Une philosophie des dispositifs est-elle possible ?
Compte-rendu de Simon Lemoine, Le sujet dans les dispositifs de pouvoir, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Essais », 2013, 330 p., ISBN 978-2-7535-2741-6.
Par Matteo Vagelli, doctorant à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, équipe PhiCo
En tant qu’enquête conceptuelle sur les conditions de la subjectivité, l’ouvrage de Simon Lemoine, Le sujet dans les dispositifs de pouvoir, ne s’insère pas tant dans le grand nombre des interprétations de la pensée de Foucault que parmi les tentatives d’utilisation de sa boite à outils. La demande qui donne lieu à l’enquête de Lemoine est la suivante : « comment sommes-nous assujettis par le dispositif ? » (p. 301).
Le concept de dispositif, développé par Foucault à partir des années 1970, est une notion hétérogène, désignant un « réseau » comprenant à la fois « discours, institutions, organisations architectoniques, décisions régulatrices, lois, mesures administratives, énonces scientifiques, propositions philosophiques, morales, philanthropiques »[1]. L’analyse de Lemoine réunit les deux dimensions du dispositif, celle discursive et celle non-discursive (p. 180) : elle commence par le sens le plus matériel et institutionnalisé du dispositif (l’école, l’usine, le centre d’appel, chapitres I-VIII), traverse le moment plus abstrait d’une économie des discours (IX-XIV) et s’achève dans le domaine à nouveau matériel et pratique de l’éthique (XV-XX). Finalement, un dispositif est globalement considéré comme une « machine à faire faire, à faire dire, voir à faire être » (p. 261).
Le dispositif est un système pluridimensionnel de contraintes, qui peut fonctionner, entre autres, comme aménagement des espaces (arrangement des produits dans un supermarché, dispositions des bureaux dans une salle de classe), du temps (les horaires de travail et l’emploi du temps) et des attentes (rôles et standards de productivité assignés). Ce système complexe, multifactoriel, est censé guider et même structurer l’expérience que l’individu qui s’y trouve impliqué fait de soi-même, des autres individus et du monde. Le niveau le plus efficace du fonctionnement du dispositif est celui des détails inaperçus, celui par exemple des actions répétées et irréfléchies. Lemoine essaye de montrer comment la cyclicité fondamentale sur laquelle sont fondées nos tâches quotidiennes crée des effets de persistance qui définissent nos identités. La cyclicité entraîne une baisse de conscience et de volonté qui permet le contrôle et l’exploitation des identités par les dispositifs (p. 51). L’habituation (qua répétition) constitue alors une vulnérabilité pour l’individu, en tant que point d’application des dispositifs, qui ont prise sur lui grâce à sa propension naturelle et socialement imposée à répéter pour s’identifier (p. 74).
L’idée d’une nature humaine essentiellement caractérisée par l’autonomie et la liberté et l’illusion d’un « sujet premier » (p. 276) sont finalement expulsées par le constat que « homme et dispositifs », d’après Lemoine, « ne paraissent pas séparables » (p. 11). Chez Lemoine le sujet n’est rien d’autre que le « corrélat », le négatif ou le calque ergonomique d’un dispositif quelconque.
Dans ce qui suit, nous nous limiterons à souligner deux points qui nous semblent les plus importants dans Le sujet dans le dispositifs de pouvoir: l’un en relation au problème de la liberté et du manque d’un espace de vraie autonomie des sujets, l’autre qui problématise le niveau propre dégagé par l’analyse de Lemoine, celui dit « microphysique ».
Premièrement, l’activité des dispositifs sur les sujets est-elle seulement unidirectionnelle ? La possibilité, pour le sujet, d’affecter et de modifier à son tour le dispositif serait une première réaction à la contrainte. D’après Lemoine, un dispositif consiste en un système des contraintes qui façonne nos identités, par exemple à travers l’assignation répétée d’assujettissements[2]. Or I. Hacking nous a montré que de nouvelles catégorisations scientifiques façonnent les gens, créent de manières d’être, des « types humains » qui n’existaient pas auparavant. Et pourtant, ce qui caractérise les « types humains », chez Hacking, c’est le fait qu’ils sont concernés par la réaction du sujet à la catégorisation : l’effet de boucle (« looping effect »)[3] qui a lieu est produit par l’interaction entre un vecteur « du bas vers le haut » et les dispositions premières mises en place par le dispositif scientifique (« le médecin a dit que je suis y », p. 265).
Cela dit, l’autonomie des sujets fait toujours problème : dans quelle mesure et comment le sujet peut-il conquérir plus de liberté par rapport aux dispositifs ? N’y a t-il pas d’espace pour un renversement critique des dispositifs ? La seule « reprise de soi » envisagée par Lemoine consiste en une « autonomie dans l’hétéronomie », à savoir, en l’intériorisation de la norme par l’individu, qui tente ainsi, non pas d’éloigner la contrainte ou d’interagir avec elle, mais de la justifier par des discours véritables (« il me faut étudier, car je veux réussir dans ma vie »). Sur ce point, Foucault semblerait nous indiquer comment échapper au déterminisme total en nous montrant qu’on pourrait avoir d’autres manières de se subjectiver, par exemple en suivant des normes qui proviennent de nous, et non pas imposées du dehors[4]. Si ce que Foucault entend par « esthétique de l’existence » doit être identifié avec l’attitude critique de la philosophie, elle a alors pour but non pas la recherche d’une façon de n’être pas gouvernés du tout, mais de ne l’être pas « comme cela, par cela, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux »[5].
Cependant, même une certaine « esthétique de l’existence » correspondrait à ce que Lemoine appelle une « subjectivation détournée », à savoir une subjectivation réinvestie par le pouvoir du dispositif. L’intériorisation de la norme donne au sujet l’impression de n’être plus maîtrisé du dehors, mais d’être maître-de-soi, et fait percevoir l’amélioration de performances et l’optimisation des conduites attendues par le dispositif comme venant de lui-même (p. 199). À ce propos, il est intéressant de mettre en parallèle l’encadrement général fourni par le livre de Lemoine avec les analyses, comme celle de L. Paltrinieri, qui montrent comment l’éthique foucaldienne du « souci de soi » et des « techniques de soi » a été bien maitrisée par le « management » dans les entreprises. Au centre du phénomène du coaching il y a la figure, entre savoir-faire et savoir-être, du manager, dont la formation n’est pas seulement technique, mais bien « existentielle »[6].
A la difficulté de repérer un espace de déprise critique pour le sujet par rapport au dispositif est lié le deuxième point à soulever : une philosophie des dispositifs est-elle possible ? Et quel est son rôle ? Le domaine découpé par l’analyse de Lemoine, détaillé en reprenant la notion foucaldienne de « microphysique du pouvoir »[7], fait référence à une échelle de visibilité sur laquelle même les événements les plus anodins prennent un sens stratégique dans la définition de notre identité. Selon ce modèle il y a « deux physiques » : une régulant le domaine « macro-physique » rationalisable grâce à la pensée d’entendement ; l’autre qui se réfère au domaine des détails normalement inaperçus, des événements invisibles et irréguliers, saisissable seulement d’une façon empirique (p. 215-216). L’émergence d’une physique subatomique a marqué dans les sciences de la nature le passage d’une ontologie des substances à celle des relations, la primauté de l’invisible sur le visible, du changeable et du manipulable sur l’immuable et éternel[8]. Ainsi Lemoine essaie étudier le sujet au niveau microphysique, comme ensemble de relations et détails infinitésimaux plutôt que comme déploiement d’une essence immuable. Mais si dans le cas de la physique des particules du monde naturel on reste dans un domaine rationnel, cela n’est pas évident dans le cas du sujet microphysique. Quand on morcèle le sujet, il y a un problème de réflexivité qui ne se pose pas dans le cas de la physique du monde naturel. Comme on l’a vu, c’est au niveau microphysique que la prise du dispositif sur le sujet se fait presque incontournable. C’est exactement l’hétérogénéité ou la nature multifactorielle des dispositifs qui rend leur action globale presque insaisissable par la pensée consciente (p. 287). Pourtant, mettre au jour la chaîne ouverte des déterminations auxquelles le sujet est exposé, et ce jusqu’aux déterminations les plus petites et les plus inaperçues, requiert un effort de mise en question radicale, une suspension et un questionnement de tous nos automatismes ; un processus potentiellement infini qui plonge notre pensée dans une sorte d’inconscient, dans son impensé. Au niveau cognitif donc, comment peut-on porter attention au microphysique, s’il s’agit d’une dimension « irréductible en profondeur à la pensée d’entendement » et qui « nous échappe largement » ? Lemoine semble lui-même reconnaître la minceur et la précarité constitutive du sol de son analyse (p. 79, 216, 297). Son enjeu devient donc, si l’on veut, de type épistémologique, à savoir : comment une philosophie du dispositif est-elle possible, sinon comme épochè temporaire et intermittente des lois « macro-physiques » ? Peut-on transformer une activité critique occasionnelle en une attitude constante, en une forme de vie? Le présent ouvrage commence seulement à poser des repères pour répondre à ces questions (p. 295-299).
En général, l’allure de Le sujet dans les dispositifs du pouvoir est celle d’une longue « méditation » articulée du concept de dispositif ; une méditation généralement fluide, parfois donnant pourtant l’impression de tourner en rond. Cela à cause de nombreuses répétitions dans l’argumentation et de l’utilisation de plusieurs notions similaires encore peu clairement définies ou insuffisamment différenciées : par exemple, ce qu’ajoute l’idée d’« éthos régulier » (chapitre XIX) par rapport à l’idée d’éthique qua habituation et force d’inertie (chapitre III), ou la notion d’enlisement (chapitre X, p. 172-176) par rapport à celle foucaldienne d’isotopie (VII), n’est pas clair.
Mais d’un autre côté, cette écriture consistant en glissements lents de concepts produit un texte et une réflexion sans ruptures et aisément lisible. Les interprètes de Foucault trouveront peut-être peu d’intérêt dans l’ouvrage, car la pensée foucaldienne n’y est pas questionnée en tant que telle ou d’une façon critique; plus stimulante devrait être sa lecture par des chercheurs sociologiquement orientés, qui pourraient y trouver la suggestion pour de possibles travaux de terrain. La sociologie du travail et celle de l’éducation sont autant de pistes ouvertes, qui trouveront dans l’ouvrage de Lemoine à la fois une élaboration philosophique préliminaire et un encadrement conceptuel riche.
[1] M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, n°10 juillet 1977, dans M. Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 2001, vol. 2, p. 299 ; voir J. Revel, « Dictionnaire Foucault », Paris, Ellipses, 2008, p. 41-42.
[2] La répétition du jugement « fainéant » apporté par un professeur à propos d’un élève, finit pour le faire agir comme requis, comme « fainéant » dans ce cas. Lemoine utilise à ce propos la notion d’« esprit requis », empruntée à E. Goffman (E. Goffman, Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Minuit, 1968). Articulant sa réponse à la question du rapport entre sujet et dispositif, l’auteur déploie de nombreuses sources et notions, qu’il cherche faire interagir avec l’axe foucaldien de recherche : d’autres exemples sont le concept deleuzien de « sujet larvaire » (G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 2005, p. 107) et celui de « matrice », tiré de J. Butler (J. Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006). Moins aisément harmonisables sont par contre d’autres ressources philosophiques mobilisées dans l’ouvrage, comme les éthiques aristotélicienne, cartésienne et sartrienne.
[3] I. Hacking, « Making Up People », in Historical Ontology, Cambridge-Massachusetts, Cambridge University Press, 2002, p. 111 et sur l’interaction entre les sujets et les catégories leur décrivant voir id., « The Looping Effects of Human Kinds », Causal Cognition. An Interdisciplinary Approach. D. Sperber, D. Premack and A. Premack (éd.), Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 351-383. et « Kinds of People: Moving Targets », Proceedings of the British Academy 151 (2007), p. 285-318. Cf. Lemoine, p. 179.
[4] Foucault distingue en effet entre différents modes d’assujettissement, c’est à dire diverses manières à travers lesquelles « l’individu établit son rapport à cette règle et se reconnaît comme lié à l’obligation de la mettre en œuvre » : il y a l’intériorisation et la conservation silencieuse de l’habitude d’un groupe social, mais il y a aussi la possibilité pour l’individu de se soumettre à la règle en fonction du désir de donner « à sa vie personnelle une forme qui réponde à des critères d’éclat, de beauté, de noblesse ou de perfection » (M. Foucault, Histoire de la sexualité II. L’usage des plaisirs, Gallimard, 1984, p. 38).
[5] M. Foucault, “Qu’est ce que la critique? Critique et Aufklärung”, Bulletin de la Société Française de Philosophie, 84ème année, n°2, Avril-Juin 1990, p.
[6] L. Paltrinieri, « Anarchéologie du management », D. Lorenzini, A. Revel, A. Sforzini (dir.), Foucault : éthique et vérité 1980-1984, J. Vrin, 2013, chapitre 12. Cf. Lemoine, p. 101 et 198.
[7] Pour la notion de « microphysique du pouvoir » et de « micro-pouvoir » voir M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 31 et Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 192.
[8] Cette façon de lire le rapport entre macro-physique et microphysique a été proposé surtout par G. Bachelard dans ses écrits, voir par exemple G. Bachelard, « Noumène et microphysique », Recherches philosophiques, I, 1931-1932, p. 55-65 et La philosophie du Non, 1940 (1966, p. 139) : la microphysique introduit des « surobjets », entités purement relationnelles et non-substantielles. On peut voir dans la version que Lemoine donne de la micromécanique du pouvoir la tentative d’introduire un analogue « sursujet ».