibid., pp. 10-11.

[11] Certains préfèrent l’appeler « biotope », « niche écologique », ou comme chez Auerbach : « thème de l’unité du milieu », cf. Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Tel Gallimard, 1984, p. 467.

[12] Tout au long de sa carrière et parallèlement à son œuvre romanesque, Balzac élabore une ample littérature analytique. Sa pensée prend chez les uns et les autres tout ce dont elle a besoin pour édifier son propre système. Son œuvre romanesque est ainsi soutenue par une armature théorique implicite scientifique, juridique, médicale… parfois cela débouche sur de véritables pensées analytiques : L’Avant-propos de La Comédie humaine ainsi que l’ensemble des petites œuvres analytiques en font partie : Physiologie du mariage, Théorie de la démarche, Code des gens honnêtes, Traité de la prière, du droit d’aînesse, … etc. Balzac n’a jamais cessé de transposer la science dans le littéraire.

[13] Avant-propos, tome I, p. 7, (il s’agit de l’anatomie de Cuvier qui fait partie d’un naturalisme organiciste qui triomphe à l’époque du romantisme), voir à ce propos Jean Molino, « Qu’est-ce que le roman historique ? », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 2-3, 75e année, 1975.

[14] Avant-propos, p. 8.

[15] Cf. Victor Cousin, Introduction à l’histoire de la philosophie, leçons données en 1828-1829 et publiées postérieurement, Editions Didier, 1868.

[16] Il semblerait, que lors de ses études de droit à la Sorbonne, H. de Balzac, âgé alors de dix-sept ans, ait suivi, en même temps, les cours de Victor Cousin, qui y enseignait la philosophie à la même époque.

[17] Honoré de Balzac, Le Bois de Boulogne et le Luxembourg, Œuvres diverses, tome II, pp. 769-770. Je rappelle que, sauf indication, toutes les références renvoient à l’édition de La Comédie humaine, dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, ou Œuvres diverses dans la même collection.

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Balzac : pour une esthétique de la maison bourgeoise 

Chez Balzac, l’espace prend du relief, il contribue comme on va le voir à créer le mythe d’une force d’inertie et s’intègre dans un système complet de conception, d’explication et de représentation de la société et du monde.

Qui n’a pas subi, en effet, dans ces interminables séquences descriptives préliminaires, surtout quand Balzac se donne un plaisir de décrire et d’analyser la vie quotidienne, le poids d’un réel figé et de son spectacle ennuyeux et vide ? Il fallait toute la perspicacité du journaliste pour rendre intéressante la pesanteur des atmosphères immobiles et tout l’art du romancier conteur pour créer, dans ces mêmes lieux stériles et obscurs, l’attente de l’événement et l’impatience de l’intrigue. Deux attitudes que l’écrivain prend avec une égale attention et dont l’aboutissement est cette dialectique du réitéré-descriptif et du narratif-intempestif qui nous semble constituer la genèse même du roman balzacien.

Le texte de Balzac est un très bon exemple d’alliance entre la fiction et la représentation réaliste du lieu d’habitation. Dans cette œuvre, à la fois récit et document, nous allons sommairement reconstituer l’esthétique de la maison et voir comment elle s’adapte aussi bien aux besoins de la représentation qu’à ceux de l’anecdote.

Mais rappelons d’abord qu’il y a une double modalité antagoniste du lieu que l’on peut déjà schématiser par l’opposition très courante « Paris-province »,

« Paris et la province, cette antithèse sociale a fourni ses immenses ressources ».[1]

Mais en fait, cette opposition n’est qu’une forme, la variante d’une large conception du monde fondée sur l’idée de « l’énergétique dissipationnelle ». Comme la géographie française, ses habitants (en fait l’humanité balzacienne, en général), seraient divisés en deux catégories : d’un côté, les consommateurs invétérés qui dépensent leur fluide vital dans un mouvement frénétique et désordonné ; de l’autre, des avares qui économisent ce même fluide en vivant dans une sorte de léthargie continue.

« L’homme a une somme donnée d’énergie. Tel homme ou telle femme est à tel autre, comme dix est à trente, (…) La quantité d’énergie ou de volonté, que chacun de nous possède, se déploie comme le son : elle est tantôt faible, tantôt forte… »[2]

Les deux mouvements expriment pour Balzac deux choix existentiels, et donc deux modes de vie, deux atmosphères auxquelles toute la problématique de la demeure littéraire se ramène.

Nous allons essayer d’étudier quelques variétés de cette forme d’existence bourgeoise et les atmosphères qui les caractérisent[3], mais auparavant, disons deux mots sur la dialectique espèce-espace et sa mise en forme par le récit : une conception et sa formalisation romanesque, l’une au service de l’autre.

Espèce-espace

En effet, il se trouve que la représentation de l’espace, lieu d’inscription de la subjectivité existentielle chez Balzac, est solidaire de celle de la personne, dont elle partage le caractère nécessaire et renouvelable à volonté.

« L’homme, par une loi à rechercher, tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins. »[4]

De cette association, jaillit la conception générale que se fait cet écrivain de l’homme, de son milieu et de ses mœurs,

« En principe, reconnaissons donc que si les milieux atmosphériques influent sur l’homme, l’homme doit à plus forte raison influer à son tour sur l’imagination de ses semblables, par le plus ou le moins de vigueur et de puissance avec laquelle il projette sa volonté qui produit une véritable atmosphère autour de lui. »[5]

Fondée sur un principe d’influence, cette « aura » va déterminer le travail de description de la maison, sa motivation et son implication par rapport aux autres constituants du récit.

« S’il est vrai, d’après un adage, qu’on puisse juger une femme en voyant la porte de sa maison, les appartements doivent traduire son esprit avec encore plus de fidélité. »[6]

La volonté d’associer l’homme à son milieu se donne à lire de prime à bord comme un effet de stylisation du choix existentiel et de son impact sur le déroulement des faits. Dès lors, la représentation du lieu se réalise dans une alliance entre les deux modalités principales de l’énoncé romanesque, désignées généralement par narration et description, deux catégories qui s’opposent et qui se confortent mutuellement, se justifiant en chemin et autorisant certains développements que, parfois, des écrivains ont du mal à justifier.

Car tel est bien l’enjeu : pour représenter l’espace, il faut décrire ! Or quelle que soit sa forme, une description[7] est d’abord perçue par la vulgate littéraire comme un moment d’arrêt par rapport à l’histoire. Et les tentatives de l’insérer en tant qu’élément dynamique dans le récit ne manquent guère, on parlera, dans ce cas, de motivation de la description. Ensuite, quand la description devient un document qui comprend de nombreux détails, lorsqu’elle prend les dimensions d’un véritable morceau de bravoure, au risque de se déconnecter de la situation d’énonciation dramatique, elle commence à révéler l’ambiguïté de son statut. Enfin, en dépit de sa longueur et de sa minutie, une description n’épuise jamais l’identité de son référent, l’espace et le mobilier, ni le portrait celle d’un individu.

Effectivement, malgré le fait qu’une description s’inscrive dans le récit comme un constituant inaliénable, une vision parcellaire qui donne à lire l’espace comme une nomenclature s’avère une limite et non une vraie représentation. Tandis que liée au portrait, à la perception et au point de vue du personnage, et donc actualisée dans le temps de l’histoire, la description épouse la contingence du drame et aboutit à une véritable esthétique de l’espace.

Cette interaction énonciative (pour ne pas dire pragmatique), qui dépasse le simple travail de transposition, crée et organise son propre espace dans le récit. Autrement dit, une description attachée fidèlement à la réalité et détachée de son contexte romanesque n’informerait en rien, elle ne serait a fortiori qu’une transition incomplète entre le monde réel et sa représentation, disons… un analogon ou une sorte de mimesis verbale, une description en survenance pure[8]. Tandis que lorsqu’elle est liée au portrait et à l’événement, la description est dynamisée, elle est emportée par une sorte de trame narrative, anticipation compréhensive d’une incidence en puissance.

Deux mouvements se dessinent : un premier mouvement où la description du lieu reflète la réalité bourgeoise du présent et s’inscrit donc comme une valeur documentaire et historique dans le récit ; un second mouvement consiste à imaginer le drame comme une conséquence logique du cadre vital. Balzac qui admirait en Walter Scott cette heureuse faculté de

« (réunir) à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description, »

lui reprochait par la même occasion l’absence d’un véritable « système »[9] de création qui permettrait de « relier ces composantes l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète »

« En apercevant ce défaut de liaison, qui d’ailleurs ne rend pas l’Ecossais moins grand, je vis à la fois le système favorable à l’exécution de mon ouvrage et la possibilité de l’exécuter. »[10]

Dès lors, une théorie raisonnée du milieu fait que toute description devient une nécessité du récit. Et justement, grâce à cette conception, fondée sur un déterminisme préalable, il est devenu possible d’expliquer, au niveau formel, cette fluidité spontanée de caractérisation qui résulte de la dialectique du narratif et du descriptif dans La Comédie humaine.

La théorie du milieu [11]

Le système de Balzac présente l’œuvre littéraire comme un continuum, une sorte de structure logique où le cadre de la vie humaine prend petit à petit ses dimensions réelles. Ce système en question repose sur un ensemble d’observations et d’idées qui finissent par s’impliquer les unes les autres et fonctionnent comme des éléments interactifs garantissant « l’effet du réel » dans le récit. Récit qui se constitue en un lieu d’inscription éclectique, il est aussi et surtout un espace d’articulation et de continuité de deux plans : la conception théorique[12] et l’énoncé narratif.

L’être humain et ses mœurs sont intimement liés au sol, et le choix existentiel des personnages semble directement greffé sur la genèse. Le lieu est un humus auquel le destin de l’individu est organiquement lié. Cette idée de la « niche écologique », fondée sur le principe d’analogie qui trouve toute son expression dans « la comparaison entre l’Humanité et l’Animalité »[13], constitue la genèse propre de l’habitation balzacienne.

« L’homme est l’image du milieu (…) (Tout comme l’animal, il est considéré) comme un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. »[14]

« L’homme est l’image du milieu », cette formule n’est nullement métaphorique, elle repose sur une véritable philosophie de l’histoire que l’on trouve chez Herder, Hegel et notamment chez Victor Cousin qui avait annoncé dans une de ses leçons sur la philosophie de l’Histoire :

« Oui, donnez-moi la carte d’un pays, sa configuration, son climat, ses eaux, ses vents et toute sa géographie physique ; donnez-moi ses productions naturelles, sa flore, sa zoologie, etc., et je me flatte de vous dire à peu près quel sera l’homme de ce pays et quelle place ce pays jouera dans l’histoire, non pas accidentellement, mais nécessairement, non pas à telle époque, mais dans toutes, enfin l’idée qu’il est appelé à représenter. »[15]

L’influence de cette théorie - en partie réalisée dans les romans historiques de Walter Scott - sur Balzac est définitive[16], elle va compléter son système et donner une assise tout objective à sa « physiognomonie ».

« Il y avait naguère un homme (ce pourrait être V. Cousin !) qui prétendait reconnaître, à l’expression de la figure, de quel quartier venaient les passants qu’il rencontrait. »[17]

C’est cette même philosophie de l’histoire qui explique le souci d’antiquaire – pour reprendre le titre d’un des romans de W. Scott - du romancier, qui s’attache à noter dans le plus grand détail les mœurs, les coutumes des personnages et les objets dont ils sont entourés. C’est aussi cette même théorie qui va déterminer le rôle très important du lieu et de son impact à la fois sur la physionomie des êtres et sur le déroulement des événements. Il suffit de lire quelques extraits de ses fameuses descriptions pour en être convaincu.[18]


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