Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[2] Ibid, p. 1102.

[3] SASSEN Saskia, La Ville globale : New York, Londres, Tokyo, Paris, Descartes et Cie, 1996.

     Arona Moreau - Page 2

Qu’est-ce qu’une architecture des milieux ? 

L’architecture des milieux est une théorie biopolitique des champs et des cadres sociaux. C’est la pratique du pouvoir avec comme outil l’architecture et comme matière l’espace de la société, entre la nature et les hommes. Entre la géométrie esthétique, la dynamique sociale et le territoire naturel, le politique s’enrichit d’une nouvelle composante et la politique se retrouve en face d’un registre bien plus dense de dossiers et domaines. Cette nouvelle fonction d’Etat, à savoir l’Etat bâtisseur de la cité, s’inscrit entièrement dans l’héritage du pouvoir pastoral devant conduire celui-ci à protéger, entretenir et promouvoir la vie de et dans la cité. On n’a pas besoin de refaire toute l’histoire de la police pour se rendre compte du caractère entier de cette rationalité nouvelle qui anima vers la fin du XVIIIe siècle toute la pratique politique moderne. L’histoire de la police est aussi celle de la ville. Or, au XVIIIe siècle, la police désignait ce que l’on appelle aujourd’hui l’administration gouvernementale. La police d’antan n’est pas celle que nous connaissons aujourd’hui, elle renvoyait plutôt à l’appareil organisé que l’Etat des Lumières s’était créé, à partir de la charte pastorale, pour agir sur la société.

Entre l’utopie-programme de Turquet de Mayerne, Monarchie aristodémocratique, ou le gouvernement composé des trois formes de légitimes républiques (1611), le compendium, connu de tous les historiens, du commissaire Nicolas Delamare ainsi que les ouvrages de Von Justi, Traité de la police (1705) et Eléments de police (1756), on peut dire que la police d’hier c’est le gouvernement d’aujourd’hui. Entre le travail gouvernemental de la police et l’architecture à grande échelle et entre la vocation pastorale et les dispositions physiques de l’espace social, l’Etat moderne s’attache à agir sur la vie par le cadre de vie. L’architecture des milieux n’est pas que celle des espaces publics et collectifs, elle concerne aussi les foyers, l’intérieur des maisons au même titre que la rue. Elle ne doit pas trop s’enfermer dans l’idée populaire de milieu, ce qui pourrait la conduire à passer à côté de l’essentiel. Le milieu n’est pas le simple espace physique sur lequel se déroulent les choses appréhendées, ce qui justement est essentiel dans l’analyse du milieu c’est la dynamique de celles-ci plutôt que le simple cadre architectural en exhibition. C’est donc la vie du et dans le milieu qui intéresse l’analyse plutôt que le milieu lui-même. Mais il reste à préciser que la vie ne peut réellement être conçue qu’en rapport avec un milieu, sans quoi elle renverrait à un vide de l’imaginaire. Le milieu ce n’est alors rien d’autre que le cadre de vie et l’architecture des milieux c’est tout simplement la manière de construire nos divers cadres de vie dans leur conception dynamique et vivante. L’Etat s’attache pertinemment alors au mode de vie ainsi qu’au cadre de vie. Il ne se limite pas seulement à bâtir des édifices, il cherche aussi à socialiser la population à une manière de vivre, une sorte d’œuvre d’art par-dessus toute condition et qui se mesure entre les pratiques et les usages de vie.

Entre technologies disciplinaires et sécuritaires, l’Etat modélise entièrement le monde social de la vie. Il est tout à la fois à l’habitat, à l’hygiène, à l’éducation, au commerce, aux loisirs, à la culture, dans la circulation, partout, il quadrille les agglomérations et les façonne à la trace de son entreprise existentielle qui est d’entretenir nos vies. Rendre plus belles nos villes et campagnes ce n’est pas de l’art pour l’art, c’est de l’art pour la vie. Avec l’architecture des milieux, l’Etat devient a priori un artiste engagé, guidé par un devoir, un souci, celui de notre bien-être dans toute situation ou condition. Il devient artisan et cherche en permanence, entre savoir et savoir-faire, à se faire expert de notre quotidien pleinement motivé aussi individuellement que collectivement par ce bien-être. C’est ce bien-être général qui constitue au fond l’objet de l’architecture des milieux, ce bien-être n’est pas une abstraction sensitive, c’est une condition générale conçue à partir d’un ensemble de dispositions pratiques et vivantes et qui toutes se rattachent à la vie sociale, entre besoins individuels et collectifs et rapports sociaux et humains.

L’Etat ne construit pas un stade parce qu’il a trop d’espace mais parce qu’il juge, et même parfois en écoutant la société (sondages d’opinions voire votations), que cette dernière, pour diverses raisons qui vont des pratiques sportives, des loisirs ou passions des populations à l’image de l’agglomération, en a besoin. Il en est de même pour les espaces verts, les commerces, les voies de communication, les bâtiments ou tout autre cadre social, actif ou de vie. C’est, d’une part, le jugement exécutif et, d’autre part, le contenu de ce besoin qui restent déterminants dans l’analyse. Que veut l’Etat ? Nous faire vivre davantage. Mais alors qu’est-ce que l’idéal de vie pour la société ? Et comment nous y mène-t-il ? La question de la nature de la vie est dans ce raisonnement incontournable. Sans elle, on ne saurait parler d’une rationalité gouvernementale. C’est l’idée évidemment pastorale de la vie qui a entraîné la métamorphose de l’Etat et qui a conduit celui-ci, entre techniques et modèles divers, à se faire organisateur physique et pas seulement garant politique de l’ordre social général. Mais entre la fin du XVIIIe siècle et aujourd’hui, la connaissance comme l’esprit du monde ont beaucoup évolué. Chaque instant est tout à la fois découverte et projection. Le contenu existentiel de la vie comme la condition réelle de la société évoluent au quotidien. Si la vocation pastorale de l’Etat moderne reste absolue comme fondement de l’idéal de vie, il faut souligner que la définition et la valeur pondérale des différents paramètres associés à ce concept de vie restent très problématiques. Entre la question qu’est-ce que vivre et celle comment faire vivre, l’Etat se retrouve devant un complexe de choses interactives, une chaîne de dépendance intégrant une multitude d’éléments qu’il ne peut pas tous saisir et au même degré. Seulement, la question délicate à laquelle se heurte l’Etat dans son rôle de protecteur, d’entreteneur et de promoteur de la vie c’est comment se doter en termes pratiques d’un fil conducteur.

III. De lEtat architecte

Il ne s’agit pas de définir ou de dégager les fondamentaux d’une approche critique ou d’une orientation pratique, il s’agit plutôt de saisir le contenu sain de la vie dans chaque étape de l’évolution de la société et d’analyser l’action conséquente qui y est menée dans le sens de la promotion de celle-ci suivant l’idéal vivant défini. Bien évidemment, ce n’est pas la vie, elle-même, qui pose problème, mais plutôt sa connaissance et les mécanismes objectifs qui orientent l’exercice du pouvoir en vue de sa promotion qui deviennent problématiques. Et comme fil conducteur, il n’y a que le savoir expert. L’architecture est un savoir technique qui demeure en relation avec tout un ensemble d’autres spécialités scientifiques et pratiques et dont l’Etat moderne s’empare, ne la laissant pas seulement entre les mains d’une corporation sensée avoir plus de goût pour enjoliver nos cadres de vie et plus de mesure pour les spatialiser. L’Etat, à côté des architectes, des ingénieurs, des urbanistes, des polytechniciens, se veut manager général du projet de vie que reste la société. Un des exemples de cet Etat architecte du cadre général de vie reste sans conteste Napoléon Bonaparte au début du XIXe siècle. Deux siècles après lui, son œuvre reste encore dans le socle vivant de la société française comme fondement foncier de sa modernité. Elle témoigne du métier d’Etat dans ce qu’il a de plus concret et essentiel, un Etat partout présent et partout réformateur, de l’organisation politique de la société au croquis et au décor des villes et autres agglomérations. Paris, depuis Bonaparte, nous dit tout de cet Etat architecte. Et la ville moderne aussi nous dit presque tout de l’architecture des milieux. Quelque part, cette dernière formule ne peut substantiellement être pertinente que dans le cadre urbain car conduisant le politique à aller jusqu’aux impondérables de la société, au bout de la complexité sociale. Et complexité pour complexité, la sociologie urbaine reste bien plus intéressante que la sociologie rurale, plus proche d’une anthropologie moderne que d’une quelconque sociologie contemporaine.

Autrement dit, gouvernementer une ville est bien plus difficile que gouverner un village dès lors que la ville comme le village, le citadin comme le campagnard, n’obéissent en leur être qu’à l’idéal de vie. La politique de la ville est alors bien plus complexe, consistante et analytiquement intéressante que celle de la campagne. La politique de la ville est quelque part même le paramètre d’illustration le plus complet dans le cadre théorique et pratique de l’architecture des milieux. Mais de la même manière que l’architecture existe depuis l’ère antique, les villes sont apparues au monde depuis la haute Antiquité en Mésopotamie; c’est dire que l’architecture des milieux ne commence ni avec Vitruve ni avec Jéricho, elle commence au moment même où le politique a pris conscience de sa vocation pastorale et, en conséquence, décidé, entre savoir et savoir-faire, d’agir de manière rationnelle et globale sur la Population. Nous sommes bien loin ainsi des schémas courants de l’architecture, tout autant classique que moderne, mais aussi bien loin des théories morphologiques des sociologues et autres urbanistes. Tout en partant de ces cadres d’analyse, l’architecture des milieux intègre un nombre encore inestimable d’autres composantes. On pourrait y voir la politique autant municipale que gouvernementale des villes. Elle associe le global au local autour d’un seul concept, celui de la vie. L’architecture des milieux est figurativement née avec la politique des villes, mais cette politique n’est pas à regarder que dans le sens citadin du terme, son contenu est ailleurs, il n’est pas seulement dans le limité et l’illimité, le tracé et l’organisé visible des milieux urbains, il est dans la conception des rapports divers que nous entretenons autant avec nous-mêmes, entre nous, qu’avec la nature. L’architecture des milieux n’est ni le simple aménagement des espaces ni le simple cadastrage des localités, elle est plus globale, elle est ce qui conduit à de telles actions. Il faudrait alors remonter jusqu'à la biopolitique pour voir à quoi nous renvoie toute cette histoire, toute cette conception de la société en mouvement. Au bout du parcours, l’architecture des milieux se présente comme un produit critique de la biopolitique. Elle n’est ni du domaine de l’architecture ni de celui de l’urbanisme, elle n’est ni du domaine des murs ni de celui des parcs et fleurons urbains, elle intègre la suite explicative et illustrative de cette rationalité politique moderne qui a pris son allure dans la société occidentale depuis la Renaissance et qui, depuis le XVIIIe siècle, ne cesse de se développer, conduisant à une redéfinition de la pratique comme de l’objet politique.

Ce n’est donc ni l’architecture ni le milieu qui sont décisifs dans la constitution de l’objet d’analyse, mais tout ce qui se cache derrière cet ensemble politique, cette chaîne politique dont architectes et urbanistes ne constituent que de simples maillons et qu’on peut considérer comme la chaîne biopolitique de la cité parce que servant à faire et à refaire en permanence la vie de celle-ci. L’architecture des milieux est donc du domaine de la biopolitique, elle ne tire sa forme critique ni des retouches de l’architecture moderne ni des critiques sociologiques de l’urbanisme, elle émerge de la théorie du pouvoir de Michel Foucault et obéit donc à la logique tout autant explicative que compréhensive du biopouvoir. Dans le cadre de l’exercice du pouvoir politique sur la vie, l’architecture, nous précise ce dernier, n’est qu’un outil dépendant, une pratique « précisément pensée comme inscrite dans un champ de rapports sociaux, au sein duquel elle introduit un certain nombre d’effets spécifiques »[2], quant aux villes et autres agglomérations, ce ne sont, pour reprendre Victor Hugo, que des bibles de pierre. Bible, le rapprochement n’est pas hasardeux si l’on se rappelle la vocation pastorale de l’Etat moderne.

Entre l’architecture et la ville, l’architecture des milieux pose les jalons d’un vaste champ critique. Il faut signaler que l’absence d’une architecture peut aussi être vue comme un choix architectural, mais l’architecture des milieux s’inscrit historiquement dans la modernité, c’est dire qu’elle intègre déjà au départ l’idée de gouvernementalité, autrement dit, une rationalité qui conçoit l’essence du politique non plus sous la seule question du droit mais surtout à partir de la pratique vivante de ce droit même. L’architecture des milieux, suivant la biopolitique, considère la démocratie comme un acquis, une structure. La biopolitique positive est impertinente et non opérationnelle en dehors de la démocratie. Mais, suivant la logique biopolitique aussi, ce même droit représente, en termes absolus, la vie; la pratique du droit en devient alors celle de la vie. Agir en architecte sur les milieux n’est pas du ressort de l’architecte mais de l’ensemble des mécanismes rationnels et actifs d’exercice du pouvoir. Pas besoin de reprendre les technologies disciplinaires et sécuritaires de Foucault, mais précisons qu’entre le panopticon de Jeremy Bentham, les formes régulatrices de la dynamique sociale (la Sécurité) et les hétérotopies, l’architecture des milieux ne peut partir que de la question du pouvoir.

C’est cette même question qui introduit toutes les formes pratiques d’exercice du pouvoir que l’analyse devrait prendre en considération. Le diagramme de pouvoir est décisif dans cette suite analytique. Concevoir l’architecture des milieux à la mesure de la biopolitique c’est en faire la résultante d’un ordre sécuritaire; or la sécurité, sans la discipline, ne rend pas intégralement compte de l’exercice du pouvoir, l’architecture des milieux reste alors un champ de biopolitque majeure. A propos de son actualité et de ses cadres d’illustration, l’urbanisme, ou plus précisément la métropolisation des villes globales[3], constitue une thématique explosive; les villes internationales ou mondiales, une sorte de monde en miniature, entre cosmopolitisme identitaire et hiérarchisation sociale, entre discipline et sécurité, entre urbanisme réglementaire et urbanisme opérationnel. Entre l’exode rural mondial et l’immigration urbaine dans tous les sens, entre la retentissante question écologique, l’exosomatisme humain, tissé entre le productivisme et le consumérisme aussi mondiaux, et dans la dynamique inusable du pouvoir, l’architecture des milieux marquera sa marche à la mesure de la biopolitique qui, par ailleurs et sans aucun doute, entre la magistrale œuvre de Michel Foucault et la prolifération actuelle des Foucault et Gouvernmentality Studies, consacre le renouveau de la pensée politique. Pour autant, les réalisations comme les projets non-construits de Le Corbusier, au même titre que la vogue paradigmatique des éco-villes ou éco-quartiers, deviennent, théoriquement comme pratiquement, des références majeures pour l’examen de l’évolution historique des sociétés modernes et contemporaines. L’architecture des milieux, tout comme la pensée politique, a besoin de l’architecture comme outil, de la ville moderne comme repère mais aussi de la pensée positiviste et fonctionnaliste comme orientation critique, au même état que la politique sociale a besoin de l’emploi, de l’éducation ou de la santé, de l’initiative publique mais aussi privée. Bref, avec l’architecture des milieux, entre philosophie politique et sociologie générale, on comprend avec Henri Lefebvre que l’espace est politique.

Bibliographie

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