Une analytique du « pire que mal »: Entretien avec Pierre-Henri Castel sur son livre Pervers, analyse d’un concept
Pierre Henri Castel est directeur de recherches au CNRS (au Lier-FYT, EHESS, Paris), philosophe et historien de sciences, et psychanalyste. Son dernier ouvrage paru s’intitule Mais pourquoi psychanalyser les enfants ? Un rituel thérapeutique dans les sociétés modernes (Cerf, 2021).
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Yoann Malinge est chargé de recherches F.R.S.-FNRS à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’Université catholique de Louvain. Ancien étudiant normalien, agrégé et docteur en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il a codirigé Lire L’être et le néant de Sartre (Vrin, 2023) avec Olivier D’Jeranian. Il dirige le dossier « les méchants » publié dans la revue Implications philosophiques.
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Résumé
Cet entretien aborde les éléments principaux du livre de Pierre-Henri Castel, Pervers, analyse d’un concept. Il traite de la méthode philosophique de l’auteur, une analytique du « pire que mal » qui permet de comprendre les personnes perverses dans leurs relations avec leurs victimes. Cette perspective théorique a des implications pratiques sur la façon de comprendre les coupables lors des procès qui jugent leurs actes.
Mots-clefs : pervers, mal, méchant, jugement, psychologie
Abstract
This interview discusses the main elements of Pierre-Henri Castel’s book, Pervers, analyse d’un concept. It deals with the philosophical method of the author, an analysis of the « worse than bad » which allows to understand perverse people in their relations with their victims. This theoretical perspective has practical implications for how to understand perpetrators during the trials that judge their actions.
Keywords: perverse, evil, villain, judgement, psychology
Pour citer cet article : Pierre-Henri Castel, Yoann Malinge, « Une analytique du « pire que mal » Entretien avec Pierre-Henri Castel sur son livre Pervers, analyse d’un concept », Implications philosophiques, 2023. https://doi.org/10.5281/zenodo.10048257
Yoann Malinge : Au début de votre livre Pervers, analyse d’un concept, suivi de Sade à Rome[1], vous établissez une distinction entre le « malfaisant » (evildoer) qui fait le mal pour le mal, et le « méchant » (wrongdoer) qui fait du mal sans cette intention particulière et qui peut donc être méchant involontairement. Le pervers a nécessairement une intention de faire le mal en tant que mal. Il y aurait donc une différence qualitative entre l’action perverse et l’action méchante, et non seulement une différence de degré bien que celle-ci existe. Pourtant, selon vous, cette différence ne réside pas dans une disposition intrinsèque à l’agent. Pourquoi ?
Pierre-Henri Castel : Une manière simple de se représenter à quoi ressemble une disposition intrinsèque, c’est de penser à l’élasticité, ou à la solubilité, et autres choses du même genre. Ce sont des comportements qui s’actualisent dans des circonstances spécifiques (la solubilité, par exemple, quand le solvant n’est pas saturé, et sous certaines conditions précises de température et de pression, etc.). Mais quand on s’efforce de faire rentrer la perversité dans un schéma explicatif dispositionnel de ce genre, on s’engage à beaucoup plus qu’à simplement dire qu’un pédophile, par exemple, ne devient tel (n’actualise sa disposition à la perversion) que mis en présence d’enfants, et plus souvent quand il est seul, ou intoxiqué, etc. Ce serait purement verbal. On fait comme si on disposait d’une théorie plausible des propriétés physiques (ici morales, ou peut-être neurobiologiques) sous-jacentes, qui expliquent le mécanisme général de la disposition. La solubilité a pour base réelle des propriétés précises, de niveau moléculaire, et paramétrables (les paramètres de Hildebrand, notamment). Mais avec la perversité ? On s’illusionne, selon moi, à croire qu’en parlant en termes de disposition (au mal) on réussit à faire exister cette base réelle. En réalité, c’est juste le moyen d’un sophisme naturalisant, même s’il séduit les psychologues. En revanche, si l’on parle de perversité en termes de dispositions extrinsèques, il en va tout autrement. On se donne le moyen de la faire covarier avec des circonstances spéciales. C’est comme la visibilité, pas la solubilité. La visibilité exige qu’on décrive la situation et les relations entre corps vus et voyant, la direction de la lumière, etc. Je suggère alors que la perversité varie avec la vulnérabilité qu’elle vise, qui est une sorte de disposition « conjuguée », variable elle aussi selon le contexte. De toute façon, c’est l’intuition des historiens des mœurs : chaque époque jugera perverse l’action susceptible de blesser des vulnérabilités essentielles des gens, qui ne sont pas les mêmes à d’autres époques.
Y.M. : Vous proposez donc une approche relationnelle de l’action perverse qui ne peut exister que s’il y a une vulnérabilité de la victime. Mais, ce faisant, ne craignez-vous pas que certains lecteurs considèrent que vous excusiez en partie les actions perverses parce qu’elles n’existeraient pas sans la vulnérabilité des victimes ? Au fond, on pourrait faire une analogie avec la critique nietzschéenne de la morale du respect dans La Généalogie de la morale : ce sont les êtres faibles qui demandent et valorisent le respect, alors que les êtres puissants peuvent exercer leur domination sur des êtres inférieurs. Ce sont les victimes qui se plaignent de la force exercée par ceux dont c’est la nature de dominer : les victimes considèrent cette force comme « le mal ». Dès lors, la philosophie de Nietzsche défend un perspectivisme : les valeurs sont des interprétations que l’on peut évaluer d’après leur origine. En mettant au jour le caractère relationnel de l’action perverse, en quoi votre approche se distingue-t-elle de la démarche nietzschéenne ?
P.-H. C. : La vulnérabilité en question n’a rien à voir avec le sentiment de vulnérabilité des victimes. Ce n’est pas parce que les gens se sentent vulnérables qu’ils le sont, et réciproquement. D’ailleurs, on y reviendra peut-être, ce n’est pas non plus parce que quelqu’un se sent pervers (avec une élation grandiose) qu’il l’est — peut-être n’est-il que très banalement méchant. L’analyse relationnelle spécifie des rapports conceptuels qu’on peut ensuite « valuer » comme on veut — et notamment comme Nietzsche.
Il en va de même pour la dimension évaluative que je suggère de conférer à « pervers », que je glose comme « pire que mal » — soit au-delà du mal, mais pas « par-delà (le bien et) le mal ». Il s’agit d’une caractérisation grammaticale, celle de prédicats fins (i.e. sans contenu descriptif), tel que « bien », « juste », « mal », etc., et donc, finalement, selon mon argument, « pervers », par contraste avec les prédicats épais du type « saint », « louable », blâmable » et autres termes (descriptifs) du même genre. « Pervers », en effet, est à mes yeux fins et non épais, autrement dit il évalue (comme « pire que mal ») et ne décrit rien. C’est plus un adverbe qu’un adjectif. Nietzsche se meut dans cet espace grammatical, et il en inverse, certes, les « valuations » psychologiques et morales communes, mais pas les interrelations logiques immanentes, qui seules m’intéressent.
Y.M. : L’action perverse, comprise comme « pire que mal », réside pourtant, dites-vous, dans un rapport à autrui qui consiste à le « faire défaillir dans l’angoisse » (Pervers, analyse d’un concept, op.cit., p. 54) ou à le conduire à l’autodestruction. Elle n’est plus dépendante des normes en vigueur dans une société donnée. La perversité ne se mesure pas à l’aune de telles ou telles normes en vigueur. Pourtant, c’est bien dans un rapport aux normes que la perversion existe. Pourriez-vous éclairer cet apparent paradoxe ?
P.-H. C. : Le paradoxe est effectivement double : d’une part cette grammaire conceptuelle circonscrit une sphère d’effets moraux et psychologiques bien particuliers (angoisse, incitation à s’autodétruire, etc.) ; d’autre part, cette normativité intrinsèque du bien et du mal (et du pervers au sens du Mal absolu, du « pire que mal ») échappe aux normes particulières en vigueur dans une société donnée. Comment est-ce possible ? Tout simplement parce que, pour commencer, « pervers » peut être reconstruit grammaticalement comme un adverbe et comme un prédicat fin (qui ne décrit rien). Toute société qui a une vie morale a besoin de cette échelle du bien et du mal, et donc aussi du « pire que mal » — mais aussi de ce que la théologie identifiait comme le « mieux que bien », comme la charité par rapport à la justice chez Thomas. Quant au contenu normatif, contenu qui est associé à ces termes évaluatifs, il peut évidemment être très divers. Il n’en reste pas moins que de la même façon que le mal circonscrit un espace grammatical pour la culpabilité, j’analyse le pervers comme circonscrivant, lui aussi, un espace grammatical pour des affects autrement assez énigmatiques dans la vie morale et psychologique, au nombre desquels je compte l’anéantissement d’autrui dans un paroxysme d’angoisse.
Y.M. : Votre travail constitue une critique d’une certaine criminologie qui se sert des statistiques pour en induire une disposition intrinsèque à la méchanceté, dans une approche psychobiologique, en déconnectant alors les actions incriminées des « difficultés morales et sociales des milieux vulnérables » (ibid., p. 24). Votre approche alternative est intéressante parce qu’elle est aussi différente d’une approche sociologique qui se porterait plutôt sur les conditions de vie des agents incriminés alors que vous semblez plutôt ouvrir la voie à un travail sociologique préventif auprès des potentielles victimes. Est-ce à dire selon vous que la sociologie pénale devrait réorienter ses recherches ?
P.-H. C. : Certainement. Si mon analyse relationnelle est correcte, elle met solidairement en valeur perversion et vulnérabilité. Il faut renoncer à psychologiser-individualiser « le » pervers, ce monstre s’en prenant à n’importe qui ; il faut au contraire identifier dans les relations sociales les plus asymétriques (parents/enfants, maître/élèves, autorités/subordonnés, etc.) les vulnérabilités potentielles aux pratiques perverses. On lutte mieux contre la pédocriminalité en renforçant l’autonomie des enfants qu’en dépistant les « profils à risque » de tels ou tels adultes « prédisposés » !
Y.M. : Vous posez une question très intéressante : celle de savoir si « les monstres du prétoire ou de l’asile » sont vraiment différents des autres hommes ou bien s’ils s’appuient « juste sur le vertige qu’ils provoquent dans quelques têtes faibles pour faire croire qu’ils ont effectivement perpétré des crimes d’exception » (ibid., p. 30). Ne faudrait-il pas alors abandonner complètement le concept de « pervers » parce qu’il conduirait à une forme d’héroïsation négative des agents qui seraient qualitativement distingués grâce à leurs actions ?
P.-H. C. : Tout à fait. N’est pas pervers qui le dit ou qui le veut. C’est même le lieu de se souvenir de la fameuse formule de Kant selon laquelle peut-être aucune action en ce monde n’a été accomplie par morale (mais juste conformément à la loi morale). Il y a certainement des méchants extraordinaires ; des pervers, c’est moins sûr. On ne devrait pas perdre de vue que même chez Sade, le libertin ultime est un horizon, le terme asymptotique d’une carrière dans le crime où même Juliette est toujours en-deçà de ce qu’elle pourrait (ce qui l’excite à faire « pire » !). Une analyse adverbiale démolit à la racine la vision « substantive » traditionnelle du pervers-monstre. « Pervers » modalise des actions, et ne définit aucun sujet ni agent bizarre à la texture psychologique ou morale intrinsèquement faussée.
Y.M. : L’approche adverbiale que vous proposez du concept « pervers » est « déflationniste », écrivez-vous (ibid., p. 33). Votre méthode philosophique et ce paradigme du langage pour capturer les actes pervers permet de distinguer les actes d’un auteur qui peut être agent mais qui peut aussi faire faire ses actions par quelqu’un d’autre. Dès lors, quel est le statut de l’agent matériel de l’acte qui est manipulé par l’auteur selon vous ? Avez-vous rencontré des cas réels d’une telle dissociation ?
P.-H. C. : C’est le cas standard ! Rien de plus banal que les situations de manipulation où celui qui tire les ficelles dans la coulisse se dédouane de sa responsabilité en rejetant la faute sur un agent qui a porté le coup fatal, et qui s’est même, ainsi, détruit lui-même en détruisant l’être qu’il aimait le plus : songez à Iago, qui fait tuer Desdémone par Othello. L’agent du meurtre est Othello, l’auteur, Iago. Ce sont précisément ces cas qui rendent, selon moi, nécessaire, de disposer d’un concept de perversion. Et il y en a de plus sordides et de plus communs dans les tribunaux ordinaires.
Y.M. : Ma précédente question conduit à envisager les crimes collectifs institutionnalisés (camps de concentration, centres de torture, …) comme vous le faites. Les agents ne sont pas toujours les auteurs des actions, ceux qui ont élaboré intentionnellement celles-ci. Cela étant, est-ce que cela ne risque pas d’être une excuse pour les agents matériels, l’excuse consistant à se présenter comme un simple rouage d’une institution perverse ? Au fond, c’est une ligne argumentative qu’Eichmann a pu développer. De plus, où se trouve alors la perversité d’une institution comme celle des camps de concentration et d’extermination ?
P.-H. C. : Disons que je soutiens l’idée que les institutions monstrueuses (esclavage moderne, camps de concentration et d’extermination, etc.) ne sont pas des effets pathologiques de l’interaction plus ou moins coordonnée d’individus pervers. Si « pervers » modalise une action, le sujet de cette action n’est même pas nécessairement une personne. Une institutioncomme un centre de torture de masse peut fonctionner avec de simples méchants, des imbéciles et sans doute quelques brutes — mais peut-être aussi rien qu’avec des gens consciencieux dans l’application des procédures. Or, on a l’exemple d’institutions conçues pour déshumaniser absolument, ce qu’elles font, de fait. On n’a pas affaire à des dysfonctionnements ni à des « effets pervers » de la prison ou de l’hôpital, mais à des machines sociales dont la raison d’être est la mort de masse. Leur action est perverse, mais les agents impliqués ne sont pas toujours, ni tous, pervers.
Sont-ils excusés pour autant ? En rien ! Car ces agents sont assurément méchants. On n’a pas besoin de plus pour punir. Et surtout pas de se laisser gagner par le vertige d’une perversion « transcendante », laquelle, pour finir, pourrait même finir par paraître folle, et ouvrir la voie à une sorte d’excuse (c’est « trop fou » pour être l’acte d’un individu compos mentis). Toute mon analyse vise au contraire à déshéroïser les méchants extraordinaires, tout en repolitisant et en dé-psychologisant la question du Mal social et historique.
Y.M. : Vous poussez la démarche déflationniste jusqu’à considérer que le « pervers » est un prédicat impersonnel qui qualifie « une raison d’agir et pas (ou pas en premier lieu) la volonté consciente d’un individu » (ibid., p. 69). Dès lors, est-ce à dire qu’il n’y a pas lieu de considérer les auteurs d’actions perverses comme des sujets qui auraient besoin d’une certaine thérapie pour réorienter leurs intentions ? Pourriez-vous également préciser alors quel rôle prendrait le procès de tels agents ? Il s’agit là d’une des conséquences concrètes de votre approche.
P.-H. C. : Dénaturaliser la perversion comme je m’y emploie aboutit effectivement à mettre en cause l’idée d’une « psychothérapie » de ce genre de « pathologie mentale ». De toutes façons, à ma connaissance, les tentatives en ce sens échouent (voire, on l’a noté, ne font que donner plus de moyens encore aux gens qui en « bénéficient » de nuire à leurs victimes et d’échapper au châtiment !). On ne doit pas sous-estimer ceci que, plus elle est pure, détachée du moindre plaisir vulgaire, immédiat et intéressé, ou encore « apathique », comme dit Sade, dans la quête du pire, plus la perversion prend la forme d’une contre-éthique extrêmement rigoureuse, sinon ascétique. C’est excessivement rare, mais cela existe. Il n’y a plus lieu de le dissimuler désormais, mais les exemples que je donne dans mon livre sont tirés des expertises médico-légales de certains tueurs en série, notamment Michel Fourniret, sur lesquelles Daniel Zagury, à Ville-Evrard, nous livrait ses réflexions. Il est difficile de retrouver dans le modus operandi de cet homme quoi que ce soit à « corriger » au sens d’une déviance. Nulle intentionnalité morale « cassée » (et réparable, du moins idéalement), ici. C’est un ordre concurrent de l’action morale qui se manifeste plutôt et qui vise le Mal¸ peut-être même par-delà toute « jouissance » bien identifiable (au sens d’un plaisir sensible). Quant au procès pénal, je suis frappé de ceci qu’il suppose (là encore idéalement) la possibilité de réconcilier le délinquant avec la société par le truchement de la peine juste. Mais dans le cas de la grande perversion, on a plutôt une situation tout opposée : il est courant que les criminels se servent de la procédure pour, par leurs silences, leurs « oublis », ou des détails atroces et peut-être inventés, augmenter la détresse des familles des victimes. Une telle subversion des attendus moraux ordinaires de la justice est, selon moi, logique.
Y.M. : L’avant-dernière question est d’ordre méthodologique et s’intéresse à votre philosophie en train de se faire. A plusieurs reprises dans votre essai, vous ressaisissez de manière réflexive le cheminement parcouru auparavant. Ce faisant, vous donnez à voir la démarche intellectuelle qui est la vôtre, et vous la distinguez d’autres méthodes, ce qui est pédagogique au sens fort du terme. Vous écrivez ainsi que vous avez d’un côté mené une défense d’une compréhension adverbiale de « pervers » et d’un autre côté, vous avez affaibli « l’interprétation substantive de “pervers” ». En outre, « à chaque moment du développement de l’argument, on n’a cessé de mettre en avant la dimension relationnelle de l’action perverse » (ibid., p. 64-65, vous soulignez). Est-ce que cette démarche qui est celle de l’exposition est également celle de la recherche ? Autrement dit, dans le processus qui conduit à l’écriture de votre livre, est-ce que le résultat de votre recherche, avec ses deux côtés, reflète la chronologie même de votre travail de recherche ?
P.-H. C. : Les deux parties de mon ouvrage, l’une sur le concept de perversion et l’autre sur Sade, sont en effet toutes les deux ajustées. Je me sers de l’Histoire de Juliette et du gradus libertin dont il fait le récit (d’ailleurs ouvert) pour instancier ce que j’appelle la progression asymptotique vers le « pire que mal » — autrement dit ma glose du prédicat « pervers ». Il en ressort que Sade n’est en rien un humoriste noir, ou un sophiste qui « jouerait » avec la philosophie des Lumières. Ma lecture, à rebours des lectures courantes, permet de mieux identifier son génie conceptuel. Réciproquement, ce qui donne sa force à l’analytique sadienne du Mal se laisse formaliser indépendamment des moyens particuliers qui sont les siens (notamment son utilisation étonnante des polémiques du temps sur la contingence des lois de la nature). L’analytique du « pire que mal » et la conception adverbiale de la perversion sont plutôt des outils pour mettre en lumière la grande variété historique des figures du Mal. En ce sens, aucune des deux parties du livre n’a de priorité sur l’autre, en tout cas, pas comme une partie théorique s’oppose à une partie concrète (historique et exégétique).
Y.M. : Finalement, comment inscrivez-vous ce travail dans le développement de votre œuvre ?
P.-H. C. : C’est au fond une « note de bas de page » à ma recherche plus générale sur les processus de contrainte, d’inspiration éliasienne (Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés[2], et La Fin des coupables[3]). Il me semblait que l’idée même d’autocontrainte (Selbstzwang) impliquait un certain concept du Mal — de ce qu’on doit absolument se retenir de faire, mais qui insiste comme une tentation. C’est dans ce creuset que s’est forgé l’intériorité morale de l’individu moderne, en Occident. Mon hypothèse, que je cherchais à vérifier dans Sade à Rome, c’est qu’au moment où la figure radicalisée de cet individu émerge au 18e siècle, les Lumières découvrent un « égoïsme » infiniment plus vertigineux que celui de la morale religieuse antérieure, et c’est cela qui rend Sade possible en même temps que le Kant des « grandeurs négatives ». Nous sommes les enfants de ce moment où le Mal a cessé d’être un défaut de perfectiondans l’ordre divin, et s’est coordonné à un nouveau concept de la volonté, en sorte qu’on a pu penser des perfections négatives — en un mot, des raffinements infinis de la perversion. En dernière analyse, c’est ce qui me permettait de donner un peu de sens à l’idée de Freud selon laquelle la névrose est le « négatif » de la perversion, ce dont on se retient, ce qu’on cherche à contrôler et à refouler dans les symptômes névrotiques, mais qui ne cesse d’y transparaître. L’individu moderne n’est que cet homme-là, l’homme de l’autocontrainte éliasienne, qui « refoule » un Mal qui a pris forme au 18esiècle dans les espèces de la perversion sadienne.
[1] Pervers, analyse d’un concept, suivi de Sade à Rome, Paris, Ithaque, 2014, p. 17.
[2] Pierre-Henri Castel, Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, Paris, Ithaque, 2012. [Note Y.M.]
[3] Pierre-Henri Castel, La Fin des coupables, suivi du Cas Paramord, Paris, Ithaque, 2012. Cet ouvrage et le précédent sont les deux volets d’un ensemble intitulé Obsessions et contrainte intérieure de l’antiquité à Freud. [Note Y.M.]