Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[19] Cette notion a été longuement développée par Alain Gras, notamment dans le « Que sais-je ? » qui leur est consacré. Alain Gras, Les macro-systèmes techniques, Paris, PUF, 1997.

[20] L’expression fait bien entendu écho à l’heureuse traduction en français du titre de l’ouvrage d’Hannah Arendt, The Condition of Man ; l’utiliser permet donc d’en faire à la fois usage pour les circonstances de la rédaction et de laisser un indice de l’affinité avec l’auteur et ses interrogations.

[21] Ce « phénomène » a préoccupé et a donné à penser, on le sait, à Gustave Le Bon.

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Félix Alcan, 1895.

[22] Kirkparick Sale, Human Scale, op. cit., p. 178: « Offices, apartments, and stores are piled together in ways which owe more to filing-cabinet systems or the price of land than to a concern for human existence or experience. In this tangle the American single-family house maintains a curious power over us in spite of its well-publicized inefficiencies of land use and energy consumption. Its power, surely, comes from its being the one piece of the world around us which still speaks directly of our bodies as the center and the measure of that world ». Le passage vient de Bloomer and Moore, Body, Memory, and Architecture, Yale, 1977, p. 4.

[23] Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006, p. 206.

[24] Telle est en effet la thèse défendue par François Flahault dans son dernier ouvrage. François Flahault, Le crépuscule de Prométhée. Contribution à une histoire de la démesure humaine, Paris, Mille et une nuits, 2008

[25] Précisons toutefois que Bourdieu l’utilisait, comme la notion d’habitus, uniquement en référence à la socialisation de classe et non de masse.

[26] « Hubricisé » est le terme que j’emploie dans mon mémoire pour signifier « être devenu démesuré ».

[27] Kirkparick Sale, Human Scale, op. cit., p. 59: « For every animal, object, institution, or system, there is an optimal limit beyond which it ought not to grow ». J'ai traduit « Beanstalk Principle » par « Principe Némésis » car le nom qu'il lui donne fait référence à la tige de haricot qui met en relation Jack et le géant dans le conte Jack and the Beanstalk, beaucoup plus populaire aux USA qu'en France.

[28] Voir à ce titre Laurent Bouvet et Thierry Chopin, Le Fédéraliste. La Démocratie apprivoisée, Paris, Michalon, 1997.

[29] Je fais référence ici à l’ouvrage d’Alain Gras, Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques, Paris, PUF, 1993.

[30] Notamment, bien sûr, dans L’Obsolescence de l'homme. Sur l’homme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Ivréa/ Encyclopédie des Nuisances, 2002.

[31] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines économiques et politiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

[32] Cette idée sera développée dans le numéro 8 de la revue Entropia, dans un article qui reprendra les questions que nous venons de soulever : "le principe immanence". Figurera également dans ce numéro une contribution de Kirkpatrick Sale.

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La notion d’échelle humaine chez Kirkpatrick Sale  

L’homme, la société et la maison

Sale ne manque pas de remarquer que ces proportions correspondent de près à celles de la maison étatsunienne classique [traditional single-family house] ; celle-ci reste à ses yeux une anomalie dans le paysage de la société de masse. Tout cet Umwelt domestique est en effet dimensionné de manière étrangement contrastée avec le reste des productions sociales qui ont menées à l’institution de macro-systèmes techniques[19] et de vastes constructions politiques. Les poignées des portes et la hauteur des fenêtres sont demeurées à hauteur d’homme dans le même temps que les sociétés, avec leurs bureaucraties et leurs « économies de marché » se sont étendues jusqu’à devenir mondialisées. Étrange condition de l’homme moderne[20] que celle-ci : rares sont les situations dans lesquelles il a l’occasion d’éprouver la démesure dans laquelle pourtant il s’inscrit et qu’il alimente chaque jour de son existence. La foule en est un aperçu exceptionnel[21] : dans un concert, une manifestation ou un spectacle sportif, il est possible de ressentir la formidable énergie qui se dégage de la présence d’individus en très grand nombre. Cette exaltation n’est jamais que temporaire, et la compilation d’inconnus qui se ressemblent de manière impressionnante par l’hexis peut assez vite faire ressentir le vertige social qu’aucun être humain ne peut supporter passé le temps de l’effervescence.

Qui oserait faire face à sa condition d’homme de masse ? Elle est insoutenable dès son esquisse et en somme radicalement impossible, du fait du décalage qui existe entre ce que nous fabriquons et la compréhension que nous avons de ce que nous fabriquons. C’est ce thème, nous le savons, qui constitue la trame de l’œuvre entière de Günther Anders. Mais là où Anders nous invite à observer nos productions techniques, les réflexions de Sale nous convient à la considération de nos productions sociales, c'est-à-dire de la société même. Car ce que révèle ici la réflexion sur la maison, c’est cela – alors que les sociétés humaines sont devenues gargantuesques, l’homme est resté homme.

Les architectes Kent C. Bloomer et Charles W. Moore, cités à plusieurs reprises par Sale, expriment ce hiatus à leur manière[22] :

Les bureaux, les appartements et les magasins sont empilés d’une manière qui doit plus aux systèmes de rangement de fiches et au prix des terres qu’à une préoccupation liée à l’existence et aux pratiques humaines. Dans cet enchevêtrement, la maison individuelle américaine exerce sur nous un curieux pouvoir en dépit de ses défauts bien connus, comme l’inefficace utilisation des terres et des consommations d’énergie. Sa force, néanmoins, provient de ce qu’elle est l’unique part du monde à l’entour qui continue à témoigner directement de nos corps comme étant le centre et la mesure du monde.

Ce passage ne manquerait pas d’interpeller Serge Latouche, qui aime à répéter ces paroles inspirées par Raimon Panikkar : « la croyance que mon lieu de résidence est le centre du monde est essentielle pour donner du sens à ma vie »[23]. La maison individuelle est en effet cet élément de notre environnement qui frêne la projection prométhéenne de soi et contribue à modérer l’ambition de résoudre la tension entre la mondialisation et nous – en qualité de simples êtres humains – « par le haut ». Alors que nous serions tentés de croire que le « prométhéisme » nous a effectivement gagnés[24], l’introspection d’un instant nous plonge dans le doute : nous sentons-nous réellement à l’aise dans ce monde devenu global ? Avons-nous réellement acquis un habitus globalisé qui nous fait nous y sentir, pour reprendre l’expression souvent employée par Bourdieu[25], « comme des poissons dans l’eau » ?

Mais peut-être serait-il judicieux de se demander si la maison à taille humaine n’est pas tant l’un des derniers bastions de la modernité à n’avoir pas encore été hubricisé[26] que ce refuge qui permet de rendre la vie supportable alors que tout le reste grandit par nos soins ?

Au delà de l'habitat

J'aimerais, pour finir, préciser que le projet de Sale va bien au-delà de la simple dimension architecturale. Le « Principe Némésis » qu'il formule s'énonce en effet ainsi: « Pour tout animal, objet, institution ou système, il y a une taille optimale au delà de laquelle il ne doit pas grandir »[27]. Ce principe s'applique donc tout autant aux immeubles qu'aux sociétés humaines; il vaut pour les sociétés dont le gouvernement est supposé « démocratique » – pour Sale, il est évident qu'une démocratie ne peut être que « directe » et qu'elle ne peut s'accommoder d'aucune technique visant à permettre ce mariage avec la grande taille que les pères fondateurs des États-Unis ont imaginé[28]. Et il vaut également pour l'organisation de la société en général. Les réflexions que nous venons de présenter méritent, je le crois, d’être bousculées par la question suivante : l’approche qui consiste à vouloir redimensionner le monde à l’entour – l’Umwelt – ne demeure-elle pas compatible avec l’idée de « petitesse et dépendance »[29] ? Ne fait-elle pas écho à celle des utopistes qui étaient prêts à imaginer un environnement qui nous sied tout en s’accommodant parfaitement d’une vie sous perfusion ?

En effet, il est tout à fait concevable d’abaisser les immeubles et de disposer les habitations de manière plus conviviale, sans rien changer des longues chaînes d’acheminement de la nourriture, de l’énergie et des marchandises vers ces lieux de vie. Car si nous considérons que cette amélioration intérieure s’accompagne d’une externalisation des nuisances, alors l’impératif moral, si nous invoquons la notion de responsabilité, impliquerait une mise en commensurabilité de ces deux mondes – le monde à l’autour et le monde qui permet ce monde à l’entour. La considération exclusive de ce premier aspect peut tout à fait conduire à l’établissement de gated cities pour privilégiés, de mondes en bulles climatisées comme il s’en construit déjà aux États-Unis. Ce qui est ici en tension, c’est donc le décalage entre le monde vécu et le monde le permettant. Cela ressemble fort au décalage dont nous entretien Günther Anders dans tous ses ouvrages[30]. Supprimer ce décalage, qui pour Anders est le mal par excellence, reviendrait donc à internaliser les interdépendances dans notre Umwelt. Ou, pour employer la belle terminologie polanyienne[31], enchâsser la société dans le quotidien[32].

Philippe Gruca

Université de Bordeaux - EA 4201 LNS