Santé publique et qualité de vie liée à la santé 3
III. Perspectives pour le développement qualitatif d’instruments de mesure de la qualité de vie
Les méthodes actuellement utilisées de focus group discutées en première partie et la méthode d’examen rationnel que nous mettons en avant ne sont pas si hermétiquement séparées que cela. La différence principale tient aux contraintes rationnelles au caractère spéculatif assumé des méthodes d’analyse prudentielle que nous avons décrites à grand trait. L’enjeu c’est que les points de vue des individus, recueillis dans ces entretiens, soient élaborés plutôt que bruts d’une part, et qu’en même temps cette élaboration n’induise pas de biais qui affecte la valeur épistémique des données. Surtout, l’objectif est que cette élaboration présente un caractère de rationalité axiologique. À ce titre, l’examen peut servir de modèle à une forme (moins rigoureuse nécessairement que l’elenchos socratique) de réflexion et de délibération collective dans ces focus groups sur ce qui a, généralement et véritablement, de la valeur prudentielle et sur ce qui y est associé. Le risque a priori d’intervention paternaliste de l’observateur et de l’enquêteur peut être évacué, puisqu’il est possible d’instaurer des formes de débats et de délibération entre les membres d’un groupe sans altérer la valeur des données obtenues. Clément & Serra (2009) montrent par exemple l’intérêt des méthodes faisant appel à des délibérations de groupes informés qui permettent d’obtenir des jugements motivés et réfléchis relativement à des préférences sociales, dans la recherche en éthique appliquée dans le champ médical[1]. Si les études disponibles ne portent que sur les préférences sociales et non pas personnelles et relatives au bien-être, il y a tout lieu de penser cependant que de telles méthodes seraient fructueuses pour faire émerger les concepts pertinents relativement à la qualité de la vie au sein de groupes donnés. Il y a habituellement une dichotomie nette entre d’une part, valeurs, normes et préférences sociales, susceptibles de discussions, d’accord et de désaccord, et d’autre part, les valeurs prudentielles, relatives au bien-être et à la qualité de vie. Un des objectifs du présent travail est de montrer que cette dichotomie n’est pas justifiée.
D’une manière générale, il n’existe pas, à notre connaissance, d’enquête sur les conceptions de la qualité de vie et de la vie bonne qui s’inspirerait des enquêtes en éthique expérimentale ou des enquêtes et études sur les préférences sociales ou les normes morales. Mais cette dichotomie ne tient que si on en reste à un concept individualiste, subjectiviste et perspectiviste de la qualité de vie. L’enjeu c’est de pouvoir disposer du point de vue élaboré des populations étudiées, de manière notamment à s’assurer que la part des préférences et des désirs dont la satisfaction a peu ou pas d’effet en termes de qualité de vie soit aussi faible que possible dans les données recueillies, ce qui implique un cadre évaluatif précédant l’enquête ; et que d’autre part l’élaboration des préférences soit le fait des personnes elles-mêmes, de manière réfléchie, délibérée et informée. Dolan (2005) ou Cookson (2000) combinent ainsi des méthodes inductives ou « grounded », qui sont classiquement utilisées dans les phases de développement qualitatif des instruments, avec des schèmes normatifs explicites, et des hypothèses à vérifier, concernant par exemple la plausibilité ou intelligibilité du contenu des réponses (Cookson, 2000). L’usage et l’interprétation des focus groups pourraient donc être modifiés de telle sorte à chercher non seulement des expressions authentiques des points de vue individuels des participants, mais également des propositions vraies ou justes concernant les valeurs prudentielles. D’autre part, dans la mesure où effectivement, comme pour les préférences sociales et les problèmes moraux, il y a des informations sur la qualité de vie relatives à l’éventail des activités humaines, à l’éventail des intérêts humains, aux enjeux liés au statut de santé, à l’histoire naturelle de telle maladie chronique si l’instrument est spécifique, et ainsi de suite, on pourrait très bien envisager que les participants aux focus groups soient informés avant ou pendant la session. Enfin, l’enjeu essentiel est de diriger les délibérations de sorte à pouvoir dégager des désirs informés. La contrainte est bien sûr d’identifier des désirs, des « préférences fortes »[2] et des intérêts suffisamment stables et suffisamment généraux pour que les items puissent servir à élaborer un instrument de mesure, mais c’est déjà un enjeu des focus groups en usage.
Exemple : ICECAP
On peut alors citer à titre d’exemple une tentative vraisemblablement réussie de développer un instrument de mesure de la qualité de vie en santé basé sur des valeurs prudentielles : l’index ICECAP[3] pour les personnes âgées. L’élément essentiel de l’ICECAP est la façon dont sont établis les cinq « attributs » que l’instrument mesure, et qui sont conceptuellement des valeurs prudentielles.
À partir d’une série d’interviews[4] auprès d’une quarantaine de personnes âgées de plus de 65 ans dont le sujet principal était « ce qui est important pour eux en terme de qualité de vie », furent dégagés cinq « attributs » principaux, à savoir : 1) « attachment », 2) « role », 3) « enjoyment », 4) « security », 5) « control ». On peut proposer comme traduction-explicitation : 1) les liens affectifs ou l’affection, 2) avoir un rôle, un but, se sentir utile, voire le sens de la vie, 3) les plaisirs quotidiens ou la joie, 4) la sécurité ou la confiance, et 5) le contrôle ou l’indépendance. Grewal et al. (2006) identifient une série de « catégories » ou « facteurs » (comme « faire des choses », « être financièrement à l’aise », « les relations familiales », « l’état de santé »…) à partir desquels ils dégagent la liste des cinq attributs. La logique de cette analyse est très proche de celle que nous avons théoriquement envisagée à partir de Griffin. Il s’agissait en effet de déterminer pourquoi les différentes activités ou facteurs, très divers dans leur détail parmi les différents individus, étaient importants, recherchés, valorisés. Ainsi les « activités tendent à contribuer aux liens affectifs (attachment), au fait de se réjouir, et en procurant le sens de sa propre valeur, elles sont associées au fait d’avoir un rôle (having a role) »[5]. Les différents « facteurs » identifiés dans les interviews contribuaient à au moins un « attribut ». Les auteurs rapportent ainsi qu’un homme trouve important d’être en bonne santé parce que cela lui permet de faire des choses importantes, principalement voir sa fille et faire ses mots croisés. Par conséquent, on peut dire que la valeur de la bonne santé doit être comprise sous au moins deux attributs ou valeurs prudentielles, à savoir les liens affectifs et le plaisir ou la joie. À l’inverse, un attribut peut être dérivé de nombreux facteurs : l’attribut « role » peut être dérivé, dans l’enquête, du travail, du rôle familial, ou de la foi et de la religiosité.
L’intérêt de la démarche de Grewal et de ses collègues est de dériver les attributs d’un matériau empirique, dont les éléments essentiels sont élaborés par les interviewés eux-mêmes, par les questionnements des enquêteurs, mais également dégagés par une analyse logique des énoncés des personnes interviewées. C’est la limite de la démarche : les répondants ne sont pas toujours « spontanément » capables de révéler leurs valeurs prudentielles, dans la mesure où l’examen sur les valeurs prudentielles ne fait pas partie des tâches intellectuelles ordinaires. Des échanges de questions et de réponses sont donc nécessaires. Il est alors possible que des biais apparaissent dans les questionnements, que le jeu de question/réponse échoue, ou que tous les répondants ne soient pas capables du même degré d’abstraction. La qualité des résultats est donc contingente et ils sont révisables. Mais c’est en même temps en cela que réside l’intérêt de la démarche.
Conclusion
Les instruments de mesure de la qualité de vie sont utilisés pour évaluer l’état de santé de certaines populations, comme par exemple les adolescents ou les enfants, selon « le point de vue » et le « vécu » de ces populations. Les données ainsi produites et éventuellement utilisées dans les décisions thérapeutiques constituent des jugements résumés de la qualité de la vie de ces populations. Par conséquent, la signification de ces données et la définition du concept de qualité de vie sous-jacent à ces instruments présentent un enjeu éthique important.
Or si l’on se penche sur les phases de développement qualitatif d’un instrument comme le KIDSCREEN-52, il apparait que les méthodes utilisées et les choix théoriques effectués présentent des limites importantes. La limite principale tient au fait qu’il y a clairement une contradiction dans la méthode : en adoptant une approche inductive, les auteurs prétendent parvenir à un concept de qualité de vie sans être parti d’un modèle « préconçu », mais en réalité, le modèle « perspectiviste » de la qualité de vie auquel ils aboutissent n’est pas justifié par les données exhibées et il relève donc en partie d’une spéculation. Nous pensons que la spéculation est nécessaire en ces matières. Le problème est que cette spéculation n’est pas méthodique. La conséquence de cette approche d’apparence inductive est que la portée normative de l’instrument n’est pas justifiée dans son contenu, justification que ne peuvent apporter seules les analyses statistiques sur lesquelles il repose, dans la mesure où ce contenu ne peut pas être rapporté à la catégorie logique de la valeur.
Nous proposons alors, à partir des travaux de J. Griffin, d’adopter une position sur la qualité de vie qui relève d’un réalisme modéré, et de l’approcher à partir d’une liste de valeurs prudentielles et d’une clause générale de désirabilité. En termes de méthode, l’idée essentielle est que la qualité de vie doit être conceptualisée à partir d’un examen rationnel de la valeur et d’une enquête empirique sur la forme de vie et les conceptions d’une population donnée.
Nous proposons enfin des perspectives d’amélioration des méthodes qualitatives existantes de développement des instruments de mesure de la qualité de vie, qui intègrent ces contraintes rationnelles et ce schéma conceptuel général.
De cette recherche d’éthique appliquée, au croisement de plusieurs disciplines, il appert en général qu’il existe un champ de réflexion pour l’éthique appliquée relativement peu exploré sur la façon dont sont élaborées les données de santé publique et leurs enjeux éthiques. C’est en même temps un champ d’application de l’éthique, qui peut ainsi participer activement aux productions d’autres disciplines scientifiques, à condition d’en saisir les problèmes et les contraintes propres.
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[1] Cookson (2000).
[2] L’expression est de Taylor (1989).
[3] Coast et al.. (2008).
[4] Grewal et al.. (2006).
[5] Grewal et al.. (2006), p. 1894, nous traduisons.