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[1] Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Payot & Rivages, 2004, p. 453.
[2] « J’imagine, écrit G. Perec lorsqu’il évoque le projet de cet ouvrage dans Espèce d’espace, un immeuble parisien dont la façade aurait été enlevée […] de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles ». Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974/2000, p. 81, voir aussi Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978.
[3] Une vidéo de la réalisation de Conical intersect est visible sur http://vodpod.com/watch/1502282-gordon-matta-clark-conical-intersect
[4] Le rapprochement est fait par Rem Koolhaas : « I was fascinated by Matta-Clark. I thought he was doing to the real world what Lucio Fontana did to canvas. At the time, the most shocking aspect of his work was maybe the glamour of violation. Now I also think that his work was a very strong, early illustration of some of the power of the absent, of the void, of elimination, i. e. of adding and making », cité par Stephen Walker, Gordon Matta-Clark. Art, architecture and the attack on modernism, London, New York, I. B. Tauris & Co., 2009, xii.
[5] Nous reprenons ici une partie du titre de la célèbre installation de Duchamp, d’ailleurs parrain de G. Matta-Clark : Etant donné 1. la chute d’eau, 2. le gaz d’éclairage, 1946-1966.
[6] L’architecte travaille-t-il d’ailleurs autrement que par le vide ? Voici la réponse que donne Norbert Hilaire à cette question : « Le mur protège et réfléchit à la fois. Il est abri et reflet, il est séparation et union. Le mur est un agent double : il nous enseigne que toute séparation est liaison. Ainsi a-t-on raison de souligner que l’architecture, c’est l’invention du trou dans le mur, au moins autant que l’art de l’édification de celui-ci. », Norbert Hilaire, L’Expérience esthétique des lieux, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 224.
[7] Les termes anglais « building cut » ou « building dissection » employés pour parler du travail de Matta-Clark montrent cette connivence avec le travail d’un légiste.
[8] Gordon Matta-Clark, cité par Stephen Walker, op. cit., p. 15.
[9] Gordon Matta-Clark affirme ainsi : « En déconstruisant, je romps une situation de clôture qui est préconditionnée, au-delà des nécessités pratiques, par la société industrielle qui, dans les villes et les banlieues, fait proliférer des petites boîtes pour rassurer un consommateur passif et isolé. », cité par Christophe Domino dans A Ciel ouvert. L’Art contemporain à l’échelle du paysage, Paris, Scala, 2006.
[10] Georges Perec, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 167.
[11] Gordon Matta Clark souhaitait que ses bâtiments découpés soient parcourus, visités de l’intérieur avant d’être détruits.
[12] Paul Auster explorant la maison de son père récemment décédé évoque cet étrange sentiment et en déduit : « Si dans un sens, le monde marque nos esprits de son empreinte, il est vrai aussi que nos expériences laissent une trace dans le monde. […] Le passé, pour reprendre les mots de Proust, est caché dans quelque objet matériel. Errer de par le monde, c’est donc aussi errer en nous-mêmes. Ce qui revient à dire qu’aussitôt entrés dans le champ de la mémoire, nous pénétrons dans l’univers. » dans L’Invention de la solitude, Paris, Actes Sud, 1988, p. 172.
[13] Pierre Huyghe, cité dans Airs de Paris, catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou du 25 avril au 16 août 2007, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2007, p. 52.
[14] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 162.
[15] Expression employée par Anne Cauquelin, Essai de philosophie urbaine, Paris, PUF, 1982.
[16] Exemples : Avortements, 1975, Immigrés, 1975 / Rimbaud, 1978, Pasolini, 1980, Neruda, 1981 / Prométhée, 1982, différentes séries à Naples…
Certaines de ces œuvres sont visibles sur le site officiel de l’artiste : http://www.pignon-ernest.com/
[17] Voir Ernest Pignon Ernest, Genève, Bärtschi – Salomon, 2006, p. 104.
[18] Voir Norbert Hilaire, op. cit., pp. 136-137 : « Avec le mur, et à travers lui, si l’on peut dire, l’espace se donne à penser, à sentir, à éprouver dans ses dimensions à la fois sociales et mentales, et c’est pourquoi le mur est indissolublement individuel et collectif, subjectif et objectif, physique et phénoménal, intérieur et extérieur […] » etc.
[19] Ernest Pignon Ernest, dans Ernest Pignon Ernest, Paris, Herscher, 1990.
[20] Voir le texte d’André Velter dans Ernest Pignon Ernest, Genève, Bärtschi – Salomon, 2006, p. 108.
[21] Ce lien physique et spirituel est d’ailleurs présent dans la définition même du terme « habiter » qui peut signifier « occuper un logis », mais aussi « être présent dans l’âme » et « avoir des relations charnelles avec quelqu’un » [Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 2005, p. 1519].
[22] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF / Quadrige, 2001, p. 26.
[23] Michel de Certeau, op. cit., p. 161 à 163.
[24] Pierre Sansot, op. cit., p. 245.
« Etant donné un mur, que se passe-t-il derrière ? »
Jean Tardieu cité par G. Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974/2000, p.77
J’apprécie tout particulièrement les moments où, traversant une ville à la pointe du jour ou à la tombée de la nuit, mon œil indiscret peut observer les intérieurs des appartements et les silhouettes de ceux qui les habitent. Les fenêtres faisant d’ordinaire écran à la vue des passants, apparaissent en ces instants comme autant d’ouvertures sur d’autres mondes que mon imagination se plaît à explorer et je m’étonne alors d’avoir un aperçu de la simultanéité de ces existences qui s’ignorent la plupart du temps, tout en contribuant à faire battre le cœur d’une ville.
L’habitat a ainsi en commun avec l’habit de susciter l’imagination et le fantasme parce que le corps qui l’occupe n’est souvent connu que par de menus détails à peine entraperçus, capables à eux seuls pourtant de déclencher une « rêverie de l’intimité[1] ». Or cette rêverie a donné naissance à de nombreuses œuvres : une pulsion scopique anime le héros de Fenêtre sur cours d’Alfred Hitchcock (1954), La Maison imaginaire de Robert Doisneau (photomontage de 1947) juxtapose des tranches de vies sur la silhouette d’un bâtiment à quatre étages, La Vie mode d’emploi de Georges Perec repose entièrement sur ce désir d’étudier dans le détail le microcosme d’un immeuble parisien[2]… Enfin, depuis les années 1960, un certain nombre d’artistes choisissent d’exploiter cet imaginaire en inscrivant leurs œuvres à même la ville, travaillant l’habitat comme un peintre le ferait d’une toile ou d’une palette, comme un sculpteur le ferait d’un bloc de pierre… C’est à partir de ces pratiques "hors les murs" (hors des ateliers, galeries et musées) que nous envisagerons la notion "d’habitat" : quel regard ces artistes portent-ils sur le logement et, plus globalement, sur la ville ? Leurs œuvres contribuent-elles à rendre nos cités plus "habitables" ?
Né à New York en 1943 et mort précocement en 1978, Gordon Matta-Clark a suivi des études d’architecture avant de se tourner vers les arts plastiques. Loin d’oublier cette première vocation, G. Matta-Clark utilise, en les détournant, ses connaissances et ses savoir-faire d’architecte au service d’un projet radical, nommé « anarchitecture ».
Dans ses dernières œuvres, qui sont aussi les plus connues en raison sans doute de leur aspect spectaculaire (Treshole, 1972, Splitting, 1974, Conical Intersect, 1975[3]…), Gordon Matta-Clark choisit ainsi de travailler avec des bâtiments désaffectés en voie de démolition. Au premier abord, l’action de l’artiste sur ces objets architecturaux peut, certes, apparaître comme une destruction violente : transposant en quelque sorte le geste de Lucio Fontana[4], Matta-Clark entaille, creuse et découpe les murs de ces édifications… Cependant, tout comme le sculpteur doit avoir une pleine connaissance de son matériau pour savoir exactement comment celui-ci réagira sous ses outils, l’« anarchitecte » doit utiliser le bâtiment tel un « étant donné »[5] qui dicte ses contraintes et impose ses règles du jeu. Il faut en effet avoir une grande compréhension et un profond respect des structures, des répartitions des masses etc. pour sculpter un bâtiment qui donne finalement l’impression de frôler l’effondrement tout en restant solidement érigé.
Gordon Matta-Clark, Splitting, 1974.
Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975.
Bien qu’il retire de la matière, G. Matta-Clark fait également figure de « constructeur » parce qu’il façonne, par le vide[6], des figures géométriques (cercle, ligne, parallélépipède, cône…) en réalité très complexes. Effectivement, l’artiste ne se contente jamais de sculpter une seule surface du bâtiment, mais opère au contraire dans la profondeur, jusque dans les entrailles de l’édifice. De cette manière, l’habitation écorchée[7] révèle ses structures, son ossature, les strates et les fonctions dont on se contentait auparavant de soupçonner la présence :
Habituellement, explique l’artiste, ce qui m’intéresse, c’est de produire un geste qui, d’une manière très simple, complique l’aire visuelle dans laquelle je travaille. Regarder à travers la coupure, regarder le tranchant de la coupure, devrait créer un nouveau sens de l’espace.[8]
Matta-Clark avoue de la sorte sa volonté de bouleverser les repères des citadins en dévoilant ce qui n’est pas vu ou "plus" vu, non seulement parce que les architectes cachent la plupart du temps le système constructif sous la pierre ou le béton, mais aussi et surtout parce qu’une trop grande familiarité avec l’architecture provoque la cécité des citoyens. Idéalement, le spectateur de ces œuvres devrait ensuite percevoir autrement son environnement bâti et s’éveiller à la manière dont la cité entière se façonne dans une sorte de frénésie de destruction / élévation etc. Inscrite au cœur de l’espace public, l’œuvre de Matta-Clark est donc politique puisqu’en décloisonnant au sens propre le bâtiment, il tente précisément d’ouvrir des failles dans ce système bien huilé[9]. Autrement dit, sans prétendre apporter des solutions, le travail de G. Matta-Clark interroge inévitablement les habitants : lequel de l’« anarchitecte » ou de l’urbaniste est en effet le plus violent quand il s’agit de l’habitat ou du "tissu" urbain ? Le plasticien rejoint en cela G. Perec questionnant l’apparente invulnérabilité des immeubles et dénonçant la brutalité que représente leur démolition :
Qui, en face d’un immeuble parisien, n’a jamais pensé qu’il était indestructible ? […] Au regard d’un individu, d’une famille, ou même d’une dynastie, une ville, une rue, une maison, semblent inaltérables, inaccessibles au temps, aux accidents de la vie humaine, à tel point que l’on croit pouvoir confronter et opposer la fragilité de notre condition à l’invulnérabilité de la pierre. Mais la fièvre qui, vers mille huit cent cinquante, aux Batignolles comme à Clichy, à Ménilmontant comme à la Butte-aux-cailles, à Balard comme au Pré-Saint-Gervais, a fait surgir de terre ces immeubles, s’acharnera désormais à les détruire.
Les démolisseurs viendront et leurs masses feront éclater les crépis et les carrelages, défonceront les cloisons, tordront les ferrures, disloqueront les poutres et les chevrons, arracheront les moellons et les pierres : images grotesques d’un immeuble jeté à bas, ramené à ses matières premières dont des ferrailleurs à gros gants viendront se disputer les tas […].[10]
Bien que Matta-Clark se garde de tout sentimentalisme (pour Splitting en 1974, il ôte tout ce qui peut évoquer trop précisément les anciens occupants), quelque chose de très émouvant se dégage finalement de ses sculptures insolites, exhibant avec une certaine pudeur la mémoire des lieux : ici on a vécu, on a grandi, on s’est disputé, on a aimé… La connivence entre l’habitant et son logement demeure en effet perceptible et, à parcourir[11] ces édifices évidés, on peut avoir l’impression d’entrer dans l’habit d’un autre, ayant conservé l’empreinte du corps absent[12].
Finalement, en sculptant ces édifications, Gordon Matta-Clark travaille également l’histoire du lieu et se fait en quelque sorte archéologue de notre monde moderne : les tranches de bâtiment qui sont parfois exposées (Bronx Floor : Treshold, 1973 par exemple) révèlent ainsi les superpositions de matériaux opérées par les différents habitants des lieux, tels des vestiges témoignant d’époques révolues. Ce faisant, l’artiste s’inscrit lui aussi dans la mémoire des lieux, puisque son travail, éphémère mais spectaculaire, ne peut manquer de frapper les esprits et marque nécessairement l’histoire d’un quartier dont les habitants se font les gardiens puisque les bâtiments neufs n’en conservent nullement la trace.
L’œuvre de G. Matta-Clark est cependant revenue habiter d’une présence fantomatique le quartier de Beaubourg, lorsqu’en 1996 Pierre Huyghe a projeté une photographie de Conical Intersect sur le bâtiment neuf remplaçant désormais l’immeuble autrefois percé par l’« anarchitecte ». Dans la nuit parisienne, cette nouvelle « découpe dans le temps[13] » montre que l’habitat demeure le support idéal pour une rêverie et qu’il n’y a finalement de lieu, comme l’écrit Michel de Certeau, « que hanté par des esprits multiples, tapis là en silence et qu’on peut "évoquer" ou non. On n’habite que des lieux hantés…[14] »
Pierre Huyghe, Ligth Conical Intersect, Anti-événement, Paris, 1996.
Les « esprits multiples » qui hantent nos villes semblent également affleurer dans l’œuvre d’Ernest Pignon Ernest, artiste travaillant depuis quarante ans à même l’"épiderme" des villes qu’il traverse. En effet, s’il n’opère pas de grandes trouées dans l’espace comme Gordon Matta-Clark, E. Pignon Ernest n’en fait pas moins un travail en profondeur, visant à sonder le « corps symbolique[15] » des villes, explorant tout ce qui constitue petites mémoires ou grande Histoire de la cité… Les figures humaines anonymes, historiques, religieuses ou mythologiques[16] tracées sur des papiers fragiles viennent ainsi peupler les murs de nos cités et intriguer le passant qui s’y trouve confronté. Ces dessins puissants et fascinants ne sont cependant jamais disposés au hasard. Inspirés par un site déterminé, ils ne sont pas exposés pour eux-mêmes mais contribuent à révéler l’endroit dans lequel ils s’inscrivent. En effet, E. Pignon Ernest envisage les lieux comme des « palettes » qui doivent leur richesse tant à leurs qualités sensibles (lumière, couleurs, matières…) qu’à tout ce qui relève en eux d’un « invisible » (histoire, symbolique…)[17].
Même si le mur n’est pas le seul constituant de ces espaces dans lesquels l’artiste puise son inspiration, il se prête peut-être tout particulièrement à ce regard duel[18] et ce n’est sans doute pas un hasard si E. Pignon Ernest préfère les murs extérieurs griffés, délabrés, fatigués d’avoir tant vécu et tant vu aux cimaises des musées et à leurs parois sans âge, sans couleur et sans qualité. Ce double intérêt (matériel et spirituel) pour les murs des villes s’exprime notamment lorsqu’Ernest Pignon Ernest raconte l’émotion et la séduction éprouvées devant le mur commun à deux habitations dont l’une reste dressée tandis que l’autre est démolie :
Je trouvais saisissant, bouleversant, ces immeubles éventrés, cette mise à nu, cette projection aux yeux de tous des traces de l’intimité de la vie des gens. Je me souviens d’une chambre d’enfant, du papier bleu, des bateaux découpés et collés qui dessinaient l’emplacement d’un lit. Cette exhibition me semblait d’une grande violence, comparable à un viol. Par ailleurs, il est évident que ces espaces déterminés par les traces des planchers et des cloisons peuvent apparaître aussi comme une organisation de couleurs, de matières, de lignes : ces murs font irrésistiblement penser à des recherches plastiques, qui plus est chargés d’émotions et de souvenirs. Au fond, on aurait pu tout aussi bien les signer[19].
Afin de dévoiler sans doute la beauté de ces surfaces, mais surtout l’injustice commise vis-à-vis des habitants délogés de ces immeubles, Ernest Pignon Ernest réalise la série des Expulsés. Sur les parois délabrées, un couple ayant rassemblé quelques affaires (valises, sacs, matelas, cadres de photos) fait face aux passants, l’air digne mais aussi profondément triste et las. L’image a quelque chose d’archétypal[20] : à regarder les photographies témoignant de ces collages, il est impossible de déterminer l’époque ou la nation à laquelle cet homme et cette femme appartiennent car ils rappellent tous les exils, les exodes liés à la guerre et à l’oppression. Or, cette universalité ne fait que renforcer le sentiment de malaise : la démolition d’une habitation pour des projets immobiliers serait-elle aussi inhumaine que le bombardement d’une maison ? Quelle guerre se livre ainsi en silence ? Quelles souffrances se vivent sous nos yeux sans que l’on n’y prête attention ?
Ernest Pignon Ernest, Les Expulsés, 1979. (images reproduites avec l’aimable autorisation de l’artiste).
Ce qui transparaît finalement à travers cette série, c’est le lien affectif et presque charnel qui unit un homme à sa maison : habiter un lieu, ce n’est pas seulement vivre dans une boîte, c’est se l’approprier, la marquer de son empreinte, faire corps avec elle[21] jusqu’à la considérer comme un appendice, un prolongement de soi, non seulement parce qu’on peut lire notre histoire dans les aspérités des ses murs mais aussi parce que notre propre vie est indissociable des lieux que nous avons habités. On comprend dès lors la douleur qui peut résulter de la démolition d’une maison : être dépossédé de son habitation donne la sensation d’être privé d’une partie de soi et de son histoire. Quelle qu’en soit la cause, cette perte est souvent subie comme une mort symbolique dont on aurait à faire le deuil. En effet, faut-il le rappeler, comme le formule Gaston Bachelard :
[…] la maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme. […] La maison dans la vie de l’homme, évidence des contingences, elle multiplie ses conseils de continuité. Sans elle, l’homme serait un être dispersé. Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain. Avant d’être « jeté au monde », comme le professent les métaphysiques rapides, l’homme est déposé dans le berceau de la maison. Et toujours, en nos rêveries, la maison est un grand berceau.[22]
A travers la série des Expulsés, c’est la « dispersion » de l’homme ayant perdu son foyer qui est mise à jour. En insérant des éléments de fiction dans le réel (un réel qui se résume ici à des bribes, des traces d’absences), Ernest Pignon Ernest rend finalement hommage à ces petites mémoires qui font la ville et semble redonner un espace libre pour le récit au sens où l’entend Michel de Certeau[23] : les dessins guident notre regard vers une autre lecture du lieu et incitent le passant à écouter ce que les murs ont à dire, à ressusciter par l’imagination ou le souvenir la vie des habitants de ces immeubles fantômes. En effet, comme le suggère Pierre Sansot,
Les pierres enregistrent les événements auxquels elles ont assisté. La poussière du passé, il ne faut pas la chercher ailleurs que dans celle de ces murs effrités par des mains, par des genoux, par des dos humains. Il n’est pas besoin d’être un voyant pour découvrir, dans leurs lézardes, les lignes de l’histoire. [24]