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[18] Michael Hardt est un critique littéraire américain, essayiste politique et personnalité de gauche Il s’est surtout fait connaître par la publication de Empire, écrit en collaboration avec le philosophe italien Antonio Negri. M. Hardt a particulièrement été influencé par Gilles Deleuze.
[19] C’est d’ailleurs ce que nous rappellent leur analyse: « Les expériences interstitielles sont emblématiques d'une politique des singularités, à savoir une politique qui tire sa force de sa mobilité et de ses intensités, de sa faculté d'expérimentation et de la "qualité" de ses agencements, de son ouverture aux questionnements et de son rapport "banalisé" et immédiat aux problèmes "absolus" (le problème du "comment" : comment coopérer, créer, éduquer, penser ? Le problème posé par les formes de vie). »
[20] Catherine Grout, « Nouveaux lieux, nouveaux liens », Contribution pour l’Institut des Villes le 24 juin 2003.
[21] La territorialisation présente deux objectifs qui sont d’ordre administratif et politique. Il s’agit premièrement d’améliorer les politiques municipales par le biais d’une plus forte présence des services publics dans les quartiers, et de favoriser la proximité. Le deuxième objectif de la territorialisation est celui de l’élaboration des politiques municipales à partir des quartiers notamment via la participation des habitants.
[22] « La plupart de ce type de projets est localisée dans des villes, même si de plus en plus d'expériences émergent de territoires ruraux. Un peu plus de la moitié doit leur naissance à des artistes. Un tiers est impulsé par une ou plusieurs collectivités locales. Moins d'un cinquième sont lancés par des opérateurs culturels et des membres de la société civile. Le profil des équipes qui initient de tels projets est difficile à appréhender. Beaucoup de statuts coexistent, presque toutes les disciplines artistiques sont représentées, les parcours de formation sont des plus divers. »
Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires ...une nouvelle époque de l'action culturelle,
Résumé du rapport remis à Michel DUFFOUR Secrétaire d’Etat au Patrimoine et à la Décentralisation Culturelle. 2000-01
[23] La diversité des projets et des approches, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, et leur caractère inédit et temporaire, constituent sans doute le trait majeur de ces nouvelles pratiques, rempart à une institutionnalisation et un formatage prégnants. Une véritable concertation de tous les acteurs (politiques, administratifs, associatifs et individuels), initiée par la société civile, pourrait éviter ces conflits d’intérêts entre les différentes sphères de l’espace public urbain, dès lors que le dialogue n’est pas biaisé ou les décisions prises d’avance.
[24] « L’interstice a rapport à la porosité. Le pore est cavité et passage, lieu propice au développement de processus qui échappent au contrôle et contaminent l’ordre statique de la représentation » (citation extraite de la revue Urban Act).
[25] voir "Urban pioneers-Temporary use and urban development in Berlin »: Ce livre offre une analyse de l'utilisation temporaire des pratiques qui sont en train de transformer Berlin. Le livre s'appuie sur les résultats de deux projets de recherche: «Urban Catalyst» et «Raumpioniere », une étude sur les usages temporaires à Berlin. Publication commandée par le Sénat de Berlin, Département de la planification urbaine et publié par Jovis Publishers, Berlin.
Chaque expérience interstitielle se fonde sur des intérêts, des nécessités, et des désirs à chaque fois très spécifiques. Ce qu'elle initie est difficilement transposable dans un autre contexte, difficilement intégrable par d'autres acteurs. Ce serait un leurre que de penser que les interstices finissent, à l'intérieur d'un milieu urbain, par se rejoindre et se relier naturellement. Le processus est certainement plus hasardeux.
Certes les impulsions, les amorces, les motivations sont souvent similaires (la volonté de partager d'autres formes de socialité, le désir d’une réflexion sur les espaces publics et urbains…) Mais, nous l’avons d’ores et déjà évoqué, chaque projet est « unique » car il se fonde sur des contextes (politiques, esthétiques, intellectuels, sociaux, affectifs...) variés, et des espaces singuliers.
Pour Michael Hardt et Antonio Negri[18], ce que ces expériences perdent en généralisation, elles le gagnent en intensité. « Elles sont faiblement communicables, difficilement transposables. Par contre, chacune d'entre elles atteint, du seul fait de sa dynamique, un fort degré d'expérimentation et de création et une grande intensité dans l'élaboration et l'exploration de ses agencements ».
Mais dès lors, ces modalités de lutte ou de résistance, faute de parvenir à se prolonger et à se renforcer, potentialisent très vite des questions globales, parce qu'elles se préoccupent de créer de nouvelles formes de communauté et de vie ; à ce titre, elles sont obligées d'affronter des problèmes absolus, ceux qui touchent à la vie et à l'existence. Ce qui les caractérise, c'est bien leur énergie propre : leur capacité à initier, à embrayer, à amorcer. [19]
Catherine Graout[20] s’attache elle aussi à définir les conditions qui rendent une expérience interstitielle pertinente. D’une part selon elle le projet de ces lieux doit dès l’origine porter et assumer cette part politique (dans le sens grec de polis). Puis les personnes qui investissent ces espaces et qui les définissent doivent penser leurs actions et activités avec les habitants (on comprendra aisément que cela ne peut se faire ni par obligation ni par démagogie). Dès lors, en réciprocité, les habitants pourront envisager des actions communes, pouvant faire réfléchir à de nouvelles formes d’urbanité. Nous reviendrons sur cette question dans un deuxième temps à l’aide d’exemples.
Enfin l’importance de l’enjeu ainsi que les spécificités des modes d’actions et de relations des nouveaux lieux doivent être connues et comprises par les pouvoirs publics, «mais cela implique une confiance réciproque, fondée, sur la reconnaissance d’un horizon de «sens » commun », reconnaissance parfois très formelle et vide de « sens ».
De quel « sens » commun parle-t-on ? La question du concept du « sens » commun reste très problématique et polémique. Qu’en est-il du « vivre ensemble » ? Ces expériences sont profondément politiques, notamment dans la mesure où elles dessinent le cadre d'un vivre ensemble toujours à réinventer. Le territoire ainsi que le contexte global et local dans lesquelles elles s’inscrivent sont un facteur non négligeable, voire essentiel, pour rendre la démarche pertinente.
À défaut de ré-enchanter les lieux, il faut réinventer le local. Nombreux sont ceux qui s’accordent à le reconnaître.
Ces expériences interstitielles sont locales, « territorialisées », c’est-à-dire qu’elles investissent un espace (géographique ou mental), en lien avec son environnement local, et avec les habitants, si le projet s’inscrit dans une démarche participative ou s’ils en sont les initiateurs. Ces démarches qui tendent à instaurer de nouveaux « morceaux de ville » font écho au contexte de décentralisation, de territorialisation. En effet aujourd’hui, on parle de plus en plus de politiques locales, de projets territorialisés.[21]
La prise en compte du contexte local est un élément majeur et constitutif des expériences interstitielles, de ces espaces intermédiaires. Ils questionnent en outre la place des collectivités locales dans l’émergence de ces interstices urbains et l’équilibre avec les initiatives de la société civile. [22] Si la place de l’action publique dans la mise en place de ces projets est évidemment à questionner, elle ne fait pas directement l’objet de notre étude, dans laquelle nous tentons surtout de comprendre la place de l’échelle locale dans le développement de ces interstices et les raisons de l’importance du repérage et d’une période d’observation du contexte local où se déroule l’intervention. [23]
Quelle échelle locale pertinente ?
Par ailleurs, on a souvent tendance à penser que la micro politique des interstices urbains et des espaces autogérés et l’investissement collectif de l’espace à une échelle de proximité suffisent à garantir la « réappropriation » de la ville. Or les enjeux et les ressources, pensés en termes d’usage, d’appropriation, de détournement, ne sont pas garantis par ce seul mode opératoire. Ou pour reprendre Michel de Certeau, s’il s’agit peut être de jouer sur le local/le global, il s’agit aussi surtout de réinventer les « lieux », de reconquérir un espace lisse face à un espace fonctionnalisé de la ville, en y inventant de nouvelles circulations.
Notre approche cherche également à comprendre le sens des actions culturelles qui se croisent dans ces espaces et les engagements qu’elles suscitent. Il s’agit d’appréhender l’ensemble des interactions générées par les pratiques culturelles et artistiques dans ces interstices dont le fondement est esthétique mais aussi, social, culturel, économique et politique. Ces événements et ces (non) lieux répondent alors à une même « nécessité » : l’ « agir urbain », l’agir « interstitiel ».
Si les pratiques sont tout autant diverses que les types d’espaces investis (cf. I. 1.), la plupart répondent à cette quête de sens face à la perte des repères, des mutations contemporaines, des malaises qui touchent tout un chacun à des degrés divers ; la présence de l’art et son expérience interstitielle semblent aujourd’hui plus qu’essentielle. Que l’art se trouve en dehors des lieux et des situations institués n’est pas une invention récente. En revanche ce contexte de crise est sans précédent. La demande de lien qui se porte aujourd’hui vers la culture reflète cette crise, mais bien plus encore le fait que l’on ne sache pas très bien comment faire pour pallier à ce qui apparaît comme la dissolution des structures sociales. Notre société est fragilisée jusqu’à ses fondements…
Nous devons réinventer notre relation aux autres et au monde en ayant conscience des modifications qui sont à l’origine de cette dissolution et en nous méfiant des trois dangers soulevés par la philosophe Hannah Arendt : totalitarisme, aliénation du monde et société de consommation.
A travers cette courte analyse, nous avons tenté de comprendre, à l’aide de théoriciens et praticiens, pourquoi et comment se développent de plus en plus des démarches culturelles qui privilégient une pratique interstitielle du paysage urbain : le propre de l’interstitiel est étymologiquement de se trouver entre les choses. Il se réfère ainsi à notion de l’intervalle, à la « porosité »[24].
Communément utilisé dans ce sens en sociologie urbaine pour désigner des lieux d’altérité et de pratiques informelles, l’interstice peut donc être défini d’un point de vue urbanistique, comme un espace sans affectation précise, immiscé pour une période indéterminée entre des configurations fonctionnelles déterminées. A la fois fait urbain concret et vecteur théorique, l’interstitiel s’associe donc à un ensemble conceptuel varié qui appelle à penser différemment les modalités architecturales, paysagères, et les impacts sur la société, du projet urbain.
Conçus pour une période de transition, ces projets sont par essence fragiles et amenés à se transformer ou disparaître. Là est peut être leur condition d’ailleurs ? (cf. Pascal Nicolas-le Strat ).[25]
En somme, nous pourrions dire que ce qui aujourd’hui est en jeu dans ces interstices urbains, c’est la résistance à un modèle de société.
Les acteurs de ce processus (artistes, acteurs culturels, habitants…), par leur façon d’habiter les (non) lieux et les territoires, de créer, à partir de l’existant et de la matière première, de nouveaux « espaces », de questionner les circuits formatés pour les déjouer, expriment leur refus d’une société du tout économique et en quelques sorte, résistent.
Ils résistent dans les « ruses » visant à déjouer le système dominant. Ils résistent en produisant du lien social dans des zones marginalisées. Mais l’objectif est, non pas uniquement de travailler dans ces zones périphériques délaissées, mais aussi et surtout de travailler leur rapport à d’autres espaces, vers les zones « dominantes ». L’interstice pourrait alors consister en cet « entre-deux », cet espace où les questions sont posées, où les stéréotypes remis en question, où l’on sort d’un circuit fermé, pour ouvrir de nouvelles perspectives, et de comprendre certains mythes sur lesquels notre société se construit, et s’enferme de plus en plus.
La place des interstices et les pratiques culturelles et artistiques qui s’y développent peuvent être en ce sens des espaces de réflexion et de création, pour penser « la ville autrement ». Des chantiers urbains aux jardins collectifs autogérés, des immeubles revisités aux terrains vagues, ces différentes formes d’interstices urbains sont là pour réinterroger plusieurs enjeux urbains et sociaux : place des habitants, place de l’espace public, organisation collective, démocratie participative. Dans ce processus, les sociologues - mais aussi les acteurs et leurs expériences- rappellent que la localité est inséparable d’un projet et d’un processus, qu’elle se donne en pratique dans un jeu d’interdépendances et d’échanges entre des individus ou des groupes.
C. Guillaud