Ressentiment et solidarité
Ressentiment et solidarité : les ressorts d’une articulation au fondement de l’ethos des communautés politiques
Joséphine Staron, doctorante en philosophie politique, Sorbonne Université, École doctorale V, UMR 8011 Sciences, Normes, Démocratie.
Résumé
Les émotions collectives qui s’expriment à l’intérieur d’une communauté politique conditionnent la forme et le degré des liens et des rapports entre les individus et entre les groupes qui la composent. La possibilité de la coopération et de la solidarité dans une communauté est ainsi liée à l’expression et aux évolutions des émotions collectives. Lorsqu’une émotion telle que le ressentiment s’exprime collectivement, la solidarité et la cohésion d’ensemble s’en trouvent menacées. A partir de l’expérience offerte par la construction européenne, cet article interrogera la tension entre la solidarité et le ressentiment, et les conditions d’un dépassement des ressentiments nationaux qui semblent aujourd’hui menacer le projet européen.
Mots-clés : ressentiment – solidarité – Europe – réciprocité – émotion
Summary
The collective emotions that are expressed within a political community shape the type and form of relationships that exist between community members. The possibility of cooperation and solidarity in a community is thus linked to the expression and evolutions of collective emotions. When an emotion such as resentment is expressed collectively, solidarity and internal cohesion together are threatened. From the experience offered by the construction of Europe, this article will question the tensions between solidarity and resentment, and the conditions for overcoming national resentments, which today threaten the European project.
Keywords: resentment – solidarity – Europe – reciprocity – emotion
Introduction
Bien plus qu’une simple communauté d’intérêts, une communauté politique est composée d’individus dont les émotions conditionnent leur rapport à la communauté, à ses institutions, à son fonctionnement et aux différents collectifs sociaux qui en font partie[1]. La cohésion, la stabilité et le maintien des communautés dépendent ainsi de l’expression des émotions collectives : celles-ci conditionnent la coopération ou l’absence de coopération, et donc l’existence de liens de solidarité ou, au contraire, de conflictualité au sein d’un même groupe ou entre des groupes distincts[2].
Tous les groupes sociaux, du plus petit (la famille) au plus grand (la communauté politique), font l’expérience de la capacité transformatrice des émotions collectives[3]. En effet, elles exercent une influence réelle sur les communautés dans lesquelles elles s’expriment. L’exemple le plus souvent mobilisé est celui des révolutions : la colère, l’indignation, parfois même l’humiliation se révèlent à travers un acte collectif radical de remise en cause de l’ordre établi. Un autre exemple est celui des mouvements sociaux dont l’origine et la finalité visent à transformer un état de fait jugé, au mieux insatisfaisant, au pire injuste[4]. Cette volonté de renverser l’ordre social est caractéristique d’une émotion en particulier : le ressentiment.
Celui-ci résulte de la combinaison complexe et progressive de plusieurs émotions négatives, telles que l’indignation, la honte ou l’humiliation, émotions elles-mêmes provoquées par la conscience d’une injustice, réelle ou perçue[5]. « Processus d’auto-empoisonnement psychologique » selon l’expression de Max Scheler, le ressentiment est une émotion patiente qui s’installe, se propage et s’auto-entretient dans la mémoire d’un collectif social, dans l’histoire des relations entre ses membres, et entre différents collectifs [6].
Suivant la définition spinozienne du ressentiment, il se présente comme l’expression d’un desiderium collectif, c’est-à-dire d’un regret, d’une impuissance et d’une profonde rancœur face à un désir inassouvi[7]. Le ressentiment, qu’il soit individuel ou collectif, s’exalte dans un désir de vengeance vis-à-vis de l’oppresseur (réel ou présumé), et se renforce par un sentiment d’impuissance à renverser l’ordre établi[8]. L’individu du ressentiment se considère alors comme l’objet du mépris d’autrui, comme son éternelle victime[9].
Le propre du ressentiment est d’imputer la responsabilité de cet état – l’état d’impuissance – à des responsables réels ou supposés, des bouc-émissaires. Ainsi, et comme l’explique Pierre-André Taguieff, l’expression du ressentiment dans les sociétés occidentales tend à « se fixer sur des antagonismes entre groupes solidaires », ceux-ci devenant, tels des symboles, les responsables de l’injustice subie[10]. Dès lors, le ressentiment devient créateur de ses propres valeurs auto-justificatrices, qui reposent sur l’identification d’un ennemi dont les valeurs sont considérées comme nécessairement mauvaises, par opposition à des valeurs intrinsèquement bonnes portées par les individus du ressentiment[11].
En effet, ceux que Nietzsche désigne comme les « hommes du ressentiment » développent entre eux, du fait de leur griefs communs contre une personne, une entité ou une situation, des solidarités qui, d’une part, les lient les uns aux autres et, d’autre part, les opposent à des ennemis communs[12].
Si le ressentiment est un facteur de déstabilisation de l’ordre social, il est donc aussi un vecteur de solidarités nouvelles, comme le démontre Spinoza dans la proposition 31 du livre III de l’Éthique : en effet, lorsque l’objet de l’amour, du désir ou de la haine est le même pour plusieurs individus, cela renforce considérablement l’amour, le désir, ou la haine que chacun porte à cet objet[13]. Ainsi, le partage en commun d’une émotion sur un même objet ne peut que contribuer à la renforcer et à l’entretenir[14]. Le ressentiment devient alors collectif, non seulement parce que l’objet du ressentiment est partagé, mais aussi parce que la conscience collective qui nait du partage d’une même expérience émotionnelle devient créatrice d’une identité et d’une solidarité collectives, fondées sur l’expérience commune du ressentiment[15].
La possibilité de la coopération, et par extension de la solidarité, au sein d’une communauté ou d’un groupe est donc intrinsèquement liée au déploiement, à l’expression, et aux évolutions des émotions collectives. La question de la solidarité dans les communautés politiques, ou des moyens de lier durablement les individus entre eux, traverse les sciences sociales[16]. La solidarité exprime et structure des relations interpersonnelles et découle d’un processus qui peut être conscient ou non, rationnel ou irrationnel, moral ou amoral. Elle se présente comme un principe structurant de l’organisation sociale et comme condition de sa pérennité, en rendant notamment possible l’expression du sentiment d’appartenance à un collectif, quand bien même celui-ci se consolide autour d’un ressentiment.
I. Ressentiment et solidarité : le cas paradigmatique de l’Union européenne
Pour illustrer le lien et la tension entre ressentiment et solidarité dans la formation (et la transformation) des structures politiques, économiques et sociales, il nous semble utile d’interroger l’expérience européenne. En effet, dès l’origine, la construction européenne se présente comme une tentative pour surmonter les ressentiments entre les Nations issus de deux guerres mondiales, et créer, en lieu et place des rapports de force, une communauté d’États solidaires[17].
Les trente premières années de la construction européenne ont permis à une « solidarité de fait » entre les États européens de poser les bases d’une solidarité plus substantielle (économique, juridique, politique, etc.)[18]. Si la Communauté européenne a réussi, pour un temps, à dépasser les rancœurs nationales et à amorcer la création d’un ethos commun, les crises successives qui ont secoué l’Europe depuis la fin des années 70 ont fini par l’ébranler. Les seules solidarités financière et juridique, solidarités a minima pratiquées par l’Union européenne, n’ont pas permis le dépassement de clivages dont le ressentiment est l’un des éléments constitutifs. La confiance, condition nécessaire à la coopération et à la solidarité, ne s’est pas installée ou a été rompue, et les tensions entre les créditeurs et les débiteurs de la solidarité s’en sont trouvées exacerbées[19].
Aujourd’hui, l’enjeu est de définir, à partir de l’expérience qu’offre la construction européenne, les conditions d’un dépassement du ressentiment entre des collectifs sociaux différents, parfois opposés, et dont les expériences passées et présentes peuvent constituer des obstacles à l’expression d’une solidarité collective.
L’inimitié entre l’Allemagne et la Grèce illustre les difficultés rencontrées dans la construction des solidarités interétatiques. En effet, suite à la crise économique de 2008, l’Allemagne s’est montrée extrêmement réticente au plan de sauvetage accordé à la Grèce : les grecs ne méritaient pas la solidarité européenne car ils n’avaient pas conduit, en temps voulu, les réformes qui leur auraient évité une telle crise (au contraire de l’Allemagne) [20]. En 2016, alors que le contexte économique et politique était toujours tendu, la Grèce demande à l’Allemagne de lui verser des réparations de guerre pour l’occupation nazie : requête qui n’a eu d’autre effet que d’envenimer davantage les relations entre les deux pays.
Cette méfiance réciproque entre l’Allemagne et la Grèce s’inscrit dans un contexte historique et politique qui va bien au-delà de la crise économique de 2008, et qui remonte à la Seconde Guerre Mondiale. Le ressentiment entre les deux peuples s’est progressivement installé et se trouve réactivé et entretenu à chaque fois que de nouvelles crises surgissent et les mettent faces à leurs différences[21]. Difficile alors de s’entendre sur les bases d’un projet commun et d’édifier une relation de solidarité, pourtant indispensable à la poursuite de l’objectif qui figure dans les traités, celui d’une Union toujours plus étroite.
II. Les fondements de la solidarité européenne
La question qui a présidé à la construction de la Communauté européenne à l’issue de la Seconde guerre mondiale était la suivante : comment des États qui sortent tout juste d’un conflit violent peuvent-ils se réunir autour d’un projet politique et économique commun ? En d’autres termes, comment transformer des relations basées sur la méfiance, la suspicion, et la rancœur en des relations de solidarité ? Pour permettre la réussite du projet européen, l’instauration d’une solidarité transnationale, interétatique, et fondée non seulement sur une réciprocité des intérêts, mais aussi sur le partage de valeurs et d’objectifs communs, devait figurer en haut de la liste des priorités[22].
Sur quels fondements cette solidarité nouvelle allait-elle pouvoir s’édifier ? De quel type ou degré de solidarité la communauté européenne serait-elle l’expression ? Pour répondre à ces questions, il est utile de revenir sur la distinction opérée par Émile Durkheim entre deux types de solidarité : les solidarités mécaniques, qui résultent de la proximité affective, culturelle, linguistique, ou géographique, et qui caractérisent les communautés traditionnelles (Gemeinschaft) ; et les solidarités organiques qui s’expriment dans les sociétés modernes (Gesellchaft) et résultent de la division sociale du travail et des processus d’auto-détermination individuelle[23].
Ce détour sociologique nous apprend que la solidarité est, d’une part, une composante naturelle des hommes (naturellement portés les uns vers les autres du fait de liens de ressemblance et de proximité), et d’autre part, une construction sociale qui résulte de l’interdépendance entre les individus (du fait d’une division sociale accrue). Les premiers niveaux ou cercles de solidarité sont généralement la famille, le clan, la tribu. Pour que la solidarité s’étende à de nouveaux cercles et inclue davantage d’individus jusqu’à former, par exemple, une solidarité nationale ou européenne, les critères de proximité et de ressemblance ne suffisent plus. En effet, en partant de l’analyse du sociologue Ferdinand Tönnies, Durkheim précise que le fait de vivre ensemble sur un même espace engendre un sentiment d’appartenance commun et des solidarités de fait, une communauté de souvenirs, c’est-à-dire le fait de partager une histoire et un passé communs, ainsi qu’une communauté des occupations, autant d’éléments tout aussi indispensables à la constitution des solidarités[24].
Si l’on s’en tient à ces éléments définitionnels, l’Union européenne ne semble pas être le cadre le plus approprié à l’expression des solidarités organisées. En effet, si les Européens partagent un passé commun sur lequel édifier une solidarité collective, celui-ci est d’abord conflictuel et source de ressentiments[25]. L’histoire européenne n’a pas la même signification à l’Est, qu’à l’Ouest, en Allemagne, qu’en France. Les héros des uns sont souvent les ennemis des autres, comme en témoigne le débat relatif au symbole qui devait figurer sur les billets de banque de la nouvelle monnaie commune : comme les États ne réussirent pas à s’accorder sur le choix d’une figure historique qui soit assez consensuelle et assez connue du grand public, le choix se porta finalement sur des symboles plus neutres, des éléments architecturaux[26].
III. Ressentiment-solidarité-réciprocité : une articulation complexe mais nécessaire
Les rapports complexes entre les États européens illustrent la difficulté qui réside dans l’articulation entre solidarité et réciprocité. Nous l’avons vu, le ressentiment produit de la solidarité entre les individus qui le partagent. Mais le resseiment entretient un autre lien avec la solidarité ou plus exactement avec sa négation : l’absence de solidarité ou une réciprocité jugée insuffisante sont des causes du ressentiment. En effet, le ressentiment est souvent provoqué par le double constat qu’une injustice s’est produite et que celle-ci n’est durablement pas réparée dans le temps ; ce qui témoigne d’un manque de solidarité. Par ailleurs, le ressentiment semble aujourd’hui s’alimenter dans le sentiment ou la perception que les solidarités consenties sont non-réciproques car unilatérales et sans contrepartie.
Ainsi, l’édification des États-providence et la multiplication des politiques d’assistance ont provoqué deux réactions conjointes. D’un côté, ceux qui donnent par le biais des contributions institutionnalisées (impôts, taxes) sont, soit portés vers l’indifférence car la solidarité est vécue comme un automatisme dont la valeur morale a disparu ; soit portés vers le ressentiment car ils estiment que leurs contributions sont ou trop élevées, ou à destination d’individus non méritants et irresponsables[27]. D’un autre côté, il est attendu de ceux qui reçoivent d’exprimer de la reconnaissance à l’égard de leurs bienfaiteurs et d’adopter des comportements responsables, tandis qu’une situation d’infériorité et d’humiliation s’installe, provoquant chez eux un ressentiment inavouable. Le ressentiment est donc potentiellement présent des deux côtés : chez les créditeurs et chez les débiteurs de la solidarité.
En effet, la solidarité implique nécessairement un sacrifice, plus ou moins grand, et diffère de la charité en ce qu’elle appelle une réciprocité, directe ou indirecte[28]. Car à la différence de la générosité qui concerne une action désintéressée, la solidarité combine altruisme et égoïsme, et repose sur un calcul. Mais un calcul large, réciproque, et qui peut intégrer, au-delà du gain immédiat, le temps long, les générations futures, tout comme des éléments de qualité de vie difficilement quantifiables : la convivialité, le sentiment d’appartenance à une collectivité, la reconnaissance ou encore le bien-être.
L’analyse de la réciprocité du don par Marcel Mauss peut ici nous éclairer[29]. Prenant l’exemple des dons cérémoniels, il explique que la motivation principale de ce type de don est la reconnaissance : en recevant un présent, puis en donnant un présent en retour, une reconnaissance et une gratitude réciproques s’installent entre le donateur et le donataire. En revanche, lorsqu’il s’agit d’un don gracieux, aucune réciprocité n’est attendue. Le don est ici effectué par plaisir ou pour le plaisir de faire plaisir, ou encore pour augmenter sa propre estime. Ce type de relation de don s’apparente davantage à la charité et réside dans une inégalité des situations : le donateur se sent gratifié d’avoir fait une bonne action, tandis que le donataire, qui ne peut rien donner en retour, est dans une situation au mieux de dépendance, au pire d’humiliation[30].
La réciprocité directe ou indirecte apparaît alors comme l’instrument essentiel pour garantir une équité des relations, légitimer l’exercice de la solidarité organisée, et éviter la montée de sentiments négatifs tels que l’humiliation ou le mépris, prémisses du ressentiment[31]. Elle garantit l’équilibre des affects et, in fine, la cohésion d’ensemble du corps social.
IV. L’Union européenne à l’épreuve des ressentiments nationaux
Le ressentiment s’exprime à la suite de changements structurels, sociaux, politiques, économiques, ou selon l’expression de Mikko Salmela et Christian von Scheve, grâce à des structures d’opportunité émotionnelle[32]. Ainsi, le ressentiment collectif rassemble des individus qui partagent des valeurs et une vision du monde similaires, qui désignent souvent le même responsable de leur impuissance, et s’inscrivent au sein d’un même cercle de solidarités. Il rend possible la coopération entre des acteurs qui ne se seraient peut-être jamais rassemblés si leur ressentiment individuel n’avait pas été collectivement éprouvé.
La constitution du Groupe de Višegrad, groupe informel qui réunit la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la République Tchèque est un exemple : ces quatre pays du Centre et de l’Est de l’Europe partagent des positions idéologiques communes sur plusieurs sujets, notamment le refus de l’accueil des migrants et le maintien des souverainetés nationales. Acteurs anti-coopératifs vis-à-vis du reste de l’Union européenne, les pays du groupe de Višegrad développent entre eux une solidarité d’intérêts et de valeurs qui se nourrit de leurs ressentiments partagés[33].
Or, ces nouveaux cercles de solidarité, dont se réclament notamment les partis populistes et nationalistes, s’édifient et s’organisent contre l’Europe, témoignant ainsi de la volonté d’une partie des européens de renforcer les solidarités intra-nationales qui se verraient menacées par l’UE. Le Brexit est une autre illustration : persuadés que la solidarité européenne n’est plus porteuse d’une réciprocité suffisamment directe, une majorité de Britanniques a choisi de quitter l’Union européenne, espérant ainsi que les fonds alloués au budget européen (donc à la solidarité européenne) seraient réaffectés à une solidarité exclusivement nationale[34]. Ainsi, le ressentiment s’apparente, selon Pierre-André Taguieff, à une fuite en arrière vers un âge d’or des solidarités nationales qu’il conviendrait à tout prix de retrouver, et dont est notamment issu le mythe nationaliste[35].
Si le vote des Britanniques témoigne d’un ressentiment dirigé contre les institutions européennes, il est aussi, et peut-être surtout, dirigé contre certains États européens perçus comme les principaux bénéficiaires du système européen de solidarité. Cette critique d’une solidarité à sens unique s’observe à peu près partout : au Nord et à l’Ouest de l’Europe, la solidarité européenne n’est plus vécue comme une participation au bien commun et à l’intérêt général, mais comme une récompense imméritée, un sacrifice trop important et surtout injustifié[36] ; tandis qu’au Sud et à l’Est, on estime au contraire que la solidarité européenne est bien trop limitée et qu’elle s’organise avant tout dans l’intérêt des États les plus riches. La solidarité européenne (qu’il y en ait trop d’un côté, ou trop peu de l’autre) devient source de ressentiments.
La crise migratoire illustre particulièrement l’aggravation de ces clivages régionaux. En effet, les pays frontaliers (l’Italie, la Grèce, l’Espagne) qui doivent gérer la grande majorité des flux migratoires, estiment que la solidarité européenne (qui s’est principalement exprimée via des aides financières et la méthode de répartition par quotas des migrants) n’est pas suffisante. De l’autre côté, notamment à l’Est, les États considèrent que la solidarité européenne ne doit pas outrepasser les souverainetés nationales en imposant des quotas d’immigration. Pour les uns, l’immigration est un enjeu européen qui nécessite des réponses communes, pour les autres, elle ne concerne que les pays frontaliers et les pays de destination des migrants.
Cependant, en dépit des clivages régionaux, une critique semble concentrer les ressentiments : celle du capitalisme néolibéral que l’Union est accusée de défendre et de diffuser en interne[37]. Ainsi, des États qui s’opposent, par exemple, sur la question migratoire (Italie, Grèce, Pologne, Hongrie, etc.) se retrouvent dans cette critique de l’Europe néolibérale qui mobilise, au-delà des mouvements populistes ou nationalistes, une partie de la société civile européenne[38]. La solidarité européenne, dans son état actuel, est alors perçue comme l’instrument de propagation des inégalités entre les États et entre les citoyens européens.
Conclusion
Le ressentiment offre une grille de lecture du monde à ceux qui l’éprouvent. Il rassemble sous des valeurs communes, en vue d’un objectif commun et dans un temps donné, des individus qui sont alors poussés à agir collectivement pour transformer un état de fait indésirable. Marc Ferro le décrit comme un « explosif dont la charge s’accumule » : une fois la charge pleine, le risque est que la bombe ne finisse par exploser, et que l’ordre social soit renversé[39].
Quelles pourraient être alors les conditions du dépassement du ressentiment en Europe ? Le ressentiment ne se résorbe jamais de lui-même. L’ignorer ou blâmer ceux qui l’éprouvent, ne peut que contribuer à son renforcement, à son exacerbation, et in fine, à la désagrégation progressive de l’UE. Les États et les citoyens européens qui s’interrogent sur la légitimité de la solidarité européenne, telle qu’elle s’exerce aujourd’hui, invitent l’Union européenne à se livrer à un exercice réflexif sur ses actions, ses finalités, sa gouvernance.
En mettant en cause la justice d’un système, la réciprocité des relations, l’égalité des positions, la nature de la solidarité, ou encore la hiérarchie des normes et des valeurs, les individus ou les européens du ressentiment, offrent l’opportunité à l’UE et aux États de repenser, plus de 60 ans après les débuts de la construction, le contenu et les objectifs du projet européen et de la solidarité qui lui est intrinsèque. Une réflexion de fond qui apparaît aujourd’hui indispensable à la sauvegarde du projet d’Union des peuples européens.
Bibliographie
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[1] Aristote identifie la communauté politique à une « communauté des sentiments », dans La Politique, livre I, 2.
[2] Selon Pierre Livet, le ressentiment produit des acteurs anti-coopératifs, voir Pierre Livet, « Dans quelles conditions les émotions collectives peuvent-elles bloquer ou aider la délibération démocratique ? », Revue européenne des sciences sociales, XLV 136/2007, p. 124.
[3] Voir l’article de Pierre Livet, « Les émotions collectives », Émotions et rationalité morale, Pierre Livet (dir.), Presses Universitaires de France, 2002, pp. 121-151. Pour Pierre Livet, les émotions collectives s’expriment dans des « situations qui, soit mettent en jeu des révisions (révolutions, manifestations), soit des résistances aux révisions (rituels, rassemblements qui visent la communion de masses) ». Les mouvements contre-révolutionnaires s’inscrivent donc aussi dans cette définition des émotions collectives, également présent chez Baruch Spinoza. En effet, le philosophe étudie le phénomène de l’indignation collective qui oscille entre deux formes : celle qui s’exprime contre l’ordre établi (révolutionnaire), et celle qui s’exprime contre les ennemis de l’ordre établi (contre-révolutionnaire). Voir à ce sujet l’analyse d’Alexandre Matheron dans son article, « L’indignation et le conatus de l’état spinoziste », Spinoza : Puissance et ontologie, Myriam Revault d’Allonnes et Hadi Rizk (dirs.), Kimé, Paris, 1994, p. 153-165.
[4] Sur le lien entre émotions collectives et mouvements sociaux, voir Helena Flam et Debra King (dirs.), Emotions and social mouvements, Routledge Advances in Sociology, London, 2005.
[5] Pour une analyse des composantes du ressentiment et de ces conditions d’émergence, voir la thèse de Sébastien Aeschbach, Ressentiment, an anatomy, Université de Genève, 2017, pp. 47-48. Il y développe notamment l’idée que le ressentiment s’inscrit dans le temps long et provient d’une humiliation récurrente, devenue banale, intégrée par celui qui l’éprouve comme sa condition d’existence, une condition anthropologique.
[6] Scheler Max, L’homme du ressentiment (1912), Paris, Gallimard, 1970, p.13
[7] « Si nous imaginons que quelqu’un jouit d’une chose dont il peut seul jouir, nous tâcherons de faire en sorte qu’il n’en jouisse pas », Baruch Spinoza, L’Éthique, Partie III, proposition 32, op. cit., p. 159
[8] Sébastien Aeschbach identifie deux caractéristiques fondamentales du ressentiment : la première est que l’injure ou l’offense subie est continuellement éprouvée ; la seconde est que l’individu se trouve dans une incapacité chronique à mettre fin à cette situation. In Ressentiment, an anatomy, op. cit., p. 37.
[9] Pour Pierre-André Taguieff, deux mécanismes sont à l’œuvre dans la formation du ressentiment : une supériorité morale par rapport à l’ennemi, et une posture de victimisation, op. art. p. 55.
[10] Pierre-André Taguieff, « Nationalisme et réactions fondamentalistes en France. Mythologies identitaires et ressentiment antimoderne », Vingtième Siècle, n°25, janvier-mars 1990, pp. 49-74.
[11] Comme l’explique Sébastien Aeschbach, le ressentiment altère la faculté de jugement et s’inscrit dans un processus permanent de réévaluation des situations, des valeurs et des normes, op. cit., p. 70.
[12] Pour Nietzsche, le ressentiment est l’émotion des « faibles », des « esclaves ». Le renversement des valeurs où « le soulèvement des esclaves dans la morale » trouve son origine dans l’expression du ressentiment qui créé son propre système de valeurs, fondé sur « une vengeance imaginaire » contre ceux qu’ils estiment plus mauvais qu’eux, mais dont ils sont en réalité envieux et jaloux. Ainsi, « l’homme du ressentiment a conçu l’ennemi méchant, le méchant comme principe à partir duquel il imagine par imitation et comme antithèse un bon, lui-même ». Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887), Première dissertation, §10, Œuvres philosophiques complètes, éditions Gallimard, 1971, pp. 234-237.
[13] « Si nous imaginons que quelqu’un aime, désire ou hait une chose que nous aimons, désirons, haïssons, par la même notre amour, notre désir, ou notre haine seront plus constants », Baruch Spinoza, L’Éthique (1677), Partie III, proposition 31, Hachette Livre BNF, 2013, p. 158.
[14] Ce rapport de causalité entre ressentiment et solidarité est repris par Mikko Salmela et Christian von Scheve dans leur article « Emotional dynamics of right and left wing political populism », in Joel Busher, Philip Giurlando, and Gavin B. Sullivan (dirs.), Emotional dynamics of backlash politics, Humanity and Society, 42(4), 2018, pp. 18-21.
[15] Mikko Salmela et Christian von Scheve, op. art., p. 18.
[16] Pour une généalogie du concept de solidarité dans les sciences sociales, voir Marie-Claude Blais, La solidarité. Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007, 347 p.
[17] Les rapports de solidarité entre les États européens se sont organisés autour de projets communs tels que la production du Charbon et de l’Acier, la coordination des programmes sur la recherche nucléaire, l’abrogation des droits de douane, etc.
[18] C’était justement le pari de Robert Schuman dont il fait état dans son célèbre discours du 9 mai 1950 : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. (…) Par la mise en commun de productions de base et l’institution d’une Haute Autorité nouvelle (…) cette proposition réalisera les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ».
[19] Dans son dernier ouvrage, Luuk Van Middelaar décrit les ressorts politiques, philosophiques et historiques des conflits entre les États membres de l’Union européenne, à partir de l’analyse de quatre crises majeures : la crise de l’euro, la crise ukrainienne, la crise des migrants, et la crise atlantique. In Quand l’Europe improvise, dix ans de crises politiques (2017), traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Gallimard, 2018. 408 p.
[20] L’argument s’inscrit dans la tradition du respect de l’aléa moral, principe qui met en avant l’effet pervers à long terme des transferts entre États : celui du décrochage de la productivité en raison d’une mauvaise utilisation des fonds alloués, et d’un désengagement, d’une déresponsabilisation de la population.
[21] Sur le sujet du ressentiment envers l’Allemagne, voir Munster Arno, La réprobation de l’Allemagne ou les vraies raisons du nouveau ressentiment anti-allemand, Paris, l’Harmattan, 2016.
[22] Ministre belge des affaires étrangères, Paul Henri Spaak déclarait le 25 mars 1957 à Rome que la signature des premiers traités pour la création de la CEE et d’Euratom constituait « l’affirmation solennelle d’une solidarité profonde (…) pour la défense d’un même idéal humain »[22].
[23] Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), Livre III, Presses Universitaires de France, 2013.
[24] Émile Durkheim, « Communauté et société selon Tönnies », Sociologie, n°2, vol. 4, 2013.
[25] Pour Jean-Marc Ferry, « les violences et humiliations infligées dans le passé, d’une nation à l’autre ont constitué un passif qui peut obérer le présent et l’avenir ». In « Les voies de la relance européenne », Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Coll. Débats et Documents, n°1, Avril 2014, p. 30.
[26] Cet exemple témoigne de la difficulté posée par la définition de l’identité européenne. Luuk Van Middelaar en offre une analyse exhaustive dans son ouvrage Le passage à l’Europe. Histoire d’un commencement (2009), Gallimard, 2012, pp. 364-373.
[27] Sur le rapport entre solidarité et responsabilité dans les sociétés modernes, voir Colette Bec, « De quelques usages récents des notions de solidarité et de responsabilité », Vie sociale, vol. 3, no. 3, 2009, pp. 57-70.
[28] Par exemple, dans le cas de la solidarité intergénérationnelle (par le système de financement des retraites), la réciprocité est non seulement différée, mais aussi indirecte car on ne rendra pas directement à la personne qui nous a donné. Les cotisations dont s’acquittent les actifs sont, certes, destinées aux actuels retraités, mais, et c’est ce qui justifie et rend légitime à long terme cette politique de solidarité, les actifs savent qu’ils en bénéficieront à leur tour, au moment de leur propre retraite.
[29] Pour une analyse philosophique du don et de la réciprocité, voir également Marcel Hénaff, Le don des philosophes. Repenser la réciprocité, éditions du Seuil, 2012, 352 p.
[30] Marcel Mauss, Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques, (article originalement publié dans l’Année Sociologique, seconde série, 1923-1924), Presses Universitaires de France, 2007. Dans son essai, Mauss développe une théorie du don et du contre don. Il pose les questions suivantes : « quelle est la règle de droit et d’intérêt qui (…) fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » (p. 66). Ces questions le conduisent à identifier l’existence d’un « système des prestations totales » (p. 71) qui organise les trois obligations fondamentales de la vie en société : celle de donner, celle de recevoir, et enfin, celle de rendre (chap. 2, III, pp.147-159).
[31] On peut aussi interpréter, selon l’analyse de Marcel Mauss, l’obligation de réciprocité comme une relation d’endettement des individus. Ainsi, « la sanction de l’obligation de rendre est l’esclavage pour dette », op. cit., p.157.
[32] La crise économique de 2008 et la crise migratoire sont identifiées comme des structures d’opportunité émotionnelle car elles ont provoqué des émotions collectives telles que la peur, l’insécurité, et, ultimement, la haine de l’autre et le repli sur les identités de proximité, notamment nationales. In Mikko Salmela et Christian von Scheve, op. art., pp. 3-6.
[33] Sur les traits communs des pays d’Europe centrale et orientale, voir Jacques Rupnik, « Spécificités et diversités des populismes en Europe centrale et orientale », Les dossiers du CERI, Sciences po – Centre de recherche internationale, février 2018.
[34] L’une des pierres de touche de la campagne référendaire britannique concernait la libre circulation et la problématique des travailleurs détachés : les partisans du Brexit les désignaient ainsi comme des travailleurs « low cost » (car l’employeur n’a pas à s’acquitter du paiement des charges sociales), et qui exerceraient une concurrence déloyale vis-à-vis des travailleurs nationaux. Cette critique était d’ailleurs partagée par une grande majorité d’États européens. La directive sur les travailleurs détachés a ainsi été révisée, en 2018, pour éviter le phénomène controversé du dumping social.
[35] Pierre-André Taguieff, op. art., p. 56.
[36] « Le partage est vécu par ceux qui donnent comme un sacrifice, et non comme un bienfait collectif », Frédéric Allemand, op. art.
[37] Pour Paul Magnette, l’Union européenne serait le « cheval de Troie de la mondialisation mal gérée ». In « The fragility of liberal Europe », European Political Science, June 2009, Volume 8, 2, pp. 190-200.
[38] Une partie de la société civile européenne s’organise pour dénoncer les politiques européennes jugées trop libérales et contraires aux valeurs et aux intérêts des européens. Par exemple, entre 2013 et 2018, elle se mobilise à plusieurs reprises contre le pouvoir de multinationales qui opèrent en Europe, comme Monsanto (à Paris, Londres, Bruxelles…). En 2016, les citoyens se rassemblent à nouveau, notamment en France et en Allemagne, pour dénoncer les traités de libre-échange que l’Union européenne souhaite conclure avec les États-Unis et le Canada (Le Partenariat transatlantique de commerce et l’Accord économique et commercial global).
[39] Marc Ferro, Le ressentiment dans l’histoire : comprendre notre temps, Paris, Broché, 2007, p.14.