« Ce qu’est le sujet, c’est la série de ses actions » (Partie 2)
Limites et apories du point de vue moral : le problème de la norme morale et les dérives du subjectivisme moral
La problématique norme morale
Si le point de vue moral révèle ainsi sa précarité s’agissant de la question du jugement de l’action, de celle de savoir ce qui, proprement, dans l’action doit être jugé, les difficultés de l’évaluation morale en tant qu’elle repose sur une opposition ferme entre l’intérieur et l’extérieur sont aussi essentiellement liées à la fragilité de la norme morale elle-même : à la détermination problématique de la norme morale en tant qu’elle doit régler la conduite du sujet.
Le point de vue moral se caractérise, nous l’avons dit, par l’absence d’instance normative extérieure au sujet : il est autodétermination, par le sujet, des normes de son agir. Dès lors, comment cette norme ne sera-t-elle pas, précisément, seulement subjective, comment pourra-t-elle prétendre à une valeur véritablement universelle et substantielle ? Comment le sujet fini peut-il, de son propre fond, déterminer ce « substantiel » dont on a vu que de sa conformité à lui dépendait la valeur de la subjectivité du vouloir lui-même ? Il ne le peut pas et si Hegel affirme avec insistance que la satisfaction de la particularité du sujet, la satisfaction subjective, est un droit dont la reconnaissance est fondamentale et caractéristique du monde moderne, celle-ci, parce qu’elle relève encore de la naturalité, vise le bien-être et l’intérêt du sujet dans ce qu’il a de particulier — qu’elle est satisfaction des « fins de la finité en général »[1] —, ne saurait pourtant être érigée en norme ultime de l’action, et ce du point de vue moral lui-même. Si l’intérêt qu’a pour moi l’action réside bien aussi dans la satisfaction qu’elle me procure et en cela qu’elle participe de la poursuite de mon bien-être, un tel critère, précisément parce qu’il relève de la particularité et de la naturalité du sujet comme sujet fini, ne détermine que la valeur strictement subjective de l’action. Or, la valeur strictement subjective ne peut, comme telle, être norme ultime de la valeur (tout court) de l’action : il se peut bien qu’une action réponde à un intérêt subjectif et que, pour autant, elle soit, du point de vue « substantiel », tout à fait dépourvue de valeur — elle ne fait alors que manifester la nullité du sujet qui en est l’agent, de la volonté subjective dont elle est l’expression-extérieure.
Il ne s’agit pourtant pas de dire, nous l’avons vu, que l’action bonne n’est en rien déterminée par la valeur subjective qu’elle a pour un sujet particulier, ou encore qu’une action ne peut être dite bonne que parce qu’elle est accomplie sans intérêt subjectif aucun : là n’est que le point de vue d’une « moralité morte, voire trop souvent hypocrite » qui se déchaîne contre l’aspect particulier qu’a nécessairement toute action pour la prétendre mauvaise[2]. Nulle question d’affirmer ici, qu’il “faut souffrir pour être bon” et revenir sur le « droit du sujet à trouver sa satisfaction dans l’action »[3] dans la mesure, où, précisément, l’intérêt subjectif est aussi ce par quoi quelque chose d’effectif peut seulement se produire. Dès lors, le principe de la particularité ne préjuge, ni dans un sens ni dans l’autre, du caractère bon ou mauvais de mon action. Mais il faut pourtant le rappeler à cela qu’il ne peut entrer en contradiction avec ce qui fait de lui un droit puisque, « de manière générale, ma particularité, tout comme celle d’autrui, n’est un droit que dans la mesure où je suis un être-libre »[4]. La norme véritable de l’action ne peut être que le Bien, en tant qu’il ne se tient nullement dans un rapport d’exclusion avec le « droit de la particularité du sujet », mais est « l’idée en tant qu’unité du concept de la volonté et de la volonté particulière »[5] et la volonté subjective, qui est comme le sujet particulier, « n’a de valeur et de dignité que dans la mesure où elle lui est conforme dans son intention et son discernement »[6]. Plus encore, si le pouvoir de discerner ce qui est bon manifeste la force et la valeur de la volonté subjective, ce droit au discernement ne peut porter « aucun préjudice au droit de l’objectivité », d’ailleurs, « qui veut agir en cette effectivité s’est en cela même soumis à ses lois et a reconnu le droit de l’objectivité »[7] : l’action véritable n’est elle-même possible que par cette reconnaissance. Seulement, du point de vue moral, le Bien n’est encore que comme Bien abstrait, n’a pas de contenu déterminé et la volonté subjective se tient seulement en rapport avec lui comme quelque chose qui doit être, dont elle doit faire sa fin et qu’elle doit accomplir sans être à même, de son propre fonds, de le déterminer. La conscience morale formelle ne peut tirer, chez elle-même, les principes stables de son agir et qui puissent être posés comme valant en soi et pour soi. Reléguée à elle-même, la volonté subjective ne peut déterminer le Bien que comme son devoir, comme ce à quoi elle a obligation, sans que l’obligation elle-même — en tant qu’elle est seulement le Bien dans « la détermination de l’essentialité abstraite universelle »[8] —, ne puisse permettre une détermination du contenu et de la fin — détermination pourtant exigée par l’agir en général. Là se tient pour Hegel le point de vue kantien, et s’il faut reconnaître à Kant le grand mérite, par la mise au jour l’« autonomie infinie » de la volonté, d’avoir donné à la connaissance de celle-ci « son fondement et son point de départ solides »[9], il faut tout autant affirmer que, à s’en tenir à ce seul point de vue sans reconnaître que la volonté ne peut recevoir son contenu et ses principes stables que des « déterminations et des obligations objectives pour soi »[10], le principe de l’autonomie lui-même ne se réduit plus qu’à un « formalisme vide » et la science morale à un vain discours sur « l’obligation pour l’obligation ». Du point de vue moral, « aucune doctrine immanente des obligations n’est possible » et le principe de non contradiction sur quoi repose la conception kantienne de la moralité suppose lui-même un tel contenu par quoi il pourrait y avoir contradiction ou non contradiction[11].
La conscience morale ne se suffit pas à elle-même mais suppose, pour s’accomplir et être effective, le plan concret de l’éthicité par lequel seul, elle peut, tout à la fois, recevoir un contenu et le terrain de son effectuation : rendre honneur à l’autonomie de la volonté telle que Kant l’a mise au jour ne peut se faire que par la pensée de l’éthicité où celle-ci peut seulement trouver son plein épanouissement. En l’absence de la reconnaissance du « droit de l’objectivité », c’est-à-dire de cela que le monde a aussi son droit et qu’elle ne peut avoir de contenu et des principes stables qu’à même l’objectivité, dans les déterminations et les obligations objectives pour soi, la conscience morale ne peut, au mieux, que sombrer dans un formalisme vide où son pouvoir d’autodétermination se trouve quelque peu dévalué, ou bien — et tel est le pire, le renversement de la moralité comme tel —, en absolutisant ce moment pourtant abstrait de l’autodétermination subjective au mépris de ce qui est objectivement valable, « prendre pour principe la particularité propre élevée au-dessus de l’universel »[12] — là est le point où la moralité se renverse en son contraire et où entrent en scène les figures du « subjectivisme moral ». Ou encore, à se maintenir de la sorte dans l’opposition à l’objectivité et dans le point de vue de la scission entre intériorité et extériorité, la conscience morale n’a alors de la moralité véritable que la forme, c’est-à-dire la subjectivité comme « autodétermination abstraite et pure certitude d’elle-même seulement »[13]. Elle est alors susceptible, en l’absence de principe stable par lequel son contenu puisse recevoir une détermination universelle, de rester lettre morte comme de dégénérer en agir méchant. Dès lors, la moralité elle-même appelle, pour son effectuation, le passage à son plan concret, celui par lequel elle peut avoir un contenu déterminé : l’éthicité. Nous ne pouvons ici nous attarder plus avant sur la détermination précise de ce plan « concret » de l’esprit objectif qu’est l’éthicité, dans le rapport qu’il entretient à la question des normes de l’action[14] : il s’agit, de manière plus circonscrite, de souligner les raisons de l’insuffisance et les “dérives” possibles d’une appréhension purement morale des normes. Ces dérives sont le fait d’une absolutisation de ce point de vue et elles se manifestent pleinement dans les figures du subjectivisme moral auxquelles la remarque du pénultième paragraphe de la section « Moralité » est consacrée.
L’absolutisation du point de vue moral et sa perversion : figures du subjectivisme moral
Il ne saurait ici être question d’une exposition et analyse exhaustives des figures du subjectivisme moral telles qu’elles s’énoncent dans la longue remarque du paragraphe 140 des Principes de la philosophie du droit. Celles-ci sont, prises généralement, durcissement de l’opposition soutenant le point de vue moral en tant que moment de la volonté prise dans la détermination de l’essence, sans qu’elles puissent venir à bout de cette dualité constitutive : ces figures sont enfoncement toujours plus avant dans l’infinie réflexion en soi de la volonté, absolutisations de l’aspect du pour-soi, de la certitude (dès lors formelle), de la puissance subjective d’autodétermination, jusqu’à la vanité de tout contenu[15]. Bornons-nous ici à rapporter les déterminations générales de la “dernière” de ces figures, c’est-à-dire aussi le « sommet » de la perversion du véritable principe de la moralité : la figure de l’ironie et de la Belle âme.
Cette dernière est en effet « la forme suprême où [la subjectivité morale] s’appréhende et s’énonce de façon parfaite », « sommet de la subjectivité s’appréhendant comme ce qui est ultime »[16]. Comme « ironique », la subjectivité morale, tout en n’ignorant pas et en reconnaissant l’objectivité des déterminations du Bien et du juste, se pose pourtant comme supérieure à elles, comme ce qui, puisqu’elle est au-dessus d’elles peut en juger (et elle ne peut en juger que parce qu’elle se place au-dessus d’elles) : le moi vaniteux pose ici les déterminations objectives à distance de lui et pour lequel le savoir de son pouvoir de discernement se meut en une présomption suprême par laquelle il croit être lui-même ce qui peut se jouer de ces déterminations. Tel est alors “son” discours :
Vous prenez en fait, et c’est loyal, une loi pour ce qui est en soi et pour soi, j’en suis d’accord, mais je vais encore plus loin que vous, je suis même bien au-delà et puis la faire telle ou telle. Ce n’est pas la Chose qui excelle, au contraire, Je suis ce qui excelle, et suis le maître de la loi et de la Chose, ce maître qui, ainsi, comme par son bon vouloir, ne fait que jouer et, dans cette conscience ironique dans laquelle je fais s’évanouir l’élément-suprême, je ne fais que jouir de moi.[17]
Cependant, plus avant, cette vanité du moi s’évanouit d’elle-même dans cette vanité de tout contenu qu’elle est. Elle est alors Belle âme qui se perd, se consume et se languit dans l’ineffectivité qu’elle est, la « très noble subjectivité » pour laquelle le monde lui-même est trop vain pour qu’elle y inscrive même son agir, à qui il « manque la force de l’aliénation, la force de faire de soi une chose et de supporter de l’être »[18] et qui dès lors « se consume doucement dans la vanité de toute objectivité et, en cela, dans sa propre ineffectivité »[19]. La conscience s’est alors épurée jusqu’à n’être plus que la pure forme de la certitude de soi dépourvue de tout autre contenu que la certitude elle-même — c’est ainsi la figure la plus pauvre de la conscience qui s’abîme dans son propre concept et se consume dans l’impuissance de sa vanité[20].
Élodie Djordjevic
[1] Principes de la philosophie du droit, § 123, p. 220.
[2] Cf. Encyclopédie des sciences philosophiques III, Remarque du § 474, p. 272. Remarquons d’ailleurs qu’il ne s’agit pas là d’une objection à Kant. Pour ce dernier, l’action peut être dite morale si et seulement si (c’est là une condition nécessaire et suffisante) la représentation de la loi est le principe déterminant de la volonté, ce qui n’exclut pas la poursuite de mon bien-être, seulement celle-ci ne peut être le principe déterminant de mon action (si toutefois celle-ci prétend à être qualifiée de morale).
[3] Principes de la philosophie du droit, § 121, p. 219.
[4] Principes de la philosophie du droit, § 126, p. 222. Aussi est-il fallacieux et inadmissible de justifier par la moralité des intentions des actions contraires au droit : parce que la particularité des sujets ne se voit reconnue de droit que pour autant qu’ils participent de la véritable nature de l’esprit et, de la sorte, s’extirpent à la naturalité de leurs besoins et de leurs penchants, une action visant mon bien-être ou celui d’autrui « ne peut justifier aucune action contraire au droit » (Ibid., p. 223). C’est que « le bien-être n’est pas un Bien en l’absence de droit », et, réciproquement, « le droit n’est pas le Bien en l’absence de bien-être » (§130, p. 226) : l’adage est donc faux qui réclame la fin du monde pourvu que justice soit faite.
[5] Principes de la philosophie du droit, § 129, p. 225.
[6] Principes de la philosophie du droit, § 131, p. 226.
[7] Principes de la philosophie du droit, Remarque du § 132, p. 227-228.
[8] Principes de la philosophie du droit, § 133, p. 229.
[9] Principes de la philosophie du droit, Remarque du § 135, p. 230.
[10] Principes de la philosophie du droit, § 137, p. 232.
[11] Cf. Principes de la philosophie du droit, Remarque du § 135, p. 230-231.
[12] Principes de la philosophie du droit, § 139, p. 234.
[13] Principes de la philosophie du droit, § 138, p. 233.
[14] Pour la présentation de quelques aspects de cette question, nous nous permettons de renvoyer, dans cette même revue, à notre article « Infra- Extra- et ordinaire de la vie politique : Habitude et sens pratique dans la philosophie de Hegel » (https://www.implications-philosophiques.org/philosophie-politique/infra-extra-et-ordinaire-de-la-vie-politique/) et plus particulièrement à sa deuxième partie (« Ordinaire – Habitude et vie politique »).
[15] En cela, il faut noter que l’exposition de ces figures n’est pas simple énumération, mais bien progression de l’affirmation, par la volonté subjective, de sa toute puissance dans la détermination du Bien, et ce au mépris et à l’encontre du Bien tel qu’il se fait objectivement valoir — au mépris du « droit du monde ». De la sorte, de la première figure de l’hypocrisie (l’agir avec mauvaise conscience morale) à l’ironie ou la belle âme en tant que « forme suprême en laquelle cette subjectivité [i.e. la subjectivité morale] s’appréhende et s’énonce de façon parfaite » (Principes de la philosophie du droit, Remarque du § 141, p. 248), c’est à la subversion progressive et de plus en plus complète du « concept profond » (Principes de la philosophie du droit, § 140, remarque, p. 245) qu’est pourtant celui de l’autodétermination subjective que nous assistons.
[18] Phénoménologie de l’esprit, p. 434.
[19] Phénoménologie de l’esprit, p. 434.
[20] Cf. Phénoménologie de l’esprit, p. 433 : « Épurée jusqu’à cette pureté, la conscience est sa figure la plus pauvre, et la pauvreté, qui constitue son unique possession, est elle-même évanescence ; cette certitude absolue en laquelle la substance s’est dissoute, est la non-vérité absolue, qui s’effondre en elle-même ; c’est la conscience de soi absolue dans laquelle la conscience s’abîme