Wittgenstein et le problème de l’espace visuel – Recension
Recension – Ludovic Soutif, Wittgenstein et le problème de l’espace visuel. Phénoménologie, géométrie, grammaire, Paris, Vrin, 2011
Le « problème de l’espace visuel » regroupe un ensemble de questions passionnantes que peut se poser la philosophie de la perception lorsqu’il s’agit de saisir la nature du vécu perceptif. En particulier, on chercherait à penser un espace spécifiquement visuel, centré autour du sujet, appréhendé en première personne, et à cet égard différent d’un espace physique qui, quant à lui, serait décentré, descriptible de façon neutre, sans référence au « je ». C’est le traitement original que Ludwig Wittgenstein a pu proposer de ce problème qu’examine ici Ludovic Soutif, dans un ouvrage qui constitue la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2005 à l’Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne. La nature de l’espace visuel et sa spécificité « grammaticale » sont en effet des thèmes qui ont considérablement intéressé le philosophe autrichien, en particulier au tournant des années trente, lors du retour à la philosophie effectué par lui en 1929 après plusieurs années de silence. Mais l’attitude de Wittgenstein, dans cette enquête sur la différence entre espace visuel et espace physique, a ceci de notable qu’elle reçoit d’emblée un tour grammatical : le premier travail du philosophe, lorsqu’il s’agit de penser la spatialité en première personne, sera d’examiner la grammaire de l’espace visuel, c’est-à-dire les règles spécifiques qui gouvernent les énoncés par lesquels nous rapportons ou décrivons notre expérience visuelle ; et cela, dans un objectif proprement thérapeutique, celui d’aider à la dissolution des faux problèmes et autres confusions métaphysiques qui pourraient naître d’une compréhension erronée ou simpliste de la grammaire de l’espace. En cela, et comme le fait remarquer L. Soutif, l’étude du traitement wittgensteinien du problème de l’espace visuel permet non seulement d’y voir plus clair dans la question de la spatialité, mais encore de mieux cerner la méthode philosophique de Wittgenstein lui-même, dont ce traitement constitue une illustration particulièrement pure. Dans les termes de l’ouvrage :
Le traitement wittgensteinien de cette question constitue ainsi une bonne illustration de ce qu’il faut entendre par « grammaire », l’approche grammaticale consistant au moins en partie à « reconduire les mots de leur usage métaphysique à leur usage correct (normal) dans le langage »[1].
Mais quelles sont, concrètement, ces illusions philosophico-grammaticales dans lesquelles nous sommes spontanément induits lorsqu’il est question de l’espace visuel ? En particulier, un grand nombre de ces difficultés naissent d’une confusion entre grammaire de l’espace physique et grammaire de l’espace visuel, à travers une attitude ambiguë consistant tout à la fois à vouloir penser un espace phénoménologique ou vécu distinct de l’espace physique ou euclidien, et à vouloir modeler malgré tout la grammaire de celui-là sur celle de celui-ci. Voilà pourquoi l’une des cibles du travail thérapeutique wittgensteinien sera de démanteler les analogies trompeuses, les « imageries spatiales d’origine physique »[2] qui nous conduisent à notre insu à penser la grammaire de l’espace vécu sur le modèle de celle de l’espace physique, au lieu d’aller jusqu’au bout dans notre volonté de penser la spécificité de l’espace visuel, et de mettre au jour les particularités grammaticales qui sont les siennes. Or un aspect intéressant des analyses de L. Soutif tient à la façon dont elles montrent le rapport qui existe entre ces remarques wittgensteiniennes et un autre ensemble de critiques qui concernent, cette fois-ci, la question du temps[3]. En effet, on s’aperçoit que des difficultés analogues se posent lorsque nous cherchons à rendre compte du rapport qui existe entre temps physique et temps de la perception vécue : dans ce cas également, on peut être induit à penser l’immédiateté du temps vécu sur le modèle du présent mesurable, erreur qui peut, par exemple, donner lieu à des prises de position métaphysiques dommageables telles que le « solipsisme instantanéiste » qui cherche à « réduire la portée des termes qu’il utilise […] à ce qui est effectivement donné d’un seul coup dans l’expérience présente »[4]. Là encore, le moyen adéquat en vue de désamorcer de tels errements sera de se pencher sur la grammaire du temps, sur les différences grammaticales que peut recevoir le discours sur la temporalité selon ses divers usages[5].
Or il est important de noter (ainsi que le fait L. Soutif) que, comme c’est souvent le cas chez Wittgenstein, ces critiques reposent en réalité en grande partie sur une autocritique[6] : les tentations qui sont ici dans le collimateur du philosophe sont justement celles auxquelles celui-ci aura lui-même été en proie, avant de parvenir tant bien que mal à s’en libérer. Pour comprendre cet itinéraire philosophique wittgensteinien, il convient en particulier de se pencher sur le projet d’élaboration d’une « langue phénoménologique » envisagé par Wittgenstein en 1929, et sur lequel il devait revenir de façon critique dans les années trente. C’est un tel examen qu’entreprend L. Soutif au chapitre III de son ouvrage, qui aborde à la fois le « projet de construction d’une « langue phénoménologique » […] susceptible de décrire les vécus de l’expérience immédiate dans toute la diversité de leurs formes logiques », et « l’abandon de ce projet » puis « son remplacement par un autre que Wittgenstein qualifie d’investigation « grammaticale » »[7]. En s’appuyant et en commentant les analyses canoniques proposées par D. Pears dans son ouvrage intitulé La pensée-Wittgenstein[8], L. Soutif tempère néanmoins le caractère radical de cette apparente rupture, en faisant valoir que même lorsque Wittgenstein avait adhéré à un projet de langage phénoméniste, ce projet n’impliquait cependant pas chez lui d’adhésion à une métaphysique idéaliste, ni même à une épistémologie réductionniste visant à reconduire nos représentations et connaissance à des données immédiates de l’expérience visuelle[9]. En cela, l’interprétation proposée dans Wittgenstein et le problème de l’espace visuel permet effectivement de comprendre la nature de l’attitude de Wittgenstein à l’égard du problème de l’espace ainsi que les critiques ou autocritiques formulées par ce dernier, mais en en donnant une lecture affinée, et sans jamais les caricaturer.
En vue de clarifier le problème de l’espace visuel et son traitement wittgensteinien, L. Soutif s’appuie sur un corpus qui va des tout premiers textes de Wittgenstein (Protractatus, Carnets 1914-1916, Tractatus logico-philosophicus) jusqu’aux années trente (Remarques philosophiques, Big Typescript…), corpus qu’il enrichit par un travail important et riche sur les manuscrits du Nachlass. L’auteur articule son étude selon trois grands moments. Dans une première partie, où il est principalement question des analyses logico-mathématiques proposées dans les Carnets et le Tractatus, l’ouvrage propose un examen de l’espace visuel comme espace logico-mathématique, et a ainsi l’occasion de commenter la théorie wittgensteinienne de l’espace logique[10]. L. Soutif s’engage ensuite dans une enquête sur le projet de langue phénoménologique, puis sur son abandon au début des années trente (deuxième partie) ; enfin, il propose une réflexion sur la question de l’application de la géométrie, en tenant compte de la différence grammaticale qui existe entre géométrie visuelle et géométrie physique, lesquelles correspondent à deux applications possibles du termes de « géométrie » (troisième partie). Le choix assumé par L. Soutif dans cette étude est de privilégier l’étude mathématique du problème de l’espace visuel, plutôt que, par exemple, son aspect phénoménologique[11]. L’ouvrage est alors à la hauteur de ses ambitions, puisqu’il propose un traitement détaillé, précis et intelligent de question parfois techniques, comme celle de l’analyse des complexes spatiaux chez le premier Wittgenstein[12]. Un tel choix a néanmoins pour conséquence que le texte reste d’un accès assez difficile aux non-initiés, et que plusieurs de ses développements présentent une technicité qui pourrait rebuter les lecteurs non avertis. Par ailleurs, on constate que l’étude, principalement dans sa première partie, est parfois conduite à proposer, par exemple, des analyses relatives à la théorie tractarienne du jugement[13] ou à la théorie spatiale du symbolisme[14], lesquelles peuvent parfois sembler éloignées de la question de l’espace visuel proprement dit, bien qu’elles en constituent un arrière-plan inéliminable. Mais sans doute est-ce là le prix à payer pour une monographie qui, en tant que telle, est destinée à valoir comme texte de référence sur la question de l’espace dans la pensée de Wittgenstein, ainsi que sur les orientations philosophiques assumées par ce dernier au cours des années trente.
Sabine Plaud (Université de Strasbourg-Phico/Execo)
[1] Ludovic Soutif, Wittgenstein et le problème de l’espace visuel. Phénoménologie, géométrie, grammaire, Paris, Vrin, 2011, p. 13.
[2] Id., p. 141.
[3] Cf. ibid., ch. IV.
[4] Ibid., p. 142.
[5] Sur la question du temps chez Wittgenstein, voir D. Perrin, Le flux et l’instant. Wittgenstein aux prises avec le mythe du présent, Paris, Vrin, 2007.
[6] Cf. L. Soutif, op. cit., p. 147.
[7] Id., p. 108.
[8] D. Pears, La pensée-Wittgenstein. Du Tractatus aux Recherches philosophiques, tr. fr. Ch. Chauviré, Paris, Aubier, 1993.
[9] Cf. L. Soutif, op. cit., p. 117.
[10] À cet égard, l’ouvrage proposé par L. Soutif constitue un intéressant complément à l’ouvrage magistral de D. Hyder, The Mechanics of Meaning. Propositional Content and the Logical Space of the Tractatus, Berlin-New York, De Gruyter, 2002.
[11] Cf. L. Soutif, op. cit., p. 245.
[12] Cf. id., p. 42 sq.
[13] Cf. ibid., p. 63 sq., où il est question de la critique par Wittgenstein de la théorie russellienne du jugement.
[14] Cf. ibid., p. 76 sq.