Solitude et célibat chez Søren Kierkegaard (2)
Anaïs Vois, université Paris Sorbonne Paris IV, Paris Diderot Paris VII
Le trouble de l’autre
La conception de l’amour entre deux individus que Kierkegaard donne à voir, aussi bien dans sa vie que dans son œuvre, laisse finalement peu de place à l’autre. Quelles considérations éthiques en découlent ?
En lisant Kierkegaard et en s’attardant sur de nombreux aspects de son existence, on ne peut qu’être frappé par la prédominance de la mélancolie, matrice originelle, compagne de route et ombre menaçante. Cette mélancolie, qu’il pensait héritée de son père, l’aurait poussé à rompre avec Régine Olsen, considérant qu’elle allait peser trop lourdement sur elle et l’empêcher d’être heureuse. Les titres de certaines de ses œuvres n’en sont pas moins évocateurs: Traité du désespoir, Le concept d’angoisse etc.
Dans ce dernier ouvrage[1], il définit l’origine de l’angoisse surgissant sur le champ de l’innocence. Cette dernière s’apparente dès lors à l’ignorance. Cette interprétation de l’innocence est en plein accord avec la Bible et l’homme n’est pas encore déterminé comme esprit. « L’esprit en est encore à rêver dans l’homme. »[2] « Dans cet état, il y a calme et repos ; mais en même temps il y a autre chose qui n’est cependant pas trouble et lutte ; car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce alors ? Rien. Mais l’effet de ce Rien ? Il enfante l’angoisse. »[3] Chez Kierkegaard, l’homme est une synthèse d’âme et de corps. Ces deux éléments s’unissent dans un tiers : l’esprit. Dans l’innocence, l’esprit est présent à l’état d’immédiateté, de rêve. A ce stade, il est en quelque sorte « un pouvoir ennemi » ; car il trouble ce rapport entre l’âme et le corps qui subsiste sans pour autant subsister, puisqu’il ne prend subsistance que par l’esprit. L’angoisse est le rapport de l’homme à cette « équivoque puissance ». Cette conception de l’angoisse reflète encore une fois l’aspect dual de l’individualité ainsi invoquée. Ce Moi qui peine à s’unir est une des causes premières de sa propre solitude.
Mais si, comme le souligne Catherine Clément[4], « Kierkegaard touche à la solitude, c’est du dedans d’une vie dont il ne veut pas. « La plus cruelle solitude, c’est la solitude dans la société, la solitude par excellence » écrivait Nicolas Berdiaeff ; Kierkegaard semble avoir travaillé à incarner cette banalité ». M. Grimault[5] explique que lorsque Kierkegaard rencontra Régine, ses émois amoureux ne parvinrent pas à chasser sa mélancolie. Dans son journal, il exprime ses doutes au lendemain de sa demande en mariage : « Mais en mon for intérieur, dès le lendemain, je vis que je m’étais trompé. Le pénitent que j’étais, ma vita ante acta, ma mélancolie cela suffisait. »[6] Sa rencontre avec Régine ne fit que révéler l’étendue de sa mélancolie. Encore une fois, à la présence Kierkegaard préférait le souvenir, « car dans le souvenir tout se dématérialise, se désincarne »[7].
L’amour incarné se retrouve sacrifié au profit de l’idée, à laquelle l’accord d’une préférence se révèle teintée d’un désespoir glaçant. Ce qui éloigne, entre autre, les deux amants selon Grimault, c’est le caractère opposé de leur personnalité. « Il est replié sur lui-même –elle ne peut pas l’être ; il est surtout penseur – elle ne l’est absolument pas ; il est éthico-dialectique – elle est esthético-immédiate. »[8]
A tout cela s’ajoute la croyance profonde qui anima Kierkegaard tout au long de sa vie : il était un pénitent. Selon l’interprétation de Grimault, Kierkegaard pensait que Dieu voulait qu’il fasse pénitence et cela en renonçant à sa bien-aimée. Et l’auteur d’écrire dans son journal :
« […] j’ai vu mon écharde dans la chair, ma limite, ma voie ; j’ai compris que c’était le prix élevé auquel Dieu m’a vendu une force spirituelle hors de pair. Cela ne m’enfle pas d’orgueil et je reste écrasé ; et mon désir m’est devenu ma douleur amère et mon humiliation quotidienne. »
La mélancolie kierkegaardienne, cette conception du Moi qui souffre dans les étapes de la réalisation de son être, sont autant de facteurs qui entravent l’épanouissement possible d’une relation amoureuse. Mais ces éléments conduisent aussi à se centrer sur soi, à ne considérer l’autre que sous le prisme de sa propre subjectivité faite de douleurs et d’inachevé.
Ainsi la femme aimée ne doit avoir de place dans l’existence de l’amant que dans la mesure où elle l’inspire. Dès que la relation se concrétise, son pouvoir créateur s’éteint ; et elle doit disparaitre au profit de la trace qu’elle a laissé dans l’esprit de celui-ci, trace qui lui permettra de continuer à créer. C’est ce qui apparaît dans l’analyse de La répétition.
L’autre est alors très aisément identifiable à un moyen. Bien que cela fasse le désespoir de l’amant, la femme aimée ne peut être aimée concrètement. Elle n’est que le moyen qui conduit à une fin plus élevée, celle de l’idéal, de la création artistique. L’autre se retrouve chargée d’un amour exclusif, probablement trop lourd à porter. Dans La répétition[9], Constantius se demande « qu’adviendrait-il ensuite lorsqu’elle apprendrait qu’il ne pourrait en aimer aucune autre ? Accepterait-elle de devenir sa veuve qui, dans son affliction, ne vivrait plus que dans le souvenir qu’elle garderait de lui et de leur relation ? » L’amant projette alors les modalités de son amour sur la jeune fille sans véritablement se pencher sur son être propre. La question de la culpabilité se pose tout de même. Cependant, l’amant n’en ressent aucune, ce qui augmente sa souffrance.
Cette réduction plus ou moins involontaire de l’autre à un moyen nous place ici aux antipodes de la morale kantienne, qui veut que l’on considère l’autre toujours aussi comme une fin, jamais seulement comme un moyen. Le type d’éthique qui transparaît ici entre les lignes semble se rapprocher d’une forme d’utilitarisme. L’utilité parait être le fil directeur de l’action, puisque le jeune homme finit par quitter sa bien-aimée.
Mélancolie et angoisse sont donc les caractéristiques principales du Moi et conduisent peut-être à une forme d’égocentrisme. Cette souffrance est probablement responsable, entre autre, du statut de moyen qui est conféré à la femme dans la relation amoureuse et qui éloigne Kierkegaard d’une éthique de l’intention. Ces différents aspects semblent tous tendre vers une solitude poussée à l’extrême. Solitude que l’on ne peut détacher, chez Kierkegaard, d’un être-là douloureux.
Arrêtons-nous un instant sur les manières par lesquelles le Moi se rapporte à l’autre afin de saisir quelques enjeux supplémentaires qui gravitent autour de la question du choix du célibat. C’est ici que la conception kierkegaardienne de l’amour mérite d’être évoquée.
Dans Les étapes érotiques spontanées ou l’érotisme musical[10], Kierkegaard développe sa conception du désir à travers la démonstration des significations de l’érotisme musical.
A travers une analyse de l’érotisme musical, l’auteur explicite les trois étapes du désir [11]. Dans la première étape la sensualité s’éveille dans une quiétude tranquille, jusqu’à la mélancolie profonde. L’objet du désir se trouve toujours dans le désir. On perçoit là encore cette forme de circularité qui enferme le Moi sur lui-même, à l’intérieur même du désir, et qui figure de nouveau sa solitude. Si le désir possède son objet, c’est qu’il ne l’a pas encore désiré ; et c’est en cela que le désir est triste.
Dans la seconde étape, le désir s’éveille. Ce réveil sépare le désir de l’objet. L’objet est alors soustrait de la détermination de substantialité, ce qui le disperse en une multitude d’objets. Le regret se met en route. Le désir cherche son objet mais il n’a encore aucun objet au sens profond du mot, il n’est pas encore déterminé comme désir.
La troisième étape, caractérisée par Don Juan, détermine le désir en devenant l’unité spontanée des deux étapes précédentes. Kierkegaard caractérise l’amour de Don Juan comme un amour sensuel et non mental. Il le qualifie d’amour perfide et non fidèle. Dans les Diapsalmata, il écrit « c’est le grand défaut de tout ce qui est humain qu’on ne puisse atteindre l’objet de désir que par son contraire ». On peut penser ici au personnage de La répétition qui a pour objet du désir sa bien aimée et qui ne peut finalement vivre pleinement son amour qu’en l’abandonnant. On constate en outre que c’est la dynamique du désir qui intéresse tout particulièrement l’auteur, celui-ci restant vague sur l’objet du désir en lui-même. La raison de cet intérêt est peut-être la sensation de manque que le désir entraîne et qui est nécessaire à la production littéraire. La satisfaction est quant à elle absolument stérile. « La vraie jouissance n’est pas dans ce dont nous jouissons, mais dans l’idée que nous nous en faisons. »[12] Là encore : supériorité de l’idée, dénigrement du concret. L’amour concrétisé, en tant qu’objet du désir satisfait, s’exclut lui-même de la dynamique du désir. Or cette dynamique occupe une place prépondérante. On retrouve ce processus dans le Journal du séducteur[13]. Pour Johannes en effet, la jouissance immédiate est finie, c’est la raison pour laquelle il jouit surtout de réfléchir sur la jouissance.
Mais chez Kierkegaard, l’amour ne se réduit pas au désir. Comme le souligne André Clair[14], le premier caractère de la subjectivité kierkegaardienne est d’être passion, plus précisément amour.
« Toute passion est souffrance, comme tension et combat entre une activité et une passivité.[…] L’amour est intermédiaire et médiateur […] : il est ce qui dissocie et relie, en quoi il est philosophe, c’est-à-dire existant. […] Il y a une dialectique interne à l’amour qui, étant primitivement amour de soi, amour se voulant soi-même, ne peut accéder à sa réalité que par la rencontre d’un autre ; l’amour n’est lui-même que s’il se nie, s’ouvrant à un autre, reconnaissant ainsi la nécessité de l’autre. »[15]
Voilà pour l’amour. Mais qu’en est-il de la femme ?
Chez Søren Kierkegaard, la femme est avant tout l’objet d’un fantasme. Très vite, elle devient objet de pensée et c’est de là qu’elle tire tout son intérêt. La solitude se noue autour de toutes les figures féminines de l’œuvre kierkegaardienne. Séduites puis abandonnées, elles laissent leur amant en proie à la solitude de son propre fait. Mais pour être abandonnées, il faut avant tout qu’elles s’abandonnent. Comment ne pas voir ici un schéma classique, que l’on peut rattacher directement à la dialectique du désir ?
David Brezis[16] met en lumière un scénario récurrent dans l’œuvre de Kierkegaard. Première scène : dissimulé, un enfant épie un couple qui croit s’être mis à l’abri des regards indiscrets. Deuxième scène : l’homme a disparu. L’enfant observe à la dérobée une figure féminine dont la vue l’enchante en même temps qu’elle nourrit son sentiment amoureux. Troisième scène : « matérialisation » de cette rêverie. L’enfant est transposé dans le sein maternel. « Au-dessus de lui s’étend l’immensité d’un espace vide sur le fond duquel se détache l’image de la figure aimée : ravissante apparition qui lui apporte fraîcheur et réconfort »[17] Symboliquement, ce scénario est présent au cœur des œuvres romanesques telles que La répétition ou Le journal du séducteur. La femme est avant tout l’objet d’un fantasme, elle y est très clairement sublimée. Mais là où le bât blesse c’est quand le fantasme se dérobe laissant émerger le champ du réel.
La jeune fille fantasmée de La répétition[18] est muse, avant tout.
« Durant toute cette période un changement étrange se produisit en lui [le jeune homme]. Une créativité poétique s’éveilla […] La jeune fille n’était pas sa bien-aimée mais l’inspiratrice du talent poétique qui sommeillait en lui. C’est pourquoi il ne pouvait aimer qu’elle sans jamais l’oublier […], contraint à se languir perpétuellement d’elle. […] Elle avait beaucoup fait pour lui en le métamorphosant en poète ; mais ainsi elle avait signé son propre arrêt de mort. »
De même, comme le remarque M. Grimault[19], la réflexion de Kierkegaard fût exacerbée à l’époque de ses fiançailles avec Régine. Elle n’était plus qu’une abstraction, une froide entité, source de réflexion intarissable sur l’amour et le mariage, mais en général… Elle ne sent pas, heureusement, disait Kierkegaard, qu’elle est « cernée d’une telle réflexion. »
Mais, chez Kierkegaard, la figure féminine revêt parfois un caractère effrayant. Comme le souligne David Brezis[20], émerge subrepticement une image secrètement dominatrice ou castratrice de la femme qui, en séduisant l’homme, l’arrache à l’attitude virile qui est au départ la sienne. « Alors qu’il se tient dans un héroïque face à face avec l’idéal, elle l’en détourne par l’illusoire douceur de ses charmes, par l’illusoire adoucissement de l’épreuve que suppose un véritable engagement dans la spiritualité. »[21] A la fin de La répétition, Kierkegaard vante avec ironie la magnanimité de la femme qui, en se mariant avec un autre, a bien voulu lui rendre sa liberté. « A le supplier de lui rester fidèle, elle se montrait excessivement possessive, allant presque jusqu’à le contraindre au suicide. »[22] Il faut alors rompre pour qu’elle renonce à son « envoûtement » et que, libéré, il puisse enfin renaitre à lui-même.
Mais ces éléments esthétiques, métaphysiques et éthiques ne peuvent parvenir à expliquer pleinement le choix du célibat. La philosophie kierkegaardienne culmine dans le stade religieux et c’est ici que s’ouvre un nouveau pan de l’exégèse.
[1] Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, 1844, p.45, éd. Gallimard, coll. Idées, Paris, 1935
[2] Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, op.cit. p.45
[3] Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, op.cit. p.46
[4] Catherine Clément, art. in Les collections du magazine littéraire, octobre-novembre 2007 Hors-série n°12 : Mal de vivre ou quête de soi : la solitude. « La solitude un jeu d’enfant » p.51
[5] M. Grimault, La mélancolie de Kierkegaard, p.46, éd. Aubier-Montaigne, Paris, 1965
[6] M. Grimault, La mélancolie de Kierkegaard, op.cit. p.46
[7] M. Grimault, La mélancolie de Kierkegaard, op.cit. p.47
[8] M. Grimault, La mélancolie de Kierkegaard, op.cit. p.52
[9] Søren Kierkegaard, La répétition, op.cit. p.42
[10] Søren Kierkegaard, Ou bien…ou bien, 1843, 1ère partie p.39, trad. F. et O. Prior et M. H. Guignot, éd. Gallimard, coll. Tel, Paris, 1943
[11]Kierkegaard, Ou bien…ou bien, op.cit. p.18
[12] Søren Kierkegaard, Ou bien…ou bien, op. cit. p.27
[13] Søren Kierkegaard, Le journal du séducteur, 1843, trad. F. et O. Prior et M. H. Guignot, éd. Gallimard, 1943, Paris
[14]André Clair, Kierkegaard, existence et éthique, op.cit. p.86
[15]André Clair, Kierkegaard, existence et éthique, op.cit. p.48
[16] David Brezis, Kierkegaard et le féminin, p.13, éd. Du cerf, Paris, 2001
[17] David Brezis, Kierkegaard et le féminin, op.cit. p.13
[18] Kierkegaard, La répétition, op.cit. p.16
[19]M. Grimault, La mélancolie de Kierkegaard, op.cit. p.115
[20] David Brezis, Kierkegaard et le féminin, op.cit. p.14
[21] David Brezis, Kierkegaard et le féminin, op.cit. p.16
[22] Søren Kierkegaard, La répétition, op.cit. p. 173