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[1] Heidegger commente lui-même l’expression en disant : « Les mortels habitent dans la mesure où ils sauvent la terre – pour prendre le mot dans son sens ancien, que Lessing connaissait encore. Le salut n’arrache pas seulement au danger, sauver veut dire à proprement parler : laisser libre quelque chose dans sa propre essence. Sauver la terre est plus que tirer profit de la terre ou même seulement en tirer quelque chose. Ce n’est pas la maîtriser ou la soumettre, cela ne serait que faire un pas de plus vers l’exploitation illimitée » (HEIDEGGER, Martin, Essais et conférences, « Bâtir, habiter, penser », Gallimard, collection TEL, p. 177. La traduction est toujours modifiée). Heidegger pense vraisemblablement aux Rettungen de Lessing, c’est-à-dire aux textes dans lesquels celui-ci prit publiquement la défense de différents auteurs controversés. Rettung serait dans ce cas convenablement traduit par l’expression française « défense de », telle qu’elle est employée par exemple par Du Bellay. Dans ces conditions, die Erde retten serait « défendre la terre ».
[2] Ibid., p. 177.
[3] Id., p. 178.
[4] Id., p. 178.
[5] Id., p. 178.
[6] Op. cit., « …l’homme habite en poète… », p. 244.
[7] BOYER, Pascal, Et l’homme créa les dieux, Gallimard, collection Folio, 2003, p. 30-31.
[8] La religion est « une étiquette pratique sous laquelle nous regroupons toutes les idées, actions et lois, tous les objets concernant l’existence et les propriétés d’être surhumains tels que Dieu », Ibid., p. 20.
[9] Id., p. 474.
[10] Ce qui va sans doute de soi pour Pascal Boyer n’était pourtant pas si souvent affirmé dans les traités de philosophie antérieurs à celui de 1927. Au risque d’être schématique, on peut sans doute dire que les œuvres antérieures aux Lumières et d’inspiration chrétienne insistaient sur la résurrection, tandis que celles des Lumières et du début du XIXème siècle mettaient en avant un progrès indéfini. Nietzsche lui-même visait une forme de dépassement absolu de la condition humaine à travers les pensées de l’éternel retour et du surhumain.
[11] Op. cit., « Bâtir, habiter, penser », p. 177.
[12] Op. cit., « La chose », p. 212.
Remarques sur la deuxième partie des Essais et conférences
de Martin Heidegger
En lisant la seconde partie des Essais et conférences, qui élabore une nouvelle pensée de l’habitation, on est d’abord saisi par son actualité. L’analyse de l’exploitation que propose Heidegger semble trouver un écho dans les préoccupations écologiques contemporaines. Toutefois, à l’opposé du ton volontariste qui prévaut dans celles-ci, Heidegger souligne que les hommes ne sont pas maîtres de ce qui se produit sous leurs yeux, et qu’ils obéissent plutôt à une injonction à consommer, qu’il appelle « essence de la technique » ou « dispositif » (Gestell). Dans l’intention de faire passer au second plan une telle injonction, et de rendre ainsi possible ce qu’il nomme l’« habitation », Heidegger s’efforce de relayer une autre série d’injonctions, notamment celle de « sauver la terre[1] ».
Une telle formule peut faire sourire si l’on pense à son occurrence dans les fictions ou dans les slogans publicitaires. Est-il toutefois possible de faire abstraction de ces usages et de lui accorder encore un sens ? Mais d’où pourrait provenir une injonction alternative à celle de consommer sans frein ? Et comment comprendre l’« habitation » ainsi promise ?
S’il attend une réponse immédiate à cette question, le lecteur des Essais et conférences sera sans doute déçu. « Les mortels habitent dans la mesure où ils sauvent la terre[2] », « dans la mesure où ils accueillent le ciel comme ciel[3] », « dans la mesure où ils attendent les dieux comme dieux[4] », « dans la mesure où ils accompagnent leur propre essence, à savoir d’être capable de la mort comme mort, jusqu’à faire usage de cette faculté, pour qu’ait lieu une bonne mort[5] ». « La poésie est la faculté fondamentale de l’habitation humaine[6] ». La façon dont l’homme habite le monde serait ainsi orientée par quatre pôles : la terre, le ciel, les immortels, les mortels. Ces quatre pôles formeraient un « cadre » (Geviert) doué d’une unité, la « quadrature » (Vierung), dont la poésie, à en croire un vers du poète Hölderlin, serait non seulement une expression, mais « la faculté fondamentale »… N’a-t-on pas atteint, avec ces formules d’apparence archaïque, les limites de ce que la lecture de Heidegger peut apporter au débat contemporain ? D’autres caractérisations de l’humanité semblent à première vue beaucoup plus adéquates pour comprendre la situation d’urgence à laquelle nous sommes confrontés.
Dans une perspective néo-darwinienne, par exemple, on peut décrire les hommes comme les descendants d’individus ayant vécu assez longtemps pour se reproduire, et leur unité, conformément aux autres espèces, comme la conséquence de l’interfécondité et de la transmission de gènes. En outre, la généralisation à laquelle procède l’anthropologie contemporaine permet de comprendre les pratiques culturelles à partir du même modèle de transmission sélective : la lignée humaine hérite non seulement de gènes, de savoirs et de comportements, mais également de langues, d’objets ou de récits dont les propriétés avantageuses expliquent qu’ils soient sélectionnés au fil du temps. Depuis deux siècles, l’augmentation exponentielle des besoins humains modifie progressivement le climat, provoque la disparition accélérée de nombreuses espèces vivantes et épuise les matières susceptibles d’être utilisées comme énergie. Toutefois, il n’est pas déraisonnable d’espérer qu’une organisation à l’échelle planétaire permettra de garantir un renouvellement des stocks et de définir un seuil de tolérance à la pollution. Pourquoi faudrait-il encore faire référence aux dieux ?
Les hypothèses évolutionnistes, comme celles que propose l’anthropologue Pascal Boyer dans son ouvrage Et l’homme créa les dieux, expliquent au contraire comment l’esprit forge, avec la notion de dieu, un ensemble de conjectures inutiles. En effet, l’esprit se compose « d’un grand nombre de dispositifs d’explication spécialisés, plus précisément nommés systèmes d’inférence, dont chacun est adapté à certains types d’événements précis et suggère automatiquement des explications à leur propos. Chaque fois que nous émettons une explication pour un fait (...) nous utilisons un système d’inférence particulier. Or ces systèmes opèrent si rapidement que nous n’avons pas conscience de leur fonctionnement[7] ». Autrement dit, le cerveau humain est un organe spécialement adapté au traitement de l’information, qui produit constamment des hypothèses probables à l’égard du monde à partir des informations qu’il collecte. En tant qu’attitude cognitive, la religion elle-même[8] est réductible à un développement naturel, quoique dérivé, du fonctionnement normal du cerveau : elle n’est rien de plus qu’un ensemble d’usages, détournés et inutiles, de systèmes d’inférence ayant une utilité réelle. Par exemple, il est très précieux d’être capable de former des hypothèses sur la pensée des autres personnes, mais, à partir de ce système d’inférence, on peut en venir à croire qu’un être surnaturel nous observe en permanence et connaît nos pensées. L’hypothèse est erronée, mais nous la forgeons spontanément parce qu’elle est peu coûteuse et permet d’aboutir à un grand nombre de conclusions. De même, sans qu’un rituel n’ait directement aucun effet, on peut croire que celui-ci a véritablement une influence sur la société qui le pratique, pour la seule raison que le rituel lui-même produit une croyance et que cette croyance a des effets.
Dans une telle perspective, on pourrait donc caractériser la religion comme un ensemble d’hypothèses et d’habitudes, fortement structurantes pour l’esprit qui les développe inconsciemment, mais fausses et sans unité profonde. Et on pourrait finalement identifier l’habitation de l’homme à l’ensemble des informations qu’il rassemble pour forger les hypothèses qui lui permettent de vivre : « le milieu spécifique de l’homme, c’est l’information, notamment l’information fournie par d’autres hommes. C’est sa niche écologique[9] ».
Si elle pouvait s’appliquer à n’importe quelle conception de dieu, la thèse de Pascal Boyer serait suffisante pour montrer le caractère illusoire de la notion heideggerienne d’habitation : les dieux seraient seulement une vue de l’esprit, et le cadre (Geviert), en raison de sa teneur religieuse, n’aurait plus aucune pertinence. Heidegger ne proposerait qu’une expression parmi d’autres d’une croyance courante, selon laquelle certains agents aux propriétés surnaturelles disposent de meilleures informations que nous-mêmes. Mais est-ce bien de la même chose qu’il s’agit ?
Pour comprendre ce que Heidegger entend par immortels, il faut revenir au pôle des mortels, et rapporter ce dernier à ce que disait déjà Être et temps : l’homme est un être-vers-la-mort. Il va mourir et ne va pas ressusciter. Il le sait[10]. Or, la possibilité d’avoir chaque jour la mort à l’esprit spécifie l’homme parmi les vivants. Toutefois, parce que cette première caractérisation s’apparente encore excessivement aux philosophies avec lesquelles il montre la nécessité de rompre, Heidegger la complète au cours des années 1930, en ajoutant à la mortalité les trois autres pôles du cadre que sont les immortels, la terre et le ciel.
Que faut-il entendre par immortels ? Il s’agit sans aucun doute du pôle le plus difficile à penser, parce que sa réalité physique ne va pas de soi et que celle-ci est notre critère spontané pour accorder l’existence : s’il n’y a aucun vivant dans le monde qui ne meurt pas, tout porte à croire qu’il s’agit d’un simple mot, sans référence concrète. Est-ce le cas ? Dans les Essais et conférences, Heidegger identifie ce pôle avec les « divins ». L’article « Bâtir, habiter, penser » les définit comme « les messagers de la déité, dont ils apportent les signes. Depuis le saint commandement de celle-ci, le dieu paraît au présent, ou bien se dérobe derrière son voile[11] ». Plus loin, l’article « La chose » propose une expression comparable : « Les divins sont les messagers de la déité, dont ils apportent les signes. Depuis le commandement caché de celle-ci, le dieu paraît en son essence, qui le dérobe à toute comparaison avec ce qui entre en présence[12] ».