Une lecture de Dexter (3)
Hugo Clémot, agrégé et docteur en philosophie, université Paris I, Phico/Execo, EA 3562
Dexter comme réalisateur et comme spectateur
J’ai cité plus haut la question effrayante posée par Susan Amper : « Si je m’identifie à un serial killer, qu’est-ce que cela dit de moi ? »[1] Or, il se trouve que c’est exactement la question posée par Deb à Dexter dans la dernière scène de l’épisode 4 de la saison 7. Alors que Dexter regarde, devant le portail du crématorium, une fumée blanche qui s’échappe de la cheminée, il est soudain éclairé par la lumière des phares d’une voiture. Dexter s’avance vers la voiture et s’installe à côté du conducteur qui se révèle être sa sœur, Deb. Elle lui demande pourquoi il l’a fait venir. Il désigne la fumée blanche et explique que c’est le serial killer Speltzer. Quand il lui demande ce qu’elle ressent, elle se dit heureuse (« glad ») et demande à Dexter : « What does that make me ? » Dexter lui répond que cela veut dire qu’elle est « humaine ».
C’est, à mon sens, un moment qui invite le spectateur à la réflexion. Le spectateur est ainsi encouragé à réfléchir sur sa propre situation puisque l’analogie entre sa position et celle de Deb est frappante : même position assise, même statut de spectateur, même plaisir pris à savoir un serial killer assassiné, même question quant à ce que signifie le fait de participer ainsi sur un mode imaginaire à ce qui demeure un assassinat. Je voudrais explorer cette piste selon laquelle la série aurait ses moments de réflexivité, c’est-à-dire des moments où elle incite le spectateur à réfléchir sur la nature du cinéma, de la télévision et de la participation du spectateur en ne cessant pas pour autant de raconter l’histoire de Dexter. Autrement dit, ces moments réflexifs ne sont pas des apartés ou de simples clins d’œil, mais des moments où la pensée de la série passe par l’histoire.
Dexter comme figure du réalisateur
Dans « Violence and Film », William Rothman nous rappelle que l’on parle depuis longtemps d’une violence exercée par la caméra : il renvoie à l’idée d’Eisenstein que chaque film « porte en lui le sang du monde à cause de la violence de l’acte originel de la caméra qui arrache un morceau de monde de son lieu “naturel” »[2], à l’analogie bazinienne du film comme « masque mortuaire » du monde, ce qui suppose que la caméra tue le monde en même temps qu’elle en prend l’empreinte, à l’idée cavellienne que la transfiguration du monde à l’écran est si profonde qu’elle est semblable à une mort suivie d’une renaissance et à ses propres analyses de cinq films d’Hitchcock dans Hitchcock. The Murderous Gaze et notamment de Psycho où il montre comment Hitchcock pense le cinéma comme un médium taxidermiste[3].
Dans cette perspective, il n’est pas très difficile de concevoir le personnage de Dexter comme représentant symboliquement les opérations de réalisation de la série télévisée : non seulement le fait qu’il y ait un modus operandi de la série nous rappelle l’existence d’un modus operandi rituel de Dexter, mais il y a surtout une analogie assez profonde entre les opérations criminelles de Dexter et les opérations qui produisent chaque épisode : les scénaristes se mettent « en chasse » d’un nouveau personnage digne d’intérêt, s’interrogent sur son profil et son passé jusqu’à être sûrs qu’il s’agit d’un bon candidat. Lorsque c’est le cas, ils agissent sur son histoire pour en faire un criminel qui suscite chez le spectateur une haine viscérale, une réaction épidermique comme Dexter agit sur sa victime en lui administrant à l’aide d’une seringue épidermique un puissant soporifique, après avoir choisi, préparé et décoré le lieu où l’« action » va se dérouler. Mais ce n’est pas seulement la pièce qui est recouverte de bâches en plastique et, en ce sens, « filmée », mais aussi le corps du tueur, qui subit des « coupes franches » (cut) en vue d’arracher, à l’aide de la caméra « un morceau de monde de son lieu “naturel” » (Eisenstein) qui finira saisi entre deux membranes de celluloïd lorsque le clap final retentira et que l’on pourra dire « c’est dans la boîte », comme Dexter coupe le visage de sa victime pour en extraire une goutte de sang qu’il enfermera entre deux lamelles elles aussi destinées à être stockées dans une boîte à échantillons sanguins, quand le bruit sec de son couteau de boucher enfoncé dans le cœur de sa victime signifiera la fin de la vie du tueur comme de la scène.
Que Dexter soit une figure du réalisateur ne se trouve donc pas seulement confirmé par ce qu’il dit de lui-même, à savoir qu’il est très fort pour retrouver, créer et raconter des histoires qui ne sont pas toujours des histoires de meurtre et de mise à mort, puisqu’il pourrait dire que ce que Harry lui a appris vis-à-vis des autres, c’est qu’il lui fallait leur raconter des histoires, c’est-à-dire tout sauf sa propre histoire. Mais il est remarquable que la façon dont Dexter reconstitue la « scène » du crime à partir des traces, empreintes et projections de sang ait tout du travail de réalisation, de la mise en scène au montage, puisqu’il s’agit de choisir le bon plan, le bon angle, savoir où placer le tueur et sa victime, la caméra et son sujet, comment le tueur-caméra et sa victime-sujet filmé se sont déplacés, si la lutte a connu des interruptions et enfin et surtout comment tous ces éléments se sont réellement et chronologiquement agencés, comme le monteur doit déterminer la meilleure organisation des plans et des séquences pour donner au film ou à l’épisode le bon rythme et sa cohérence. Reprendre toutes les reconstitutions professionnelles de Dexter permettrait sûrement de montrer la profondeur de l’analogie. Qu’il suffise ici de renvoyer au flashback du dernier épisode de la saison 7 où Dexter se remémore l’instant où Doakes l’a percé à jour, lorsqu’il a montré beaucoup trop d’enthousiasme à reconstituer le meurtre à coups de couteau d’une pauvre victime.
Cette séquence a aussi une autre dimension réflexive, dans la mesure où la remarque de Doakes semble directement adressée non seulement à l’équipe qui réalise la série, mais aussi au spectateur : « Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi excité par une scène de crime avant. Tu aimes un peu trop cette histoire de sang (blood shit). » Quand Dexter lui répond, sur la défensive, mais en souriant, qu’il ne fait que son boulot, Doakes lui ordonne de cesser de sourire et de se mettre réellement au travail, c’est-à-dire d’attraper le « salaud » (creep) qui a fait ça.
La remarque de Doakes peut être interprétée comme renvoyant en fait à deux dangers symétriques du cinéma et de la télévision. Le premier danger est lié à l’insatisfaction que l’on peut parfois ressentir vis-à-vis de l’existence qu’il nous est donné de mener dans le monde : lorsque nous avons l’impression de subir quotidiennement une vie que nous ne pouvons plus choisir de changer, il est tentant de préférer regarder un film bien construit en étant en outre exemptés des responsabilités que l’action dans le monde pour changer nos vies ne manquerait pas de nous créer. Il est ainsi incontestable que l’un des dangers du cinéma et de la télévision est de préférer regarder ses histoires bien ficelées et bien racontées par des professionnels, plutôt que de suivre le mauvais film ou le mauvais feuilleton, trop décousu, triste et sans rebondissement de nos vies trop prévisibles[4].Si Dexter est le représentant symbolique d’une entreprise télévisuelle, la « Dexter team », alors nous ne pouvons pas ne pas nous sentir visés, nous qui sommes excités par les scènes de crime, qui aimons un peu trop ces histoires de sang, qui devrions peut-être avoir honte de prendre du plaisir à suivre les méfaits d’un serial killer et surtout passer moins de temps à regarder la télévision plutôt que de travailler sérieusement.
Mais l’autre danger est posé par la violence cinématélévisuelle :
Car si la violence cinématographique peut nous motiver à penser que des actes violents réels pourraient nous permettre d’exister plus pleinement dans le monde, elle peut aussi nous motiver à penser que des actes violents réels pourraient nous permettre de nous détacher plus pleinement du monde[5].
Nous avons reconnu plus haut que la violence cinétélévisuelle pouvait créer un désir d’en faire l’expérience réelle quand on réalise que si le simple fait de s’imaginer porter un coup est plaisant, alors il doit être encore plus agréable d’être réellement violent. Mais la violence cinétélévisuelle peut aussi donner au spectateur l’idée d’avoir recours à la violence pour exprimer sa haine et son dégoût pour le monde tel qu’il est, un monde qui ne mériterait pas d’exister au vu de l’idéal que l’on peut s’en former.
Dexter comme figure du spectateur en quête d’un récit, c’est-à-dire d’une identité
Si j’ai raison de lire une dimension autoréflexive dans la série, alors la morale qu’on doit en tirer semble pessimiste et peut-être même contradictoire, dans la mesure où la violence de Dexter symboliserait la violence exercée par la caméra et la Dexter team contre le monde et finalement le spectateur. Cependant, Dexter ne fait pas que raconter des histoires de meurtre et de sang en nous racontant des histoires. Il cherche aussi à nous raconter son histoire et la raconte d‘ailleurs de plus en plus à davantage de personnages.
Or, ce récit autobiographique est remarquable en tant qu’il consiste essentiellement en un effort pour intégrer dans un récit cohérent les parties de son identité qui lui échappent et qu’il n’est pas prêt à assumer. Il est ainsi amené à réévaluer constamment la conception qu’il se fait de lui-même en vue de se libérer de ce qui le fa
it agir à son insu. Il n’est pas absurde de dire qu’il pratique ainsi une sorte d’auto-analyse, si l’on accepte de considérer que la cure psychanalytique consiste à chercher à accepter comme faisant partie de soi des comportements et des phénomènes que l’on ne parvenait pas jusque-là à mettre en accord avec la conception que l’on avait de soi[6]. Or, on a pu dire que la psychanalyse n’a en réalité fait que reprendre le projet thérapeutique et perfectionniste que la philosophie avait forgé dès Socrate en faisant de la connaissance de soi le point de départ et l’objectif de l’enquête réflexive[7]. On pourrait donc dire qu’en cherchant à faire le récit de son existence, Dexter mène une enquête philosophique qui est aussi constitutive de son identité[8]. À cet égard, la trame narrative de presque tous les épisodes de la série, qui est aussi la structure de la progression des sept premières saisons, a tout de la quête philosophique la plus classique : du doute à la compréhension, de l’ignorance à la connaissance.
On pourrait donc ajouter qu’en ce sens, l’histoire qui nous est montrée dans la série est de la pensée en images. Ce qui nous est montré, c’est quelque chose comme l’allégorie de la caverne de Platon : c’est d’abord l’idée que nos façons ordinaires de vivre et de penser relèvent d’une sorte d’esclavage tant que nous n’apprenons pas à contrôler et à canaliser les émotions que les autres n’hésitent pas à susciter en nous pour mieux se servir de nous. C’est ensuite l’idée que la philosophie et l’art peuvent nous aider à échapper à cette condition initiale pour atteindre un meilleur état du moi, à condition que nous cherchions à retenir quelque chose de notre expérience philosophique ou artistique qui nous serve à grandir. Mais c’est aussi reconnaître que l’obscurité existe aussi en dehors de la caverne et que notre voyage pourrait bien être suivi par un passager clandestin aux sombres desseins. À nous de savoir reconnaître notre expérience, c’est-à-dire pratiquer ce que Rorty appelle la « redescription » de nos vies, c’est-à-dire d’écrire nous-mêmes le récit de nos vies en pensant les thèmes du film ou de la série plutôt que de laisser les films ou les séries écrire nos vies à notre insu[9].
Au final, on pourrait dire que l’ambivalence du personnage de Dexter est celle du cinéma et des séries TV : « image mouvante du scepticisme »[10] relativement à nos usages et à notre confiance en notre capacité d’atteindre le monde et les autres, Dexter est aussi un homme qui s’engage dans la voie du mariage, reconnaît ses enfants et apprend à accepter la séparation et le manque de contrôle sur le monde et les autres en cherchant à domestiquer ses démons et habiter le monde. Quant à la valeur morale ou éducative de la série, il faut dire qu’elle dépend de l’usage que l’on en fait, mais que la série recommande néanmoins à son spectateur de suivre un code pour canaliser ses instincts :
- Regarder pour enrichir son expérience de l’existence, sinon c’est perdre son temps.
- Faire du médium cinétélévisuel un moyen d’atteindre un meilleur état du moi.
- Ne pas se laisser séduire par la violence, ne pas se laisser aller à des émotions malsaines en pratiquant la philosophie des séries télévisées.
[1] Susan Amper, « Dexter’s Dark World. The Serial Killer as Superhero », op. cit., p. 105.
[2] Rothman, « Violence and Film », op. cit., p. 350.
[3] Rothman, Hitchcock. The Murderous Gaze, Albany, State University of New York Press, 2012 (1982) : outre les lectures de The Lodger, Murder!, The 39 Steps, Shadow of a Doubt et Psycho, la seconde édition contient un chapitre inédit sur Marnie. Sur l’analogie entre cinéma et taxidermie, voir l’intéressant article que Mark Alvey a consacré à Carl Akeley, taxidermiste, sculpteur et inventeur de caméra ; Mark Alvey, « The Cinema as Taxidermy : Carl Akeley and the Preservative Obsession », Framework : The Journal of Cinema and Media, vol. 48, n° 1, printemps 2007, p. 23-45.
[4] Rothman, « Violence and Film », op. cit., p. 356 : « [V]ivre dans le monde peut stimuler notre appétit pour la vision de films, aussi. Dans le monde, nous nous sentons éloignés, comme si nous étions en train d’assister à nos vies, et non de les vivre. Comme c’est mieux de regarder un vrai film ! Quand nous regardons un film, les conditions du médium nous déplacent automatiquement hors du monde du film, nous libérant des responsabilités qui nous incombent quand nous vivons dans le monde. »
[5] Ibid.
[6] Voir Alasdair MacIntyre, The Unconscious. A Conceptual Analysis, Londres, Routledge, 2002 (1958) ; trad. fr. Gabrielle Nagler, L’Inconscient. Analyse d’un concept, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 118-119.
[7] Voir, par exemple, Stanley Cavell, Philosophie des salles obscures, Paris, Flammarion, 2011 (2004), p. 282-284.
[8] Voir Brian Gregor, « Dexter the Self-Interpreting Animal », Dexter and Philosophy, op. cit., p. 55-65.
[9] « Echouer en tant que poète – et ainsi, pour Nietzsche, échouer en tant qu’être humain – c’est accepter la description de soi faite par quelqu’un d’autre, exécuter un programme préalablement préparé, écrire, au mieux, d’élégantes variations sur des poèmes déjà écrits. La seule façon de trouver l’origine des causes qui font de soi celui qu’on est serait de raconter une histoire à propos de ses causes dans un nouveau langage. » Richard Rorty, Contingency, Irony, Solidarity, New York, Cambridge University Press, 1989, p. 28 ; cité par Richard A. Gilmore, Doing Philosophy at the Movies, Albany, State University of New York Press, 2005, p. 9.
[10] Cavell, La Projection du monde, op. cit., p. 242. Voir en ce sens la conclusion de l’article de Susan Amper qui commence par ces mots : « Quel que soit notre angle d’attaque sur Dexter, nous finissons incertains, ambivalents. » S. Amper, « Dexter’s Dark World », op. cit., p. 112-113.