True Blood, Bon Temps, Louisiane 2008-2010
Paola Marrati, Johns Hopkins University
Ce texte est un prolongement d’une intervention dans le cadre des journées d’études sur « SÉRIES D’ELITE, CULTURE POPULAIRE : LE CAS HBO », organisées par par Sandra Laugier (CURAPP, UPJV), Marjolaine Boutet (HPCP, UPJV), Elodie Nowinski (HPCP, Centre d’Histoire de Sciences Po), le 7 et 8 juin 2010. https://www.implications-philosophiques.org/actualite/events/series-delite-culture-populaire-le-cas-hbo/
True Blood, Bon Temps, Louisiane 2008-2010
Avant True Blood, quelques faits de nature différente
1. Dans l’épisode du 20 avril 2010 de son Daily Show, Jon Stuart prend un certain plaisir à répondre à la plus récente (à l’époque) charge à son encontre d’un journaliste de Fox News, Golberg, auparavant exposé par le même Daily Show dans ses pratiques douteuses. Obligé d’admettre que Jon Stuart à l’occurrence a vu juste, Golderg trouve une étonnante ligne d’attaque : c’est contre l’éthique de la profession pour un comédien de se mêler de politique et critique sociale, ces choses sérieuses appartiennent aux journalistes d’informations. En somme, nous pouvons en déduire qu’il ne faut surtout pas mêler les genres, au risque d’égarer et manipuler les pauvres auditeurs, incapables par eux-mêmes de faire la part entre fait et opinion, peut-être même entre réalité et fiction, si la catégorie d’un programme ne les renseigne pas au préalable sur la nature de son contenu et son statut de vérité. La réponse de Jon Stuart est d’autant plus efficace qu’elle est simple comme le reporte le New York Times :
“I have not moved out of the comedian’s box into the news box,” Mr. Stewart said on the show on Tuesday, adding, “The news box is moving toward me.”[1]
En effet, depuis Aristophane du moins, les comédiens se sont toujours mêlés des affaires de la cité et Jon Stuart à cet égard ne fait que suivre fidèlement une ancienne tradition, mais que devient la comédie, ou la fiction, dans un monde où l’information devient comédie ? Ce qui est, selon Jon Stuart et bien d’autres, le monde même de Fox News, la chaîne télé américaine qui a de loin la plus grande audience et promet, c’est son logo, d’être « fair and balanced », ce que ses téléspectateurs probablement croient, malgré The Daily Show, Media Matters, et bien d’autres sources d’information disons plus traditionnelles, même quand elles utilisent essentiellement Internet.
2. Un vétéran de la guerre du Vietnam, alcoolique et sans domicile fixe, débarque au siège du Baltimore Sun, le quotidien de Baltimore, pour confronter un journaliste peu scrupuleux et promis à un brillant avenir sur les imprécisions d’un article écrit à partir du récit que le vétéran lui avait fait de la bataille x. Fort de la différence de statut social et de sa respectabilité apparente, le journaliste n’est point troublé et insiste pour raconter son côté de l’histoire au rédacteur en chef malgré la réplique du vétéran : « A lie it’s a lie not one side of a story ».
The Wire, saison 5. David Simon, co-créateur avec Ed Burns, a longtemps été journaliste au Baltimore Sun.
3. Avril 2010. Bob Mc Donnell, le gouverneur républicain de l’état de Virginie déclare le mois de la Célébration de l’Histoire de la Confédération. Dans son discours inaugural il ne fait aucune mention de l’esclavage[2].
4. Mars 2010. L’état du Texas approuve un changement du contenu des manuels d’histoire pour les écoles[3].
True Blood
L’intrigue principale de True Blood est assez traditionnelle puisqu’elle tourne autour des amours de Sookie Stackhouse, jeune serveuse de café et télépathe, avec un vampire au très haut sens moral, Bill Compton. Leurs amours sont inévitablement compliqués par les différences de « nature » et de « culture » entre les vampires et les humains – le monde politique et social des vampires est aussi complexe et conflictuel que celui des humains – et par l’attraction de Sookie pour un deuxième vampire, Eric Northman, au caractère bien plus douteux[4]. Sookie semble en somme suivre le chemin tracé par Buffy entre les deux faces opposées et complémentaires de toute idée romantique de l’amour : celle pure et dévouée jusqu’au renoncement, disons dans le style du Lys dans la vallée, et celle trouble d’une passion érotique sans norme et sans limites, genre Sodome et Gomorrhe dans la Recherche du temps perdu pour rester dans les exemples de littérature classique. Et comme celle de Buffy, l’histoire de Sookie montre que cette opposition est bien superficielle et que l’ambivalence nous habite du dedans : Bill comme Angel – et comme nous tous – a un côté obscur ; Eric, comme Spike, est capable d’amour et de générosité. Bill le dit d’ailleurs explicitement : « Nous sommes tous, vampires et humains, capables du mieux et du pire, souvent en même temps».
En outre, ce qui est peut-être encore plus important, Buffy et Sookie ne sont pas des Madame Bovary version New Age, à la recherche perpétuelle d’un objet quelconque (de préférence un homme) sur lequel projeter leur idéal imaginaire, mais deux filles qui apprennent l’amour et le désir dans des rencontres où leurs attentes sans être niées sont déplacées, ouvertes au nouveau et au changement, en somme elles sont capables d’expérience. Il est vrai que leur expérience se fait souvent à la suite d’aventures extravagantes et fantastiques, mais son contenu n’en reste pas moins ordinaire : il s’agit toujours de ce qu’on apprend sur soi-même, le monde et les autres.
L’histoire de Sookie a aussi un aspect commun avec une autre grande saga récente dans la « mouvance » vampires : comme celle entre Bella et Edward dans Twilight, la relation entre Sookie et Bill a un rapport particulier au silence, même si les rôles sont inversés. Certains vampires de Twilight ont des dons particuliers, celui de Edward est de lire les pensés d’autrui, seule Bella parmi les humains et les vampires lui reste inaccessible, alors que dans True Blood c’est Sookie qui a le don – ou porte la malédiction – de lire dans la pensée, mais avec Bill rencontre enfin le silence. C’est de l’impossibilité de lire les pensées de l’autre, d’accéder directement à l’esprit d’autrui que naissent ces amours : contre tout mythe fusionnel ces couples étranges témoignent de la séparation nécessaire à l’amour et au désir, et peut-être involontairement rendent hommage à l’intuition de Cavell que le scepticisme menace autant l’amour que le savoir.
Mais malgré ces ressemblances dans les histoires d’amour entre jeunes filles et vampires, Bon Temps n’est ni Sunnydale ni Forks. Alan Ball, scénariste d’American Beauty et créateur de la série culte Six Feet Under, introduit beaucoup de nouveautés dans le genre. Tout d’abord les vampires de True Blood sont sortis de l’ombre et cherchent une reconnaissance politique dans l’Amérique d’Obama selon la tradition et avec le langage des mouvements contre la ségrégation et pour les droits civiques ; ils utilisent les media contemporains pour avancer leur cause – en particulier la télévision câblée – et les rapports entre humains et vampires en sont évidemment affectés[5]. Bon Temps, petit village de la Louisiane, ne fait pas exception : ici comme ailleurs dans le pays le « coming out » des vampires produit toute sorte d’effets et d’affects, de la fascination à la peur, de l’acceptation prudente au rejet hystérique. Et à Bon Temps comme ailleurs les réactions à l’arrivée des vampires dans la cité se mêlent nécessairement à l’histoire sociale et politique de la communauté humaine[6]. Or, celle de Bon Temps est très précisément située par Alan Ball en Louisiane, même si aujourd’hui il n’y a pas de petite ville qui s’appelle Bon Temps – comme s’il y avait un village touristique qui porterait ce nom évocateur d’un temps où il faisait ou il ferait doux vivre – il y en a plein que lui ressemblent à s’y méprendre.
Le cadre qu’Alan Ball a choisi pour y faire cohabiter ses vampires, métamorphoses, loups-garous et autres créatures fantastiques avec ses humains ordinaires, est donc une petite ville du Sud des Etats-Unis comme bien d’autres. Le générique de True Blood en décrit l’atmosphère et nous introduit à l’histoire.[7] Sur le rythme country de Bad Things de Jace Everett, il alterne images de vie rurale, animaux sauvages, rites baptistes, sexe, photos du Ku Klux Klan et d’émeutes raciales en créant un portrait mental et physique de Bon Temps, à la fois « réaliste » puisque parfaitement localisé dans l’espace et le temps et chargé d’affects.[8] Le rouge des fruits écrasés sur la bouche des enfants, celui du sang qui coule du rat mort, celui très glamour des lèvres qui absorbent la fumée d’une cigarette n’évoque pas seulement le sang qui depuis toujours obsède les vampires (ou plutôt les humains qui inventent et réinventent sans cesse leur histoires), mais aussi celui qui coule des blessures de la guerre civile, de la méfiance et de la haine liées à l’histoire de l’esclavage et de son abolition d’abord, et à celle des mouvements pour les droits civiques des noirs et pour la fin de la ségrégation ensuite. Et au-delà de cette séquence en somme assez courte, le sang qui hante l’histoire humaine.
C’est du moins en ce sens qu’on peut comprendre la manière dont Alan Ball introduit dès la première scène de l’épisode pilote le nouveau qui vient changer la vie de ses vampires. Un écran télé dans un petit kiosk le long d’une route montre Bill Maher (le show man bien réel de Real Time, produit aussi par HBO) en train d’interviewer Nan Fanegan, la porte parole du mouvement pour la Reconnaissance des Droits des Vampires. Même pour le très « liberal » Bill Maher, la revendication d’égalité de droits pour les vampires pose ne va pas de soi, après tout on a bien quelque chose à craindre d’une race qui pendant des millénaires s’est nourrie de sang humain. Nan Fanegan, dans le meilleur style politique, répond que, premièrement, ce ne sont que des allégations, aucune preuve n’a jamais pu être fournie ; deuxièmement, que maintenant qu’une firme japonaise a produit du sang synthétique – le Tru (sans « e ») Blood – qui satisfait tous les besoins alimentaires des vampires il n’y a vraiment plus rien à craindre et il est normal que les vampires s’intègrent à la société ; et, pour finir, que s’il y a une histoire sanglante, c’est bien celle de la race humaine ponctuée comme elle l’est par génocides, exterminations, armes atomiques, esclavages et tortures en tout genre. Nous ne saurons jamais ce que Bill Maher aurait bien pu répondre puisque le cadre change, mais la bonne conscience de l’espèce humaine n’en sort pas renforcée…
Pourtant, le sang évoqué dans True Blood n’est pas seulement celui des horreurs de l’histoire. Il y a aussi celui qui circule entre humains et vampires et, c’est la deuxième nouveauté par rapport à la tradition, la consommation ici n’est pas à sens unique. Pour les vampires, des lors qu’il n’est plus un besoin vital, le sang humain devient un objet de pur plaisir, souvent lié à une sexualité qui n’est pas mortifère, ou alors le point de fixation d’une identité menacée, comme chez ceux qui refuse le sang synthétique et le projet de cohabitation avec les humains en tant que « contre nature ». Les humains pour leur part ne sont plus les objets passifs de consommation: ils découvrent que le sang de vampire a beaucoup de vertus et notamment qu’il peut agir comme une drogue puissante, « V ». Il s’ensuit une situation où des vampires et des humains sont tués pour leur sang, d’autres le donnent ou l’échangent volontairement dans une circulation où la limite entre désir et marchandise est constamment brouillée – comme dans la vie de tous les jours.
Ce que je viens de dire jusqu’à maintenant pourrait faire penser (ou faire penser que je pense) que True Blood est une série gore, morbide et sinistre, jouant sur le sang et le sexe pour flatter ou produire les instincts les plus sordides sous prétexte « d’émotions fortes ». Or, il n’en est rien. Comme dans Six Feet Under, Allan Ball fait à nouveau preuve de savoir traiter les sujets qui s’y prêtent le moins non seulement avec élégance formelle (ce qui ne suffirait pas, en tout cas à mes yeux), mais aussi avec une intelligence et une sensibilité que j’aimerais qualifier de morales et politiques. Bien sûr, True Blood est aussi très amusant et j’espère sincèrement que les fans, dont je fais partie, me pardonneront de ne parler que des ses aspects les plus « sérieux ».
L’idée brillante du coming out des vampires permet à Allan Ball de développer des thèmes insolites dans l’histoire du genre et je voudrais en souligner quelques uns.
L’Association Américaine pour les Droits des Vampires, dont le visage public est celui très télégénique de Nan Flanagan, fonctionne exactement comme tout groupe politique dans la tradition américaine des mouvements de droits civiques. Rien ne distingue dans True Blood la recherche de reconnaissance des vampires de celles anciennes ou récentes des noirs, des minorités religieuses ou ethniques, des femmes, des gays et lesbiennes etc. Le langage utilisé est le même, celui de l’égalité des droits, tout comme les enjeux sont les mêmes : une égalité sociale complète qui implique les droits de propriété et de mariage (y compris mixte) avec tout ce qui s’ensuit, possibilité de donation, d’héritage, reconnaissance légale et juridique des liens des parentés.
Si la mémoire d’une époque où les mariages mixtes étaient un crime dans plusieurs états s’éloigne (encore que la réaction d’une grande partie de la droite américaine à l’élection d’Obama peut faire craindre le contraire[9]), les luttes politiques et juridiques pour introduire ou révoquer le mariage entre couples du même sexe sont en plein essor et la ressemblance des situations ne peut échapper à personne. Nan Flanagan sur les écrans télé de CNN qui ponctuent les épisodes de True Blood est aussi familière (ou étrangère, selon les publics..) que Rachel Maddow sur ceux de MSNBC demandant, par exemple, au Président Obama de mettre fin à l’injustice de Dont Ask Don’t Tell[10].
Egalement familière est la rhétorique des ennemis jurés des vampires. Toujours sur les écrans télé le pasteur Newman père d’abord, et fils ensuite – fondateurs de la Communauté du Soleil, église militante et militarisée – débattent avec Flanagan selon les règles de la démocratie médiatique qui leur accordent strictement le même temps de parole. Eux aussi font appel aux droits, cette fois celui de la race humaine de se défendre et de défendre ses valeurs : la vie à la lumière du bien et du soleil, voulue et protégée par Dieu contre les créatures de la nuit et de la mort, incarnations du mal qui viennent menacer et contaminer les fondements mêmes de « notre » civilisation. Encore une fois, la logique politique et religieuse qui fait de l’amour de Dieu et de la « vraie » vie humaine la raison de la haine et parfois du meurtre n’a malheureusement rien de fictif ou de nouveau : les vampires ne sont qu’en cas parmi d’autres. Sauf que True Blood, dans une Amérique tentée par le fondamentalisme chrétien et la démonisation de l’Islam, montre un terroriste suicidaire « chrétien » et, plus important encore, comme c’est facile de le devenir, même quand on est au fond un brave type tout à fait ordinaire.[11]
Personne donc ne conteste le principe de l’égalité des droits, ce qui fait problème dans True Blood comme aux Etats-Unis et partout dans le monde, est de savoir à qui « nous » reconnaissons le droit d’avoir des droits, c’est-à-dire quelle vie compte comme « vraie » vie, digne de respect et de reconnaissance. Judith Butler a récemment formulé ces questions en termes de deuil et de perte, en nous demandant de comprendre par quels mécanismes certaines vies peuvent et doivent être pleurées alors que d’autres restent pour ainsi dire invisibles et par conséquent leur destruction anonyme et non advenue (dans « notre » conscience)[12]. True Blood pose une question analogue, il me semble, par un biais différent mais complémentaire : quelles vies peuvent être aimées ?
Si Nan Flanagan et le pasteur Newman mettent en scène les règles du débat politique, ce sont les habitants de Bon Temps et alentours, humains et vampires, qui ne cessent de se poser et de nous poser cette question et y répondent chacun et chacune à sa manière, toujours temporairement puisque le problème persiste et les solutions changent. Sookie et Bill y sont confrontés sans cesse – d’où les nombreuses ruptures et renouements -, mais le problème se pose aussi à Lafayette et Tara, Jason et Jessica, Eric et Pam, Hoyt, Sam et tous les autres. On pourrait le montrer pour chaque personnage, autant dans ses relations érotiques que d’amitié et de parenté, mais il serait probablement plus long et certainement moins drôle que de regarder les épisodes de True Blood.
La question de quelle vie compte comme « vraie » vie se mêle dans True Blood avec celle de savoir quelles sont les limites de l’humain. En tant que question abstraite elle n’est pas très intéressante, mais dans True Blood elle se pose au cas par cas, comme le dirait de Deleuze et ces cas nous importent. Sam le métamorphose se fait « adopter » sans problème et nous semble bien plus « humain » que cette brute de son père biologique qui pourtant ne se transforme ni en chien ni en mouche. Tara au fond ne peut pas comprendre que Sookie aime Bill, qu’elle ne voit que comme une instance du genre « vampire » (mais c’est peut-être parce que pendant leur première rencontre Bill reconnaît avoir possédé des esclaves dans sa vie humaine et ne veut ou ne peut pas lui offrir des excuses ?). En même temps, les choses ne sont pas plus simples avec sa mère à la fois aimante et abusive, qui en passant de l’intoxication à l’alcool à celle à Jésus Christ n’en devient pas plus capable de compréhension et d’aide. Ce ne sont que deux exemples parmi beaucoup d’autres, mais ils montrent je crois à quel point les différences qu’il faut toujours négocier entre « nous» et les « autres » sont nuancées et comment elles traversent les catégories massives de « humain », « vampire », « animal », pour ne rien dire d’« homos », « hétéros », « mère », « fille », « noir », « blanc», « red neck » et ainsi de suite.
Pourtant, entre humains et vampires il y a une différence qui semble insurmontable : le rapport à la mort. Sur ce point encore, True Blood innove. Contrairement à la saga de Twilight, le thème de la mort et du vieillissement n’est pas obsédant dans la relation entre Sookie et Bill, et quand il vient au premier plan dans la deuxième saison c’est d’une toute autre manière, avec la figure de Godric. Vampire âgé de plus de deux mille ans, « créateur » d’Eric, Godric est fatigué malgré sa puissance. Dans un geste christique, il se rend volontairement à la Communauté du Soleil qui cherche à capturer un vampire pour le brûler sur la croix, en espérant vaguement de briser le cercle de la violence. Avec le temps Godric a changé, il a perdu ses « réflexes » de vampire, n’a plus de goût pour le sang et espère sans espoir une cohabitation pacifique entre humains et vampires. Le temps pour Godric a été un long apprentissage et maintenant que l’apprentissage est terminé le temps est vide : Godric veut mourir, non par nihilisme ou ennui mais parce qu’il a eu tout ce que le temps pouvait lui donner. La figure de Godric peut ainsi faire penser à la finitude existentielle du temps dont parle Heidegger, mais il défie en revanche l’idée Heideggérienne de la solitude inévitable du mourir : la présence de Sookie à ses côtés avec ses larmes humaines, fait de la mort pour Godric l’expérience d’une rencontre où il voit la promesse du nouveau.
Que True Blood montre comment les limites de l’humain, ou pour le dire autrement le rapport à l’altérité, se négocient toujours au cas par cas, n’implique pas que les repères identitaires (de classe, de race, d’orientation sexuelle etc.) n’y jouent aucun rôle. Ils sont au contraire l’étoffe même de la vie quotidienne dans laquelle chacun et chacune fait tant bien que mal son chemin. Et de ce point de vue True Blood est un portrait du Sud des Etats-Unis aussi efficace que de The Wire l’est de Baltimore.
La grand-mère de Sookie, qui est l’incarnation même d’une sagesse faite de bonté, d’intelligence et d’humour, accueille Bill sans préjugé aucun, est absolument convaincue que Dieu aime les vampires autant que toutes ses autres créatures et considère Tara et Lafayette comme ses propres petits-enfants. Aucun soupçon de racisme ou de petitesse d’esprit ne pèse sur elle et c’est pour cela que son rapport à l’histoire de la Confédération et à la guerre civile, au passé de Bon Temps et de la Louisiane est si intéressant. Dans la réunion qu’elle organise pour que tous ceux qui le souhaitent puissent écouter Bill parler de sa vie pendant la guerre de sécession, elle montre bien comment et pourquoi le rapport du Sud à son histoire reste si difficile. Tara et Grand-mère, si proches dans le présent, ne peuvent pas regarder le passé de la même manière. La mémoire de l’esclavage, aussi pénible qu’elle soit, n’est pas pour Grand-mère la seule « vérité » du passé, du Sud qu’elle aime et l’héritage qu’elle revendique et cherche à commémorer ne s’y réduit pas. Pour Tara en revanche c’est un passé qui ne passe pas, qui se rejoue tous les jours dans le racisme ordinaire ou extraordinaire d’un certain nombre des clients du Merlotte. Il ne s’agit pas bien sûr de décider qui a tort ou raison, tâche aussi dérisoire qu’impossible, mais de montrer comment il est encore difficile de partager dans le rapport inévitable à l’histoire ce qui relève d’un héritage qu’on ne peut qu’assumer malgré sa violence et ce qui relève du déni ou, pire, de la réaffirmation d’un racisme que pour avoir appris à se servir de tous les outils du 21e siècle n’a pas vraiment changé de visage.
Je ne sais pas exactement ce que cela dit au juste sur des événements contemporains et bien réels comme la décision de Bob Mc Donnell ou les débats en cours sur le changement de la Constitution américaine pour révoquer la citoyenneté aux enfants d’immigrés nés sur le territoire des Etats-Unis, ce que je sais c’est que True Blood, comme de manière différente The Wire et d’autres séries, change notre perception tout autant que MSNBC, CNN et Fox News, que ceux qui regardent ces chaînes et ces séries ne sont presque jamais les mêmes, que leur regard sur le monde n’est pas le même, et que la limite entre fiction et information, réalisme et fantastique, demande plus que jamais à être interrogée.
Paola Marrati, (Johns Hopkins University)
[1] Cf. http://www.nytimes.com/2010/04/24/arts/television/24stewart.html. Pour le contexte de l’épisode du Daily Show cf. http://www.youtube.com/watch?v=sVJJKc5j_5w&feature=related
[2]Cf.http://www.huffingtonpost.com/2010/04/06/confederate-history-month_n_527363.html
[3] Cf. http://www.nytimes.com/2010/03/16/opinion/16tue3.html
[4] Les différences politiques qui déchirent le monde des vampires sont au centre de la troisième saison de True Blood diffusée actuellement sur HBO.
[5] La première saison du True Blood est sortie en 2008 et les référencés à l’actualité sont constants dans les trois saisons.
[6] Par exemple la réception des vampires à Bon Temps n’a rien à voir avec celle de Dullas avec ces chaînes d’hôtels « vampire friendly ».
[7] Le générique de True Blood, comme auparavant celui de Six Feet Under, a été réalisé par le studio Digital Kitchen.
[8] Réaliste au sens que Deleuze donne à ce terme dans Cinéma 1. L’Image-mouvement où celui est définit par la localisation spatiale et temporelle et le behaviorisme des personnages qui n’exclue nullement le fantastique.
[9] Le mouvement des « Birthers » débats sur 14th am. Film musulman
[10] Il s’agit de la politique de compromis mise en place par l’administration Clinton qui demande à la fois aux militaires gay et lesbiennes de ne pas parler ouvertement de leur préférences sexuelles et à l’administration militaire de ne pas poser de questions sur le même sujet à fin de leur permettre de continuer à servir sans abolir la loi qui exclut de l’armée les homosexuels.
[11] Luc, le terroriste suicidaire, n’a rien d’un monstre et le portait psychologique de Jason est la fois attachant et terrifiant, on ne comprend que trop bien ce qui le motive et l’entraine dans son épisode Communauté du Soleil.