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[25] L’anecdote est notamment rapportée par Gaston Bachelard qui poursuivait : « N’y a-t-il pas un plan d’univers dans les lignes dessinées par le temps sur la vieille muraille ? Qui n’a vu dans quelques lignes qui apparaissent en un plafond la carte du nouveau continent ? Le poète sait tout cela. Mais pour dire à sa façon ce que sont ces univers créés par le hasard aux confins d’un dessin et d’une rêverie, il va les habiter. Il trouve un coin où séjourner dans ce monde du plafond craquelé », op. cit., p. 146.
[26] Le rapprochement entre cette anecdote et l’œuvre de Charles Simonds est fait par Pierre Restany dans « Little People : Omonucoli, les demeures de Charles Simonds pour un peuple imaginaire », Domus, Milan, n°5, février 1976, pp. 52-53, cité dans Charles Simonds, Paris, galerie nationale du Jeu de Paume, réunion des musées nationaux, 1994, p.52.
[27] Gaston Bachelard, op. cit., p. 146.
[28] Voir Charles Simonds, Valence, Institut Valencià d’Art Moderne, 2003, p. 152 et Charles Simonds, 1994, op. cit., p. 36.
[29] Voir Charles Simonds, 1994, op. cit., p. 36.
[30] Gilles A. Tiberghien, Land art, Paris, Editions Carré, 1993, p. 73, citant Lucy R. Lippard.
[31] « Terre, corps, personne et maison ne font qu’un » affirme d’ailleurs C. Simonds dans Charles Simonds, 2003, op. cit., p. 154. Cette relation est exploitée dans d’autres œuvres de l’artiste comme Landscape <-> Body <-> Dwelling (1971).
[32] Pierre Sansot, Rêveries dans la ville, Paris, carnetsnord, 2008, p. 192.
[33] Carter Ratcliff critique par exemple les positions de l’artiste, empreinte de sentimentalisme envers le mythe du « bon sauvage ».
[34] Voir Charles Simonds, 2003, op. cit., p. 152.
[35] On pourrait dire que le travail de Charles Simonds relève davantage d’un art « micropolitique » pour reprendre le concept forgé par Deleuze et Guattari, repris par Paul Ardenne : « un art "micropolitique" se qualifiera, outre par ses objectifs plus mesurés, par l’absence d’une vision prédictive et, en voie de conséquence, par sa préférence des actions de portée immédiate. Le territoire d’expansion d’un art "micropolitique" encore, se cantonnera volontiers à un espace compté, sans prétention à une occupation globale du terrain esthético-politique », voir Paul Ardenne, « L’art "micropolitique", généalogie d’un genre » dans L’Art dans son moment politique. Ecrits de circonstance, Bruxelles, La lettre volée, 2000, p. 265.
[36] Gilbert Lascault, cité dans Charles Simonds, 1994, p. 72.
[37] David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, p. 88.
[38] Alain Cambier, Qu’est-ce qu’une ville ?, Paris, Vrin, 2005, p. 45.
Les « lézardes » des murs évoquées par Pierre Sansot sont précisément le support des interventions de Charles Simonds. En effet, si Léonard de Vinci incitait les artistes à trouver l’inspiration dans les craquelures des murs[25], Charles Simonds choisit pour sa part d’investir ces failles pour y construire des demeures miniatures appelées Dwellings[26]. Essaimées par la peuplade des « Little People » inventée par l’artiste dans les années 70, ces édifications minuscules incitent le passant quelque peu attentif à se prêter au jeu d’une rêverie poétique. A peine visibles, les réalisations de C. Simonds donnent alors accès à tout un univers fantasmagorique niché dans le réel, preuve que
le minuscule, porte étroite s’il en est, ouvre un monde. Le détail d’une chose peut être le signe d’un monde nouveau, d’un monde qui, comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur.
La miniature est un des gîtes de la grandeur.[27]
Ces œuvres de patience disposées dans la rue (souvent dans des quartiers défavorisés) sont nécessairement éphémères : fragiles, comme tout ce qui est précieux dans l’existence, elles sont exposées aux intempéries et aux dégradations des habitants (notamment ceux qui les endommagent en voulant se les approprier). Qu’importent ces contingences pour C. Simonds estimant que la destruction des Dwellings fait finalement partie de la vie de ces œuvres crées pour l’espace public et véritablement « offertes[28] » aux habitants. Au final leur préservation compte d’ailleurs moins que le processus de construction durant lequel l’artiste, descendu de sa tour d’ivoire, crée autour de lui de micros-événements, amenant les gens à se rencontrer et à échanger, parfois même à participer à l’élaboration de l’œuvre[29].
Charles Simonds, Rue des Cascades, Paris, 1975 (dessin de Claudine Griffoul d’après photographie de l’intervention).
Les photographies de ces créations témoignent de l’harmonie qui existe entre les habitations des « Little People » et les bâtiments qui les abritent : réalisées sur des murs effrités, les petites édifications sont elles-mêmes plus ou moins délabrées, formes et couleurs se répondent etc. Microcosmes façonnés à l’image du macrocosme, les Dwellings révèlent ainsi que « la maison, comme chez les Dogons, "est une petite ville et la ville une grande maison et chacune reflète l’image de l’autre" [30]». Habilement intégrées dans le paysage urbain, les demeures de C. Simonds semblent néanmoins apporter un contrepoint à nos cités contemporaines : faites d’argile et de bois, elles évoquent précisément des modes de construction plus "primitifs" et naturels et renouent avec les fables mêlant l’origine de l’homme à la terre[31]. De cette manière, Les Dwellings de Charles Simonds font écho aux propos de Pierre Sansot, rappelant que
la ville et l’homme se rapprochent dans leur être. La première s’imbibe de pensées, de rêves, elle est comme un précipité de matières et d’esprits. Quant à l’homme de la cité, il est façonné par le décor urbain, il devient comme pierreux, sa compagne introduit de la géométrie et de l’acuité dans sa silhouette[32].
Le primitivisme des réalisations de C. Simonds peut être critiqué[33], tout comme la croyance de l’artiste en une efficacité de son œuvre dont la fonction serait, selon ses propres termes, activiste et provocatrice[34]. Sans aller jusque-là, il nous semble toutefois que ces créations poétiques ne sont pas dénuées d’une dimension politique[35], ne serait-ce que parce qu’elles prennent place au cœur de la cité et parce qu’en y instillant la fable et le mythe elles incitent à repenser la manière dont nous habitons le monde :
Les travaux de Charles Simonds nous aident peut-être à nous souvenir de l’habiter, à apprendre à habiter, à nous installer sur la terre, sans l’exploiter, sans l’épuiser, attentif à ce qui mûrit en elle, à ce qui à partir d’elle pousse et s’édifie[36].
Charles Simonds, Dwellings, East Houston Street, New York, 1972 (vue d’ensemble et detail de l’installation, dessins de Claudine Griffoul d’après les photographies des oeuvres de C. Simonds)
Les artistes que nous venons d’étudier, travaillant l’habitat dans ses multiples dimensions (réelles, politiques, affectives, etc.), apportent à leur manière des éléments de réponse à la question, plus complexe qu’il n’y paraît : qu’est-ce qu’habiter ? A travers leurs œuvres, il apparaît que ce terme n’est peut-être pas seulement synonyme de résider entre quatre murs. Habiter c’est, certes, demeurer dans une maison, un appartement… Cependant, toute cité qui génère des logements n’est pas pour autant "habitable", c'est-à-dire vivable et respirable. C’est que la notion d’habitat ne concerne pas seulement le bâti : elle déborde tout d’abord la simple demeure pour toucher l’environnement alentour (le quartier, la ville, le pays etc.) mais a également trait à des ingrédients imaginaires, presque alchimiques, qui échappent à toute planification si bien, d’ailleurs, que « l’univers rationalisé est "inhabitable" là où manque la dimension symbolique[37] ».
Or, cette dimension semble surgir là où les artistes choisissent d’investir des portions de l’espace public. Aussi, peut-être n’est-il nullement besoin d’être sédentarisé dans une ville pour éprouver le sentiment de l’habiter : nomades, œuvrant dans différentes cités qu’ils parcourent et marquent de leurs empreintes, les plasticiens montrent que pour habiter il faut peut-être avant tout s’approprier les lieux, même provisoirement et même si cette (ré)appropriation passe par la destruction, le détournement, la subversion ou bien au contraire par des actes discrets et peu visibles, l’important étant sans doute de faire un « effort pour détourner de leur fonction première des constructions de la ville, afin de les rendre habitables et de retrouver ainsi notre vocation d’être-au-monde[38] ».
Marie Escorne
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