Serial Killers : la question de l’inhumain.
Guillaume Fisher
La profusion des multiples fictions qui prennent comme objet la figure du serial killer a, semble-t-il, jeté un voile sur la réalité choquante qui se développe autour de ces êtres hors du commun. Les approches à prétentions scientifiques qui ont commencé à se développer aux Etats-Unis dès les années suivant la médiatisation du phénomène « Bundy », c’est-à-dire les années 80, insistent sur le fait que les fictions comme Hannibal Lecter ou encore Dexter ne sont que la réunion en un seul personnage de différentes caractéristiques propres à divers serial killers. Il serait donc impossible de voir un jour un psychiatre renommé et cultivé s’adonner à un cannibalisme monstrueux, comme le suggère le célèbre film « Le silence des agneaux ». Cette réflexion n’a pas pour but d’établir une liste glauque de certains faits troublants qui mettent à mal cette certitude (comme le cas de Stephen Griffiths, doctorant en criminologie et serial killer) mais plutôt de penser le phénomène du serial killer en dehors de ce qui semble être une systématisation trop récurrente de la criminologie ou de la psychiatrie, et par phénomène, j’entends ce qui fait un serial killer dans sa totalité : mentalité, actes, etc.
Les mécanismes du profilage, mis en place au sein du FBI Behavior Analysis Unit (Unité d’Analyse Comportementale), participent eux-mêmes dans leur fonctionnement au système de classification qui procèderait par catégories mentales servant à définir un ensemble caractériel du serial killer, qui reste toujours très vague (par exemple, la « méthodicité ») et part toujours du postulat que le serial killer est incapable de ressentir quoi que ce soit. En somme, le serial killer est à ranger du côté de l’inhumain, du monstre inexplicable ou encore du mal à l’état pur. Peut-être faut-il revenir aujourd’hui sur cette idée d’incapacité à éprouver le sentiment, qui s’est construite surtout autour de la description qu’ont pu faire différents serial killers du moment du passage à l’acte ; peut-être faut-il revenir aussi sur cette coupure si facile à établir entre la normalité de l’individu lambda et l’a-normalité du serial killer. Je m’appuierai en partie pour cela sur la série à succès Dexter.
Dexter, le lion parmi les loups, le serial killer qui tuait les prédateurs selon un code précis enseigné par son père, flic chevronné et révolté par les injustices du système. Que dire de l’attachement du spectateur envers Dexter, pour le moins surprenant ? Car Dexter Morgan, s’il est un expert en médecine légale – spécialisé dans l’analyse de projections sanguines – de la Miami Metro Homicide, est aussi le Bay Harbor Butcher, le serial killer qui découpe les prédateurs humains lors de virées nocturnes pour le moins sanglantes, avant de jeter les cadavres au fond de la mer. Dexter, homme respectable le jour, est torturé par son Dark Passenger, tel qu’il le surnomme lui-même, autrement dit par son besoin de tuer. Mais si ce besoin est né d’un traumatisme incroyable (Dexter assista à l’éxécution de sa mère par des dealers, avant de passer trois jours dans ce bain de sang particulièrement horrible), son père adoptif a su lui apprendre à le canaliser, pour diriger la pulsion vers les prédateurs. En somme, Dexter a appris un code par son père Harry. Ne tuer que ceux qui le « méritent », et ne jamais se faire prendre. S’esquisse alors une affection du spectateur pour ce personnage charismatique aux allures de justicier, qu’Hugo Clémot se propose d’analyser à travers deux points essentiels. Un rapprochement entre Dexter et la figure du super-héros, puis une comparaison entre Dexter et la figure du héros de Western, sous-tendue par une ambigüité morale (1).
Cependant on ne peut pas retirer le serial killer de sa structure psychologique, c’est-à-dire penser l’individu soumis à ses pulsions meurtrières en dehors de la construction même de ces pulsions. Or, si l’on tient compte de cela, Dexter est d’abord, et avant toute chose, un serial killer, un tueur à la personnalité complexe et déterminée par la pulsion de meurtre. Dès lors, on ne peut pas comparer Dexter à la figure du héros de western, et encore moins poser « la question philosophique du rapport de la force et de la justice ». Dexter ne se préoccupe pas de justice, il se préoccupe de tuer, mais comme tout serial killer, ses victimes doivent correspondre à un schéma particulier dicté par la construction même de ses fantasmes (signification du prétendu Code enseigné par Harry, duquel Dexter finit par s’écarter). La justice, et c’est le point important qui est rendu de plus en plus flou au fil des épisodes de la série, n’a qu’un rôle annexe, elle n’est là que pour soutenir la pulsion, et joue un rôle de justification. Le créateur de Dexter le dit lui-même: » Certaines personnes croient que Dexter s’intéresse à la justice. Dexter ne se préoccupe pas de justice, il se préoccupe de tuer. Il est attirant parce qu’il est dangereux. C’est une erreur de penser que Dexter est quelqu’un de bien. Ce n’est pas quelqu’un de bien, les gens ont trop tendance à l’idéaliser de façon romantique. Or, c’est un tueur en série. Nous l’apprécions parce qu’il obéit à un code qui nous permet de nous sentir mieux. » The Telegraph, 17 Oct 2011 –
Sur le plan criminologique et psychiatrique, il faut savoir qu’un tueur ignore ce qu’est la morale. Tout au plus il n’en a qu’une vague idée que par l’observation du comportement des autres ; il faut renvoyer sur ce point, aux études cliniques de la psychopathie. Dexter est un psychopathe, et il l’est jusqu’au bout du dernier épisode de la saison 7, c’est ce qui fait le réalisme de la série, et dans ce sens, toutes les questions annexes soulevées au fil des épisodes ne sont motivées que par son besoin de tuer, y compris la question de l’identité. La spécificité de la série vient de ce qu’elle explore une figure du psychopathe pour lequel le schéma psychologique lié à la victime ramène à une sorte d’ultime prédateur parmi les prédateurs, ce qui correspond au narcissisme extrême des psychopathes. L’élimination du sergent Duakes, à la fin de la saison 2, illustre parfaitement que dans la finalité, c’est la survie de son besoin de meurtre qui prend le pas sur une morale (celle fondée par le « Code ») qui n’est qu’une esquisse, un calque. C’est sur cette hypothèse de calque que je voudrais appuyer l’idée d’un retour critique sur les certitudes de la criminologie. Même si la criminologie se veut et se voit contrainte d’être constamment en mouvement, mutation permanente influée par l’évolution mentale des serials killers, elle semble s’être embourbée dans la catégorisation excessive, et avoir été victime de la complexité de la psychopathie. Pourquoi une telle complexité ?
Le psychopathe évolue dans une dualité pure. D’un côté, tout comme le prédateur de la jungle ou de la savane, le tueur obéit à une loi naturelle, qui est l’aboutissement d’une incapacité d’intériorisation des pulsions. Cet aboutissement conclut une évolution extrêmement complexe de la structure psychologique de l’individu. Il serait trop long de développer ici la description de cette évolution, mais on peut la résumer grossièrement en trois étapes.
1) Traumatisme contrariant l’innocence de la personnalité enfantine, qui induit une fissure dans l’éducation de la distinction Bien-Mal.
2) Développement de fantasmes liant la violence aux actes du quotidien. Par suite, l’évolution s’oriente vers les fantasmes meurtriers.
3) Développement d’un ennui permanent, d’une « mort permanente au quotidien » parce que le réel n’est pas en adéquation avec l’esprit du tueur en devenir.
A partir de là, l’individu développe à la fois un dégoût pour le réel et pour les autres, une préférence pour une réalité parallèle fictive, et cela débouche sur une psychopathie aboutie, dont je n’énumérerais pas les caractéristiques cliniques ici (2). S’érige donc une frontière incassable entre le réel et le mental de l’individu, qui construit son isolement total, son manque d’empathie etc. Il est intéressant de relier ce phénomène à l’analyse phénoménologique lévinassienne de la subjectivité, car Lévinas décrit la subjectivité comme une hospitalité, c’est-à-dire que la reconnaissance du Moi passe par l’accueil de l’altérité radicale ; en d’autres termes, la subjectivité se construit par cette relation d’accueil de l’Autre(3). Or, le tueur n’accomplit pas cet accueil de l’altérité radicale. L’autre n’est pas perçu comme altérité, mais comme objet rempli de potentialité. Plus précisément, le tueur en devenir construit sa subjectivité en écrasant la relation qui impose l’autre à soi, et cette construction est gouvernée par une volonté de puissance annihilatrice. Ce qui nous amène au deuxième terme de la dualité vécue par le psychopathe. Opposée à l’instinct naturel, autrement dit au besoin de chasser, il y a la conscience de la société. Or, malgré cette conscience, le psychopathe érige cette effroyable subjectivité sans la reconnaissance de l’Autre. En somme, le psychopathe construit bien sa propre subjectivité, mais celle-ci est définie comme une entité supérieure, extérieure à la société. C’est pourquoi l’Autre est perçu comme objet rempli de potentialité, et cela explique les caractéristiques générales de la psychopathie, le narcissisme extrême, l’absence d’empathie; cela met également en évidence une complexité phénoménale de la mentalité psychopathe.
La criminologie ne prend peut-être pas en compte les stades ultimes de l’évolution psychopathe, autrement dit la capacité à vivre l’imitation comme une réalité, la capacité d’intégration et l’incroyable faculté de comédie qui y est liée. L’étrangeté de ces stades réside dans le fait que le psychopathe est un parfait caméléon au point qu’il peut devenir la couleur qu’il imite, ou, pour dire cela autrement, il dispose d’une « capacité pathique » à ce point développée qu’il finit par intégrer ce qu’il perçoit. Mais ici, il faut évoquer les distinctions criminologiques traditionnelles. Un tueur psychopathe ne se dévoile vraiment que dans le passage à l’acte, et c’est dans ce passage à l’acte que se définissent les catégories de tueurs: tueur pulsionnel (désignation de la victime sous forme de « flash » assez similaire à ce qu’on nomme communément un « coup de foudre »), tueur dit « organisé » (longue préméditation vécue comme un plaisir), etc. C’est dans cette approche peut-être trop catégorisante que la criminologie actuelle se voit désarmée face aux psychopathes disposant d’une intelligence plus aiguisée que d’autres. Elle reste en effet attachée à l’idée que la puissance de la pulsion de meurtre empêche le tueur d’envisager tous les éléments assurant sa « survie » au sein de la société, et il faut dire que c’est souvent vrai. Les exemples sont multiples dans l’histoire criminologique récente, Luka Magnotta, Stephen Griffiths ou encore Mohamed Merah. Il faut essayer de percevoir le mariage entre la folie et l’intelligence, ce stade ultime de l’évolution psychopathe. Car en dehors de ces castes définies à la suite de longues observations, une nouvelle mutation s’est extraite de l’idée même de caste, pour se réaliser dans cette sorte d’ « ultime prédateur », à savoir le prédateur qui réussit à construire sa mentalité psychopathe en parfaite adéquation avec la société et autrui, et à établir une hiérarchie entre cette adéquation et la gestion de la pulsion de meurtre. Une telle réalisation est-elle possible ? Contrairement à la criminologie qui affirme que les figures psychopathes à ce point intelligentes ne sont qu’une virtualité véhiculée par les films et la littérature, quelques cas particuliers démontrent la possibilité de cette réalisation. Pour reprendre la figure de Dexter, sa capacité, dans la série, à faire passer la survie de son besoin de meurtre avant la réalisation de la pulsion elle-même, est un prolongement de la prudence que le Zodiac killer mettait en oeuvre en parant à toute éventualité d’être retrouvé (voir sur ce point, les dossiers du FBI rendus public, et l’histoire de ce tueur qui ne fût jamais arrêté). Le métier qui rend la réalisation de la pulsion de Dexter plus facile, et qui perfectionne son moi social, est également inspiré d’un serial killer réel, arrêté au bout de neuf meurtres. Plus inquiétant encore, l’événement qui débute la saison deux de la série, c’est-à-dire la découverte des corps dans le paysage sous-marin au large de Miami, n’est pas sans rappeler la découverte macabre d’une douzaine de restes humains attribués au serial killer qui sévit actuellement aux Etats-Unis, surnommé The Long-Island killer. Cette liste de faits divers est certes glauque, mais elle est néanmoins un élément qui remet en cause les certitudes de la criminologie, qui n’a pas pris en compte l’émergence de cet « ultime prédateur » capable d’intégrer sa mentalité psychopathe à la société, à la façon d’un caméléon. La réalisation dont je parlais précédemment a lieu parce que le psychopathe est parfaitement conscient de l’anormalité de sa mentalité, tout en vivant sa pulsion comme un besoin vital. Pour organiser la survie de cette pulsion, le psychopathe développe des capacités d’observation et d’imitation dépendantes d’une acuité intellectuelle aiguisée. Le serial killer calque le comportement d’autrui. Cela me permet de revenir sur la notion de calque, point d’origine de ma réflexion. L’opération qu’accomplit le psychopathe est similaire à un savoir-faire: elle est sous-tendue par un but – survie de la pulsion de meurtre – et se construit autour d’un mode – observation, compréhension, imitation – et se présente comme un paradoxe. En effet, le stade de la compréhension est semblable à une coquille vide, c’est-à-dire que le psychopathe, au stade évolutif le plus abouti, est capable de saisir les motivations du comportement, les enjeux etc, mais sans les vivre à la manière dont les vit un individu normal. Par exemple, le psychopathe fonctionne comme un contraire du comportement amoureux. Là où l’individu normal ressent l’amour sans le comprendre, le psychopathe comprend l’amour sans le ressentir. C’est ce paradoxe qui est à l’origine de la faculté de certains serial killers à séduire aisément, à avoir un potentiel charismatique bien plus développé que la moyenne. Tous les mécanismes du comportement humain sont parfaitement intégrés par le serial killer, ce qui accroit sa dangerosité par rapport à la société pour deux raisons. Premièrement, cela conforte la prise de conscience de sa supériorité, donc injecte un peu plus de folie dans le mariage dont j’ai parlé, mais sans provoquer de déséquilibre, et deuxièmement, cela pose d’emblée un rapport dominant-dominé entre le psychopathe et l’Autre.
Voici l’hypothèse à laquelle l’idée de calque voulait aboutir. Est-il possible que le calque, l’imitation opérée par le serial killer soit à ce point réelle qu’il en vienne à confondre l’imitation et le réel ? Le psychopathe, incapable de sentiment, peut-il vivre un sentiment à la manière de Dexter qui finit par être affecté par sa famille ? Mon hypothèse va dans le sens d’une réponse affirmative. La complexité de la psychopathie, qui n’est ni totalement une névrose, ni totalement une psychose, mais plutôt un mélange des différentes affections mentales cliniquement connues, réside dans la fragilité de la frontière établie entre réel et fiction. Il est vrai que la survie du besoin de tuer, une fois le passage à l’acte accompli, est plus puissante que tout le reste. En tant que psychopathe, Dexter, dans la constitution de son « Code » calque une morale observée qui lui permet d’être en adéquation avec la société, il l’imite du mieux qu’il peut afin de parfaire son moi social et de faire survivre son besoin anormal et terrible grâce à une justification conforme aux attentes de la société. Cette imitation de la morale qui finit par être vécue comme une réalité est confrontée évidemment dans la série au besoin de meurtre, et la cohabitation des deux tendances, évidemment impossible, annonce une saison finale pour le moins chaotique. Mais ce cas de figure virtuel, qui est utilisé ici comme tremplin pour cette réflexion orientée autour de l’idée de calque, se rapproche beaucoup du cas de figure réel du serial killer qui commet volontairement une erreur (ADN, empreinte digitale, etc) afin d’être arrêté. Les recherches en criminologie tendent à montrer que ce genre d’acte est motivé par le besoin de reconnaissance; une caractéristique clinique de la psychopathie. Pourtant, le besoin de tuer est hiérarchiquement supérieur, dans la mentalité du serial killer, à un besoin de reconnaissance qu’il peut trouver ailleurs (voir le cas du Zodiac killer). L’hypothèse du principe du calque vécu comme réalité par le tueur psychopathe est peut-être plus plausible dans l’explication d’un tel acte, et se présente peut-être comme la clé de voûte de la compréhension de cette structure effroyablement complexe qu’est la mentalité d’un psychopathe serial killer.
Dexter nous apparaît être le symbole-même du calque. Dexter, monstrueux certes, mais cherchant tellement la normalité et la ressemblance, qu’il en finit par être affecté. Et c’est ici que l’interprétation du spectateur choisit, elle aussi, la normalité. Doit-on être mal à l’aise parce qu’on aime Dexter, parce qu’on en vient à souhaiter sa réussite ? Est-il légitime de choisir son camp, lorsque confronté au danger d’être découvert pour ce qu’il est vraiment, Dexter estime que Doakes doit être le Boucher de Bay Harbor malgré son innocence ?
Comme le soulève Susan Amper, » Notre empathie pour Dexter s’approfondit en même temps que notre espoir qu’il ne se fasse pas arrêter. Tandis que Dexter est aux prises avec la vie, nous assistons à sa lutte et nous sympathisons. Nous pouvons nous voir à travers lui: son sentiment d’aliénation, son incompréhension face aux gens qui l’entourent et à leur comportement. Mais c’est effrayant. Si je m’identifie à un tueur en série, qu’est-ce-que celà dit de moi ? « (in « Le monde sombre de Dexter. Le serial killer comme super-héro « ). Qu’est-ce-que cela dit de nous-même ? Que nous ne sommes pas si différents dans ce qui se trame, au fond de nous, dans le complexe labyrinthe de nos désirs, de nos peurs et de nos pulsions, par rapport au personnage de Dexter. C’est sans nul doute ce que la série tente de dégager. Cependant, il faut ici relever que la série adoucit cette question qui finit par torturer. Doakes est en effet présenté comme un policier intègre, mais qui n’hésite pas à régler ses comptes personnels avec son arme de service jusqu’à tuer, et au bout du compte, même si le chemin de sa mort a été dessiné par Dexter, ce ne sera pas de la main de celui-ci. En définitive, une attention aiguisée dévoile facilement les mécanismes qui nous amènent à l’acceptation de l’idée qu’on s’identifie à un serial killer. L’élément maléfique chez Dexter, survit dans un adoucissement permanent de sa nature. Il tue des prédateurs. Il protège à tout-prix sa soeur de son secret, il aime Rita et ses enfants, il aide Lumen dans sa quête de la vengeance, il blesse même un beau-père qui bat sa fille pour le décourager de décharger sa violence sur elle. Cet adoucissement permet en fait au spectateur de ressentir une certaine paix face à l’identification du personnage, et par la même occasion de bâtir la série comme un reflet de la société moderne. Pourquoi choisir un serial killer comme personnage principal ? Parce que le serial killer est l’accomplissement complet du malaise existentiel qui frappe chaque individu au quotidien. La question de l’identité, la question de la redondance, des sentiments, la sensation de vide et d’ennui, la peur de la solitude…
Tous ces doutes qui assaillent Dexter, tout ce qui modifie sa vie, ce n’est pas si différent du lycéen qui se sent seul, du père de famille qui se sent oppressé par sa famille, sans espace mais qui ne veut pas la perdre. Tout comme nous, Dexter ne veut pas perdre ce qu’il a. Tout comme nous, il désire à la fois la liberté et les clés de son bonheur, si bonheur il y a, car rappelons qu’il ne le sait finalement jamais. Il y a tant de ressemblances que le malaise vis à vis de son « Dark Passenger » s’estompe légèrement. Après tout il se décrit lui-même comme esclave de cette chose sombre, étrange, qui le ronge. Il ne l’a pas voulu. Dès lors, on peut bien l’accepter, d’autant qu’il est un prédateur parmi les prédateurs. Dexter est l’histoire d’un serial killer, mais Dexter est un miroir social parce qu’il est l’exagération de ce que nous vivons.
Il est extrêmement difficile de sortir des multiples considérations qui orientent la psychiatrie, la criminologie et tout ce qui a pu ou peut chercher à comprendre les serial killers. L’approche scientifique est-elle juste ? Est-elle la seule à pouvoir saisir les clés de cette figure apparemment inhumaine ?
La genèse mentale des serial killers commence par un traumatisme, passe par la construction de fantasmes solitaires qui prennent le pas sur le réel, et finit par le passage à l’acte, le meurtre en lui-même. Le vide, l’ennui, c’est-à-dire cette « mort au quotidien » sont à l’origine des fantasmes, eux-mêmes véhiculés par la solitude de l’enfance et l’absence de relation à l’Autre, qui définit la construction de la subjectivité propre du psychopathe. Une subjectivité perçue comme une entité supérieure, qui est incapable d’intégration réelle, d’où une volonté grandissante de destruction qui finit par s’orienter sur cet Autre qui créé la sensation d’écart. Mais l’esprit d’un serial killer est une ambigüité profonde, dans le sens où il n’est pas incapable d’humanité, tout comme Dexter. Ce calque, qui finit par devenir une réalité, montre peut-être à quel point l’opinion commune se trompe en croyant le serial killer inhumain, monstrueux; et c’est une attitude récurrente que de vouloir percevoir l’horreur ultime et inconcevable comme au-delà de l’humanité. Ce n’est pas un hasard si les serial killers américains ont de tout temps été perçus comme une incarnation du Mal sur Terre. Pourtant, Ted Bundy, l’un des plus effroyables d’entre eux, passait la majeure partie de son temps sur les lignes téléphoniques à aider des gens qui composaient le numéro « SOSsuicide », et a sans doute sauvé de nombreuses vies sur le point de s’éteindre. Pendant sa jeunesse, on sait qu’il fût éperdument amoureux d’une fille, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir plusieurs relations.
Tout se passe comme si l’intervention de l’inconcevable, le meurtre, se produisait dans une vie normalement humaine, avec ses besoins, ses pulsions inavouables, et ses soucis quotidiens. A ceci près que le malaise existentiel est total, au point de laisser le vide et l’ennui absorber tout ce qui construit le psychopathe, et d’amener la souffrance et le désespoir à un point de non-retour. Il s’agit sans nul doute d’une pathologie, mais à la différence de la majorité des autres psychopathologies, celle-ci est invisible, voire incompréhensible, et trouve son fondement dans tout traumatisme suffisamment puissant. Et par traumatisme, il ne faut pas entendre le meurtre d’une mère à la tronçonneuse, mais un évènement que chacun peut subir. En définitive, Dexter est un homme, un « homme-monstre », serial killer capable d’éprouver, car ce calque qui opérait comme un masque nécessaire à la survie de sa pulsion meurtrière est devenu le jumeau du réel. Il est capable de ressentir car au-delà du plaisir du meurtre, il désire tout en ayant peur et en se posant les mêmes questions que nous. C’est peut-être là que se concentre aussi tout le supplice de la modernité; croire que ce symbole du serial killer est nécessaire pour réunir malaise existentiel, sensations de vide et d’ennui, souffrance et horreur, violence et manque d’empathie dans une histoire. Pourtant, nul besoin d’un serial killer, nul besoin d’un Dexter, pour écrire talentueusement cette histoire nous-même.
Notes.
(1): voir l’article en trois parties de Hugo Clémot, sur le site « Implications Philosophiques »: https://www.implications-philosophiques.org/semaines-thematiques/philosophie-des-series/une-lecture-de-dexter-1/
(2): se reporter à l’ouvrage de Robert Hare: Without Conscience: The Disturbing World of the Psychopaths Among Us, New York, Guilford Press, 1999
(3): Préface d’Emmanuel Lévinas, dans son œuvre: Totalité et Infini