Une Europe encore inapprochable
Dossier coordonné par Thibaud Zuppinger
Lundi 19 mai : Thibaud Zuppinger – Une Europe encore inapprochable
Mardi 20 mai : Catherine Lalumière – Entretien : La place de la culture en Europe et le sens du projet européen
Jeudi 22 mai : Marion Bernard – Patočka et le paradoxe européen
Lundi 26 mai : Alexis Feertchak – De l’oubli européen
Mercredi 28 mai : Janie Pélabay – De l’identification de l’Europe à la légitimation de l’UE
L’Europe toujours mystérieuse
Faire référence à l’ouvrage de Stanley Cavell[1] pour désigner l’Europe celle que l’on surnomme (parfois affectueusement, parfois avec une pointe de dépit) le vieux continent peut surprendre. Mais pour vieux qu’il puisse être, il n’en demeure pas moins difficile à saisir, et ce même par ses habitants qui y naissent, y vivent, s’y déplacent et y votent.
L’union européenne est un rêve, un espoir, un projet ambitieux et il faut bien le reconnaitre, d’une ampleur jamais vue dans l’histoire. Il s’agit sans doute de l’une des réalisations politiques (pacifistes, et ce n’est pas rien) les plus impressionnantes, et pourtant aujourd’hui, à la veille des élections européennes, la flamme européenne semble bien vacillante.
L’objectif de cette semaine thématique est de proposer des clés pour comprendre l’Europe et le désamour que les médias lui attribuent. Pourquoi l’Europe ne fait-elle plus vibrer ses citoyens?
Peut-être parce que les promesses de paix ne sont plus des promesses, mais bien une réalité. L’Europe rêvée, nous y vivons pour une grande partie. De fait, que peut-elle bien avoir à nous offrir, encore, de plus ? La prospérité économique ? Ce projet semble à la fois souffrir d’une conjecture mondiale délicate et d’un manque d’idéalisme, de ferveur dans ce projet.
En fait, le problème semble bien se situer là, l’Europe s’est largement réalisée, son héritage est immense mais c’est bien un héritage. Ce qui nous pousse à avancer, à créer, à découvrir semble mal s’accommoder de la gestion attentionnée d’un héritage.
L’Européen se caractérise par un esprit actif. Le progrès possible construit sa pensée. On cherche autre chose, on cherche à comprendre. Parfois sans finalité précise, sans que ce soit un avantage évident pour le bien. (Catherine Lalumière)
En somme l’Européen est un rêveur, un insatisfait, il est curieux et audacieux. A ce compte là, rien de plus proprement européen qu’une profonde lassitude pour quelque chose qui a accompli bien plus que ne l’imaginaient ses pères fondateurs et ce depuis plus de 60 ans depuis la CECA ce n’est pas rien.
Ce serait évidemment passer trop vite sur l’analyse politique et sociale qui préside à ce que l’on nomme un désintéressement pour l’Europe, mais il y a bien quelque chose comme si l’Europe était victime de son succès.
L’Europanéité, si elle existe, est donc la curiosité pour ce qui n’est pas soi pourrait-t-on avancer à la suite de Brague.
Si cette réflexion donne quelques pistes pour comprendre la dynamique de ce phénomène, il importe de cerner les points précis que l’analyse peut retenir pour mener son investigation. Au sein de ce dossier, la question de l’identité européenne est cruciale. Deux articles sur les quatre que comporte ce dossier traitent précisément de cette question. Qui se pense et se proclame européen ?
Tout simplement, peut-on être européen, est-ce quelque chose que l’on peut affirmer ? Cette question est d’emblée présente dans le texte d’Alexis Feertchak, De l’oubli européenne.
Si on ramène cette interrogation à la question de l’usage, il est intéressant de se demander pourquoi on ne se présente pas comme ça ? Pourquoi cette présentation n’est-elle pas en usage ? Ou pourquoi ne nous semble-t-elle pas la plus adéquate pour refléter notre identité ?
L’identité européenne : un projet politique ?
L’une des hypothèses couramment avancée est que la notion d’Européanité est en réalité une référence à une identité évanescente. Les conséquences que l’on donne de cette hypothèses sont en revanche divergentes, selon que l’on entame un projet (européen, bien entendu) de mise au jour de cette conscience oubliée, ou que l’on en conclue (un peu hâtivement sans doute) que l’identité européenne n’existe tout simplement pas, que sa construction est théorique et artificielle, et que au fond, seul l’état-nation procure une identité adéquate pour un usage international.
Cette dernière option, pourtant, rencontre de plein fouet une profonde résistance de l’identité européenne, bien introuvable quand on la cherche, mais qui résiste quand on souhaite s’en débarrasser. Européen nous le sommes, presque malgré nous.
Cette délicate question de l’identité européenne est souvent relayée et associée à un problème politique qui est la défiance populaire envers les dirigeant européens. En effet, on reproche à ceux-ci d’être déconnectés des réalités et surtout d’outrepasser le modèle de la souveraineté de l’état-nation.
Peut-on voir un lien dans ces deux critiques, et les ramener à une question commune ? C’est l’hypothèse que font, en commun, les articles d’Alexis Feertchak et Janie Pelabay : « la crise de légitimation de l’Union européenne (UE), corrélée au constat récurrent de son « déficit démocratique », (est) interprétée comme relevant d’un déficit d’identité substantielle, voire d’un « déficit de communauté » .
Et de ce constat amer ressort bien souvent la volonté de se concentrer sur les valeurs et l’histoire qui sont à l’origine du projet politique européen . Et alors se retrouve alors convoqué les notions d’« héritage », de « mémoire » voire d’un « patrimoine » européen.
Ces tentations appartiennent à ce que l’on pourrait nommer une démarche identificatrice. Cette démarche emprunte deux voies parallèles : les valeurs, ce que Janie Pélabay nomme les convictions éthico-existentielles et l’autre voie qui puise dans l’héritage historique et culturelle.
Or comme le souligne Janie Pélabay, cette démarche identificatrice, pour séduisante qu’elle puisse paraitre, place au second plan ce qui pourtant est mis en avant comme étant le fondement de l’Europe : le projet politique.
La dérive à laquelle il convient de réagir est bien celle d’une communautarisation de l’Union Européenne.
Bien sûr, l’Europe est une terre de valeurs, avec une culture propre, mais il est délicat de repenser le projet politique européen en souhaitant un réinvestissement politique qui leur donne de l’épaisseur.
Pour ses partisans, le projet de permettre aux citoyens d’accéder à une pleine conscience de leur identité européenne passe par une définition de l’Europe. Ce projet de retour aux racines se présente donc comme radical et d’autant plus vital que ne pas s’y atteler conduirait à voir l’Europe disparaitre.
Ainsi Chantal Delsol explique qu’« il en va de l’existence même de l’Europe qui, si elle n’ose pas s’identifier ni nommer ses caractères, finit par se diluer dans le rien », l’idée à l’arrière plan étant « que nul être, objet, institution, ne peut exister sans être dit, caractérisé et défini ».
Outre les limites techniques et théoriques que présente ce projet de retour aux racines européennes, une question politique commence également à s’y faire jour : comment articuler l’esprit de la communauté (les dimensions axiologiques, culturelles, historiques) avec une visée politique ? Rien n’indique en effet que les deux puissent seulement se recouper.
L’ambition de ce dossier n’est pas de dessiner une voie nouvelle ou de trancher dans les choix à faire. Bien plutôt, il s’agit d’éclairer les options existantes en soulignant les forces mais aussi les dérives propres à ces choix. Par exemple, pour la question de la narration identitaire, il importe d’en indiquer les risques sans occulter son rôle informatif. Les racines alimentent la narration, et sont naturellement mobilisables et mobilisées dans le débat public.
Comme le souligne Alexis Feertchak, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux intellectuels ont critiqué l’idée même d’une identité européenne. Jean-François Mattéi explicite la déconstruction identitaire, lié au flou des principes culturels attachés à l’Europe, déconstruction proposée notamment par Jacques Derrida connu pour avoir proposé de déconstruire le capital de la culture européenne en remettant en cause autant l’eurocentrisme que l’anti-eurocentrisme
Pourtant, on peut encore compter sur les intellectuels pour défendre et rendre vivant le projet européen. On peut rappeler l’ouvrage de Jean-François Mattéi dont l’ombre de la disparition récente plane sur ce dossier, mais un auteur comme Derrida lui-même, critique vif de l’Europe, s’est efforcé à la fin de sa vie de ménager une place pour l’Europe :
Comme le disait Jacques Derrida dans cet entretien qui fut son testament : « dans la situation géopolitique qui est la nôtre, l’Europe, une autre Europe mais avec la même mémoire, pourrait [c’est en tout cas mon vœu] se rassembler à la fois contre la politique d’hégémonie américaine… et contre un théocratisme arabo-islamique sans lumières et sans avenir politique. »[2].
Mais il faut le vouloir et se donner les moyens de le pouvoir.
L’âme de l’Europe
Au fond, si la question de l’identité européenne résiste autant au philosophe comme au citoyen, il reste bien quelque chose que l’on pourrait nommer, avec Marion Bernard à la suite de Patočka , l’âme de l’Europe, c’est-à-dire quelque chose à chercher du côté de la « spiritualité en un sens nouveau et redoublé. Autrement dit, l’Europe n’est pas seulement spirituelle : elle cultive en outre activement la spiritualité en général, en la figure de l’âme individuelle. Quelle idée pourrait être plus spirituelle que celle de l’âme elle-même ? » (Marion Bernard)
C’est bien cette idée que défend Catherine Lalumière dans son entretien.
En arrivant au Conseil de l’Europe, en 1989, ce fut l’occasion pour moi de découvrir les pères fondateurs de l’Europe, de lire leurs œuvres. J’ai découvert que l’Europe, son histoire, sa construction, ont une dimension spirituelle et pas seulement matérielle. Les propos que je vous tiens ne trouvent hélas pas beaucoup de résonnances dans les couloirs de la Commission à Bruxelles.
C’est dommage que les eurosceptiques ne prennent pas conscience de cette dimension culturelle de l’Europe, de ses valeurs. On a perdu cette conscience. Ces liens affectifs, ce n’est pas l’économie qui les favorise. Désormais, peu de gens peuvent dire franchement : j’aime l’Europe.
Bibliographie
Ch. DELSOL et J.-F. MATTEI (dir.), L’identité de l’Europe, Paris, PUF, 2010
Jean-Marc FERRY, L’Europe crépusculaire, Comprendre le projet européen in sensu cosmopolitico, Paris, Éd. du Cerf, 2010
Jürgen HABERMAS, L’intégration républicaine [1996], trad. Rainer Rochlitz, Paris, Fayard, 1998
Patočka, L’Europe après l’Europe, Lagrasse, Verdier, 2007
[1] Stanley Cavell, une nouvelle Amérique encore inapprochable,
[2] http://www.jacquesderrida.com.ar/frances/lemonde.htm
Je suis en guerre contre moi-même.