Réponses de Jocelyn Benoist (1)
Jocelyn Benoist, Professeur des Universités, Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Les textes ci dessous sont les réponses de Jocelyn Benoist à la publication des actes de la journée organisée par Raphaël Ehrsam, le 4 juillet 2013.
Réponse à « En avoir ou pas »
L’article de Pierre-Jean repère à juste titre, dans Concepts et Eléments de philosophie réaliste, une sortie de la problématique phénoménologique. Dans Les limites de l’intentionalité (2005) et dans Sens et sensibilité (2009), où un écart fort était déjà marqué par rapport à cette tradition, j’adoptais en effet une attitude plus ambiguë : on pouvait avoir le sentiment qu’il s’agissait encore de corriger ou de compléter son projet, non d’y renoncer. A partir de Concepts (2010), ce n’est plus le cas.
Ce n’est pas qu’il s’agisse, Pierre-Jean a raison de le souligner, d’abandonner toute dimension phénoménologique dans l’analyse. Il y a des « concepts phénoménologiques », c’est-à-dire irréductiblement calés sur la possibilité de faire certaines expériences en première personne – même si, tout compte fait, je préférerais maintenant les appeler « expérienciels », car que dit-on quand on les nomme « phénoménologiques » ?
Cependant la reconnaissance de l’existence de tels concepts et du rôle qu’ils jouent dans le champ d’ensemble du conceptuel n’a jamais suffi à constituer en soi une phénoménologie. Quelle est la condition d’une telle « phénoménologie », si ce n’est que tous ses concepts précisément soient « phénoménologiques » ? « Tout le donné, mais rien que le donné. »
Je ne crois plus qu’une telle perspective soit possible parce que qu’elle soit cohérente. Raisonner en termes de « donné » ou d’ « apparaître » n’a de sens que selon un dispositif qui va au-delà du donné, et qui ne se dit pas lui-même en termes de « donné ». Autrement dit, il n’est pas toujours pertinent de déterminer quelque chose en termes de donné, et là où une telle détermination est pertinente, elle est soumise à des conditions qu’il ne revient pas à la phénoménologie d’analyser. La qualification de quelque chose comme « apparaissant » ne peut jamais être primitive : la grammaire de l’apparaître est fondamentalement dérivée, adossée à celle de l’être. La prétention qui s’est fait jour dans les derniers soubresauts de la phénoménologie de l’autonomiser par rapport à celle de l’être sous le nom de « donation » est tout juste dépourvue de sens. Rien n’est absolument donné. Il ne le devient que selon un jeu de langage bien particulier, qui est celui du don ou, suivant l’usage philosophique moderne de cette notion de « donné », de la manifestation. L’un comme l’autre ont des conditions bien précises et supposent qu’une norme ait été établie suivant laquelle quelque chose peut être qualifié de « donné » ou non. L’idée d’un donné inconditionné est purement et simplement dépourvue de sens, puisque dire d’une chose qu’elle est « donnée », c’est placer un certain type de condition sur elle.
On trouve, de ce point de vue, une erreur de principe dans une ligne d’argumentation d’un versant, qu’on peut qualifier sans polémique d’irrationaliste, de la tradition phénoménologique qui consiste à jouer le donné contre le concept, comme s’il pouvait y avoir donation des choses en-deçà et indépendamment de toute norme, alors que l’idée même de traiter certaines choses comme « données » ne renvoie à rien d’autre qu’à une normation. Or l’idée d’une norme qui n’aurait pas la généralité du concept, c’est-à-dire qui ne pourrait pas être mise en œuvre en une série ouverte d’occasions, est inconsistante.
Bien sûr, dans certaines circonstances, lorsque nous disons qu’est donné plus que nous ne pouvons penser, nous voulons exprimer notre incapacité à déterminer conceptuellement une certaine expérience. Cependant, premièrement, une telle impossibilité n’a rien d’intrinsèque : elle est notre impossibilité. Deuxièmement, il faut remarquer que cette expérience n’est alors qualifiée comme « donnée » par rien d’autre que par cette même impossibilité, c’est-à-dire que par la norme que constituent certains concepts. En elle-même l’expérience n’est pas « donnée », elle est ce qu’elle est. Elle ne devient « donnée » qu’en tant qu’on la jauge à la mesure d’une norme, fût-ce pour proclamer l’échec de cette norme à la normer. Le « donné » est une détermination fondamentalement épistémique. Toute tentative de le faire sortir de ce cadre normatif est une imposture.
Il n’y a pas de « donné » avant les concepts. Il n’y en a qu’après et en vertu d’eux. Par après, une fois ce cadre posé, tous les débordements et retournements sont possibles. Mais ils supposent un espace conceptuel, et n’ont sens que par rapport à lui – y compris là où il s’agit de faire résonner sa fragilité – loin de s’en exempter.
En ce sens-là, après avoir longtemps recherché « la grammaire de la phénoménologie », je serais maintenant tenté de dire que la phénoménologie, en tant que « pensée du donné », « de rien que le donné, mais tout le donné », est fondée sur une erreur de grammaire.
Réponse à « Que signifie « intentionalité » ?«
L’analyse aussi subtile que fidèle proposée par Raoul Moati de l’évolution du concept d’« intentionalité » dans mes recherches m’invite à préciser certains points restés obscurs dans ma construction.
Je ne sais pas si j’ai jamais prêté à l’intentionalité un pouvoir « constitutif ». Je n’ai jamais trop aimé ce mot, qui offre son motif à la phénoménologie transcendantale, ou dont l’emploi qualifie toujours déjà la phénoménologie comme transcendantale.
A vrai dire, s’il s’agissait seulement de « donner du sens », on ne voit guère ce qu’on pourrait opposer à cette idée. Autant il n’y a pas de sens à traiter les choses en général comme par principe « données », autant il est fondamental que le sens ait à être « donné », et, plus précisément, que nous ayons à le donner. Le sens ne pousse pas aux branches des arbres. Celles-ci, si complexe et variée soit leur structure, ne sont jamais que ce qu’elles sont – autrement dit : elles sont réelles. Alors que le sens est ce par quoi une chose se voit qualifiée, à tort ou à raison, comme étant une certaine chose, qu’elle pourrait être ou non. Or les choses ne sont pas ainsi par nature qualifiées : elles ne sont pas « comme », elles sont. Elles ne le deviennent qu’en tant que nous les qualifions.
Mon évolution par rapport à la question de l’intentionalité a essentiellement consisté à prendre conscience du fait que, en un certain sens, quand nous faisons cela, nous ne faisons « rien ». En un certain sens l’intentionalité n’est « rien » – ce qui ne veut pas dire la nier, comme le font certains réductionnismes : il n’y a, à proprement parler, « rien » là à nier.
L’idée est simple mais elle suppose quelque médiation si on veut en mesurer la portée exacte.
Fixer des « limites » à l’intentionalité, c’est, partant d’une conception internaliste qui la détermine indépendamment du monde et la conçoit comme appliquée à lui pour ainsi dire de l’extérieur, la réinscrire dans la réalité, en mettant au jour pour elle des conditions réelles : des scénarios dans lesquels une intentionalité donnée est possible, au sens où il y a un sens à décrire les choses suivant le format de cette intentionalité. Si telle ou telle de ces conditions réelles vient à manquer, alors l’intentionalité en question n’est plus « possible », et vouloir appliquer ce format intentionnel à la situation conduit au non-sens.
La limite théorique d’une telle représentation est qu’elle suppose en un sens ce qu’elle veut annuler, à savoir l’intentionalité comme une sphère ontologique autonome sur laquelle s’exercerait, en quelque sorte, la pression du réel. Cependant, il y a là une erreur de grammaire : en effet, le réel ne peut exercer de pression que sur du réel. Penser l’intentionalité comme « contrainte » par le réel, c’est lui accorder une forme d’existence qu’elle n’a pas, et se méprendre sur le statut exact – grammatical et non ontologique – de ce concept.
En ce point, un certain type de réalisme protestera avec raison qu’il y a bien des processus intentionnels : des fragments de réalité dont, dans certains contextes, la caractérisation intentionnelle fait partie de la définition même. L’intentionalité peut être un format de description, mais parfois la description ferait, en quelque sorte, partie de la chose même. Ainsi, il fait partie de telle ou telle action, par exemple « lever le doigt » au sens de lever le doigt pour demander la parole, qu’elle se décrive comme telle action – et non comme un simple mouvement de mon bras. En ce sens-là, l’intentionalité peut bien avoir une réalité.
On ne le contestera pas, mais il faut alors être plus précis. Ce qui est réel, alors, c’est l’action en question, qui n’existe qu’en vertu de la mise en œuvre pertinente, dans des circonstances données, d’un certain format de description. Le format de description lui-même n’est rien de réel : il n’est que langage. L’intentionalité n’est rien d’autre que le cadre logique dans lequel on détermine une action, comme quoi que ce soit. Comme telle, elle n’est « rien », elle est transparente : rien d’autre qu’un fait de grammaire. En tout cas certainement pas quelque chose qui serait fait par quelqu’un – un « acte » – ou qui, par soi, énigmatiquement, ferait quelque chose. « L’intentionalité » ne « fait » pas quoi que ce soit ; nous faisons quelque chose, et ce que nous faisons se dit – nécessairement – dans les termes d’une certaine intentionalité.
De ce point de vue, je pense que mes tentatives de faire redescendre l’intentionalité sur un sol « réaliste » ont pu, jusqu’à Concepts compris – même si, Raoul a raison, la notion n’y joue plus un rôle central – souffrir d’une certaine ambiguïté. Il est important de saisir qu’un format intentionnel est toujours celui d’une prise sur le réel qui a elle-même des conditions réelles, qui renvoient à des scénarios réels et à des formes d’interaction concrètes avec le monde au sein du monde même. Cependant, ce qui est réel, en la matière, c’est le scénario ou l’interaction, non le format intentionnel, qui est pure idéalité.
Faire redescendre cette idéalité sur la terre, c’est mieux comprendre sa signification, aller plus avant dans son analyse. Ce n’est pas la nier ou la diminuer en tant qu’idéalité. Ne peut croire cela que celui qui commet une erreur de catégorie et prend les idéalités pour une autre forme de réalité. Alors peut exister le risque d’une concurrence entre une forme de réalité et une autre et peut se poser le faux problème de limiter l’une par l’autre. Comme s’il s’agissait de choses de même nature qu’il y aurait un sens à départager. Alors que d’un côté il ne s’agit pas du tout de « choses », mais des sens variés selon lesquels on mesure les choses.
L’erreur de la phénoménologie a été de faire de ce sens une forme de réalité – cette dernière dût-elle se définir, précisément, par sa transcendance par rapport à toute « réalité ». En d’autres termes, de faire de l’intentionalité un concept substantiel. Ce faisant, elle l’a à son corps défendant rendu par là-même vulnérable à ce qui, logiquement, ne devait pas pouvoir l’atteindre, à savoir le choc en retour du réel. Toute la difficulté est de comprendre que l’immunité de l’intentionalité à la contingence du réel ne la protège de rien car de rien qui pouvait constituer une menace pour elle, et n’est la marque d’aucun absolu : il ne s’agit de rien d’autre qu’une immunité logique, sans portée réelle.
La deuxième remarque que la belle analyse de Raoul me fait venir à l’esprit a trait au concept d’ « avoir », si c’en est un. Je n’ai pas de théorie de « l’avoir » et si la façon dont j’ai présenté les choses dans mes Eléments de philosophie réaliste laisse penser que j’en ai une ou que je devrais en avoir une, je le regrette. Il s’agit d’un grave défaut de présentation. Il ne s’agit pas de dire que, plutôt que les choses nous soient « données », nous les « avons », et un concept ne se substitue pas à l’autre, contrairement à l’ambiguïté bien relevée par Raoul qui régnait encore de ce point de vue dans mes Frühe Schriften. On ne peut séparer le verbe « avoir » tel que je l’emploie dans les Eléments de la grammaire dans laquelle il est pris. A l’arrière-plan de mon usage du verbe, alors, il y a cet adage de bon sens qu’on ne peut vous donner ce que vous avez déjà – c’est-à-dire ce qui est en place au moment même où il s’agit de vous donner quelque chose, et dont l’antériorité est une condition même de la grammaire du don. Ici le contraste entre avoir et don est directeur et en dehors d’un tel contraste, on aurait tort d’accorder à la notion telle que je l’emploie un sens particulier : elle n’a pas de signification absolue, et encore moins celle de désigner un absolu de rechange.
Réponse à « Conceptualité et sensibilité dans la carte sensible »
L’analyse proposée par Elise Almedo et Jeanne-Marie Roux me touche particulièrement tout d’abord parce qu’elle répond parfaitement à ce qui était l’intention fondamentale de Concepts, à savoir, en tant qu’esquisse méthodologique, de nouer un dialogue avec les sciences et en particulier les sciences humaines. Ensuite, parce que, parmi ces sciences, la géographie a toujours occupé, pour moi, une place tout à fait particulière, et, dans le passé, j’ai déjà eu l’occasion d’y consacrer des essais qui signifiaient quelque chose par rapport à mon projet[1]. Et les raisons qui m’ont conduit à m’y intéresser ont tout à fait quelque chose à voir avec le besoin d’incorporation, de concrétion qui s’exprime dans l’idée de « carte sensible », même si, pour entrer directement dans le vif du problème, je pense que l’interprétation avancée de cette idée dans le texte d’Elise et Jeanne-Marie témoigne d’une nostalgie phénoménologique que je ne partage pas : la géographie, bien plus qu’en tant que discours d’une « expérience », m’a en effet intéressé en tant que discours d’une réalité, et pour moi il ne saurait être question de réduire la seconde à la première – j’en suis plutôt arrivé à situer la première du côté et pour ainsi dire au sein de la seconde. C’est exactement, mes textes sur la géographie des années 2000 en témoignent déjà, ce contre quoi je me suis toujours inscrit en faux, et ce qui me conduit en définitive à tourner le dos à toute phénoménologie.
La « carte sensible » ne m’en intéresse que d’autant plus, car précisément elle est une réalité : représentation d’une réalité sensible par un fragment de réalité sensible, par un arrangement du sensible. De ce point de vue, la référence à la problématique goodmanienne de l’échantillon me paraît bonne.
La dernière raison pour laquelle cet exposé me concerne si directement est qu’il touche plus particulièrement le ressort caché de Concepts, la problématique géographique ayant eu un rôle directeur dans l’écriture de ce livre encore, même si cela n’apparaît pas ou peu dans la version finale, éditée en France. La première version, sur la base de laquelle la traduction italienne a été réalisée, s’appelait : « Concepts et frontières. La carte de notre monde »[2], et, dans la conférence où s’annonce le projet du livre[3], le problème des frontières est déterminant, suivant la métaphore frégéenne de la délimitation du domaine d’un concept comme district (Bezirk), mais aussi au sens très concret des frontières politiques et historiques, visibles ou invisibles – problématique qu’on retrouve, mais dans un certain retrait, à la fin de la version française du livre. La question du partage de l’Afrique, notamment, avait pu me servir au départ de paradigme, l’interpellation qui m’avait été adressée par Salim Abdelmadjid dans sa recherche propre d’un « concept d’Afrique » ayant joué un rôle central dans la genèse de ce projet.
Les éléments d’analyse présentés m’intéressent donc à plus d’un titre. Par bien des côtés Elise et Jeanne-Marie m’offrent ici un cas d’école. Une des thèses que, dans Concepts, je cherche à étayer, est qu’une pratique du genre de celle qu’elles décrivent – l’élaboration d’une « carte sensible » – est une forme typique de pratique conceptuelle. En d’autres termes, une pratique conceptuelle peut mettre en jeu des matériaux sensibles, et les mettre en jeu comme tels, notamment dans leur puissance paradigmatique.
Pourquoi s’agit-il d’une pratique conceptuelle ? Tout simplement parce que, si son produit est une carte, elle peut être vraie ou fausse : elle représente la réalité d’une certaine façon. Suivant la définition frégéenne d’un concept, partout où une telle évaluation est possible et a un sens, s’étend la sphère du conceptuel. Le fait que la forme représentative construite mette en jeu des matériaux sensibles ne soulève, de ce point de vue, pas de problème particulier. Il n’en pose que pour ceux qui partent d’une entente préjudicielle des concepts, suivant laquelle ceux-ci devraient nécessairement voir leur contenu déterminé indépendamment de tout usage du monde. Comme si l’idéalité se définissait négativement, par un défaut de réalité ; alors qu’il s’agit tout simplement de termes de catégories différentes, donc que cela n’a pas de sens de traiter comme opposés. Une fois cette mythologie philosophique surmontée, on peut devenir attentif à la variété des formes effectives de conceptualisation, y compris à celles qui passent par un usage qui, pour être concret, n’en est que plus sophistiqué du sensible. Tel était, en tout cas, un des objectifs de Concepts. L’idée de « carte sensible » paraît y répondre admirablement.
Evidemment, il est philosophiquement important de garder en vue une distinction : il faut qu’il s’agisse bien d’une carte. Ce que je veux dire par là est qu’il ne s’agit pas simplement de l’expérience de Naïma, mais d’une représentation de la réalité, dans laquelle l’expérience de Naïma joue un rôle.
C’est très important parce qu’il n’y a concept que dans la mesure où il y a du vrai et du faux, une prétention à la vérité. L’expérience de Naïma n’est ni vraie ni fausse, elle est ce qu’elle est. En d’autres termes, elle est un fragment de la réalité.
Par là-même, elle n’a rien de conceptuel. Non pas parce qu’elle ne serait « pas conceptuelle » comme quelque chose qui pourrait l’être, mais auquel le concept manquerait, mais parce que, catégorialement, elle ne fait pas partie de ce genre de choses dont cela a un sens de dire que c’est conceptuel ou non. Ce qui est conceptuel, c’est sa représentation – donc par exemple la carte qui en est faite. Cette carte, comme toute carte, est un moyen de connaissance : elle permet au géographe de savoir quelque chose du monde dans lequel circule Naïma et du rôle que joue tel ou tel des aspects de ce monde dans sa forme de vie. Bien sûr, pour comprendre la carte, il faut jusqu’à un certain point rentrer dans la forme de vie de Naïma, savoir quelque chose de son arrière-plan, et, sans doute, faire preuve d’empathie – être capable d’être affecté par le même sensible qu’elle. Mais c’est bien une carte ; donc, si on fait les efforts requis, on doit être capable de la faire fonctionner comme l’outil représentationnel qu’elle est, et de penser, par son moyen, des choses vraies ou fausses de cette réalité qui est l’environnement de Naïma. Et Naïma elle-même, à supposer qu’elle ait à chercher son chemin, devrait pouvoir l’utiliser. Ce faisant, elle l’instituerait comme moyen de connaissance à la disposition de tout agent cognitif ayant les mêmes capacités – c’est-à-dire aussi sans doute en partie les mêmes expériences qu’elle, ou des expériences analogues à elle.
Ce qui ne serait positivement « pas conceptuel », serait quelque chose qui se présenterait comme un tel moyen représentationnel, mais qui ne fonctionnerait pas, un dispositif représentationnel raté en quelque sorte.
Mais une expérience n’est, en elle-même, ni conceptuelle ni non-conceptuelle. Cette notion renvoie tout simplement à quelque chose de catégorialement différent. Croire que ressentir quelque chose soit penser, c’est tomber dans le mythe du langage privé. En revanche, mais c’est bien différent, le fait que j’éprouve certaines choses peut jouer un rôle dans la constitution de pensées. Il y a des pensées « expériencielles », qui ont trait au vécu ou l’utilisent pour déterminer une réalité. Mais, pour nourrir de telles pensées, avoir certaines expériences ne suffit jamais. Encore faut-il les mettre en scène, et les insérer dans une structure où elles jouent un rôle. Le genre de pensées communiquées par une « carte sensible » semblent être de cet ordre.
De ce point de vue, il y a une confusion à me prêter l’idée qu’il y aurait des expériences intrinsèquement conceptualisées. Il n’y a pas de place pour cette idée dans la grille terminologique de Concepts. Ce que disent les passages cités, qui est bien différent, est qu’il y a des objets qu’il y aurait un certain sens à appeler « conceptuels ». L’idée est très classique et ne fait pas vraiment partie des innovations de Concepts : il s’agit, évidemment, des objets techniques, comme l’indique clairement l’exemple du Reliance building. Comment penser un objet technique, comme un gratte-ciel, si ce n’est comme la réalisation d’un certain concept ? La preuve en est : cette réalisation peut être bonne ou mauvaise et ledit objet peut satisfaire ou non son concept. Cette normativité est le signe que nous sommes entrés dans l’espace du conceptuel.
En revanche, y a-t-il quoi que ce soit de « conceptuel » dans « l’effet que ça fait d’être devant le Reliance » ? Bien sûr non : c’est un effet et rien d’autre qu’un effet. C’est là ce que j’appelle « expérience », que cela n’a pas de sens de traiter comme conceptuel, même si, mais c’est une autre affaire, cet effet peut, par après, être enrégimenté et rentrer comme matériau dans la construction de concepts que j’appellerais « expérienciels » ou « phénoménologiques » :
« Ah non, là, ça ne fait vraiment pas le même effet que le Reliance ! »
Ce genre d’énoncés, à supposer que les interlocuteurs aient, dans leur mémoire, un tel « effet », et soient capables de construire sur lui et sur les effets du même genre une norme partagée, sont vrais ou faux. Signe que, maintenant, nous sommes passés dans l’espace des concepts.
De la même façon, je n’ai jamais dit que l’expérience du sorbet de la gelateria dei Gracchi dans ma bouche fût « conceptuelle ». Ce genre d’énoncés est dépourvu de sens. Une telle expérience ne peut être ni « conceptuelle » ni « non-conceptuelle ». En tant qu’expérience, elle n’est pas concernée par ce genre de distinction. J’ai, et c’est bien différent, attiré l’attention sur une spécificité de l’ontologie des sorbets – de l’objet « sorbet ». Ces objets sont des signes : fait partie de leur ontologie que, en un sens, ils représentent (plutôt au sens de la Vertretung que de la Vorstellung en l’occurrence) quelque chose – que d’ailleurs, ils représentent bien ou mal ; d’où les jugements du style : « ce sorbet est raté ». En ce sens, ils sont (les objets) comme des concepts sensibles et de ce point de vue la comparaison proposée par Elise et Jeanne-Marie avec la carte sensible est particulièrement judicieuse. Mais cela ne rend pas l’effet que me fait le sorbet en quoi que ce soit « conceptuel ». Le qualifier ainsi serait tout simplement une erreur de grammaire. Un « effet » n’a rien de conceptuel ni de non-conceptuel.
En revanche, il y a des pratiques conceptuelles. Et, dans ces pratiques, certains effets, parfois, jouent un rôle déterminant. Il faut en effet faire droit au subjectif comme une dimension – logique et concrète à la fois – de détermination de l’objectif.
[1] Voir : « En quoi la géographie peut-elle importer à la philosophie ? », in Jocelyn Benoist / Fabio Merlini (éds.) : Historicité et Spatialité. Recherches sur le Problème de l’Espace dans la Pensée Contemporaine, Paris, Vrin, collection « Problèmes et controverses », 2001, p. 221-247 et « Sur la mutation des espaces géographiques », Cahiers philosophiques, n° 93, décembre 2002, p. 9-22.
[2] Concetti e frontiere. La mappa del nostro mondo, Turin, Rosenberg & Sellier, 2011.
[3] « Sur un possible concept d’Afrique : politique des concepts », Fenomenologia e Società (Turin), XXXIII, 2010/2, p. 50-74.
Réponse à « Le champ du conceptuel »
Les éléments d’analyse proposés par Florian Forestier touchent des problèmes centraux pour moi, et sur lesquels, dans Concepts, sans doute, je ne suis pas parvenu à toute la clarté requise.
Florian met avec raison en avant le lien établi par le livre entre l’idée de « concept » et celle de « faire ».
Une telle connexion, cependant, ne doit pas s’entendre comme une identité. Il y a des pratiques conceptuelles, c’est-à-dire éclairées de l’intérieur et déterminées par des concepts. Mais un concept ne s’identifie jamais au fait de faire quelque chose. Il détient le sens de cette pratique, ce qui est fort différent.
Un concept, par lui-même, ne « fait » rien : il n’est pas ce genre de choses dont cela a un sens de dire qu’elles font quelque chose.
En revanche, tout d’abord, il est important qu’on puisse faire quelque chose avec les concepts, à savoir les appliquer. Les concepts sont faits pour être mis en œuvre. Tout traitement philosophique qui fait abstraction de cet usage dans lequel il est essentiel aux concepts d’intervenir ne les appréhende pas en tant que tels et, sous couleur de « concepts », parle en fait d’autre chose.
Ensuite, mais c’est une question distincte, j’ai en effet souligné que certains de nos concepts semblent avoir une vocation intrinsèquement pratique, au sens d’être essentiellement liés à des formes d’action, qu’ils déterminent comme telles. Ainsi par exemple le concept de « lever le doigt (pour poser une question) » ou de « sauter le fosbury ». Le premier cas renvoie à un scénario bien déterminé : il ne s’agit pas de « lever le doigt » en général, mais de le faire dans un contexte donné et à une fin précise. Donc effectivement, un tel concept suppose une composante pragmatique forte : un ancrage dans un certain type de situation de la vie réelle où la question peut se poser de faire certaines choses, de certains projets d’action. Dans le second cas, on remarquera également qu’il ne s’agit pas de faire un saut en général, mais de le faire d’une certaine façon. Le résultat ainsi obtenu pourrait probablement l’être autrement. Cependant, la modalité d’action compte, et le concept mobilisé y a précisément trait. Autre façon, pour un concept, d’être « pratique ».
Toutefois, je dois dire que, si je crois toujours qu’il est très important qu’une part non négligeable de nos concepts soient tournés vers la pratique et s’en nourrissent, je suis de moins en moins convaincu – si je l’ai jamais été – que certains de nos concepts n’aient de sens que pratique. Je veux dire par là que si celui qui saute le fosbury délibérément, à l’exclusion d’autres façons de faire le même saut, met bien en œuvre un concept et le met en œuvre pratiquement, au sens où il en fait la norme de son action, il paraît essentiel que le même concept puisse être mis en œuvre par le juge ou le commentateur qui jugera si ce saut est bien un fosbury. Le fait que certains concepts soient essentiellement concepts d’action ne les rend pas exclusivement pratiques. Car, pour qu’il y ait concept, il faut bien qu’une norme de vérité soit introduite. Or une telle norme, inévitablement, ouvre l’espace d’un jugement théorique possible. De « je l’ai bien fait » à « ce que j’ai/il a fait, c’était vraiment un fosbury ».
Sans doute l’ouverture, tout juste indiquée dans Concepts, en direction d’une conception, illustrée par les recherches de Jean-Yves Girard, qui n’identifierait la vérité et la fausseté qu’à l’écorce de la normativité logique et situerait celle-ci à un niveau plus structurel, comme celui où se décide la possibilité ou non de tirer une certaine inférence, semble aller plus loin. Passer d’une définition strictement sémantique à une entente pragmatique des concepts ne suffirait pas : il faudrait plutôt pousser jusqu’au bout, jusqu’à une détermination inférentielle des concepts. Alors, ce serait le fait que nous raisonnons de telle ou telle façon avec lui qui fixerait le sens de tel concept.
On remarquera au passage qu’une telle idée n’est pas si incompatible avec le point de vue frégéen, pour lequel le « contenu conceptuel » s’identifie strictement à « ce qui fait une différence pour l’inférence ».
Cependant, justement, il semble encore qu’il faille distinguer deux choses. Le raisonnement est certainement quelque chose que l’on fait. Une pratique certes théorique, et « formelle » au sens où elle ne vise pas en elle-même la transformation effective de la réalité (même si on peut raisonner pour agir, mais c’est une autre question), mais une pratique tout de même. D’un autre côté, le « contenu conceptuel » qu’on peut attribuer à tel ou tel temps du raisonnement n’est pas quoi que ce soit que nous « ferions » : il s’agit plutôt précisément d’une façon de représenter l’efficacité normative de chacune de ces étapes, la norme suivant laquelle il est possible de « faire », c’est-à-dire de continuer ou non.
Un tel point de vue, certainement, instaure un lien plus fort que le précédent entre la pensée et un certain type de « faire » : à savoir raisonner, au sens plus général d’effectuer des opérations. « Penser », en ce sens-là, comme le souligne Florian, peut revêtir la figure d’une opérativité très concrète.
Il n’en reste pas moins que la « conceptualité » de ce faire est alors liée à sa capacité d’instaurer, par son opérativité réglée, sa propre norme. C’est dans la seule mesure où il n’est pas possible de faire n’importe quoi – où, à ce jeu, tout n’est pas un « faire » – que cela a un sens de le traiter comme « conceptuel ». Et il n’y aurait logiquement pas de sens à traiter cette normativité d’un faire que représente alors le concept comme étant elle-même de l’ordre du faire : il s’agit de termes de catégorie différente. On raisonne avec des concepts ou, peut-être, dans le raisonnement, des concepts se constituent. Mais les concepts ne raisonnent pas. Ils ne « font » rien.
Plus brièvement, je dois avouer ma réserve devant des formules telles que celles, traditionnelles, suivant lesquelles la pensée « se sentirait » et « se vivrait ». Je pense que de telles formules recèlent une erreur de grammaire. Que l’on puisse faire de la pensée avec du vécu, et que celui-ci ait un rôle central à jouer dans certaines formes de pensée est en effet une thèse de Concepts, que je rappelle dans la postface contre les partages trop simples d’un certain positivisme qui, tout simplement, ne veut pas considérer la variété de ce que nous appelons nos pensées. Ce serait cependant bien autre chose de dire que la pensée, comme telle, pourrait se vivre ou s’expérimenter. Dans le sens, post-frégéen, où j’emploie le mot « pensée », il n’y a pas d’expérience de la pensée, où il ne peut y en avoir que suivant une amphibologie qui confond la valeur substantive dénombrable et la valeur infinitive ou substantive indénombrable de ce terme.
Bien sûr, selon certains usages psychologisants du mot « pensée », il y a un sens à invoquer une telle « expérience » et à se demander ce qu’elle est. Mais pas dans la façon que j’ai d’employer ce terme, qui renvoie toujours au vrai ou au faux, ou en tout cas à la capacité de penser correctement, en tant que question non pas optionnelle, mais définitionnelle de la notion même de « pensée »[1].
En revanche, de nombreuses expériences nous faisons des pensées, au sens où nous leur faisons jouer un rôle dans certaines pensées. Et ce fait contribue puissamment à donner à ce que nous entendons par « conceptuel » la physionomie qu’il a.
Quant à la question sur laquelle débouche la belle réflexion de Florian – dont j’apprécie tout particulièrement l’emphase qu’elle met sur le caractère « volumique » de l’espace du conceptuel et du langage nécessaire pour l’évoquer – ma réponse y est claire et sans doute décevante : je ne crois pas qu’il y ait lieu pour d’autre genèse que les genèses empiriques. Poser la question de la genèse, c’est s’interroger sur les conditions d’apparition de quelque chose. En différents sens, les concepts apparaissent : historiquement, au sens où à une certaine époque on se met à utiliser certains concepts qui n’avaient pas cours auparavant et qui disparaîtront ensuite de la circulation ; et développementalement, au sens où, à un certain âge de la vie, l’agent pensant se met à utiliser des concepts dont il ne semblait pas disposer auparavant. Un cas comme l’autre ouvrent de riches champs d’investigation empirique. En revanche, la grammaire des concepts eux-mêmes – et non de l’avoir des concepts ou de l’acquisition des concepts – n’est pas celle de la genèse, mais de la dépendance logique. Un concept peut logiquement dépendre d’un autre : c’est ce que son analyse prouvera. En revanche, le fait que, pour être capable de mettre en œuvre un certain concept, il faille déjà être capable d’en mettre en œuvre un autre est un fait empirique, et seule une science qui étudie les faits pourra l’établir.
[1] Voir « Frege psychologue », à paraître dans Maria Gyemant (éd.), Psychologie et psychologisme, Paris, Vrin, 2014, p. 231-251.
Vous dites : « le format intentionnel, qui est pure idéalité ». Pourtant il me semblait que l’intention se modère comme un effort musculaire, oculaire, une focalisation, comme un plan plus ou moins élaboré par plus ou moins de volonté – une idéalité étant immédiatement pleine.
Ne peut-on dire que l’intention engage la volonté d’ajouter quelque chose de réel à un geste réel; par exemple, donner une signification à un doigt levé ?
Une question : je m’étais fait l’idée que le donné est ce que l’esprit ajoute pour rendre compte d’une chose, pour la rendre intelligible. Par exemple, la diagonale du carré pour en construire un de surface double, la surface pour colorer l’objet, le système solaire, un argument. Le donné ne vient jamais seul : surface de carré double sans diagonale du premier, orbes, etc. Je n’obtiens pas le donné « feuille de papier‘ si je ne peux accéder à son verso ni celui de mort sans éternellement la vie, etc.
Enfin, je me demandais si chez vous « concept » n’était pas synonyme de reflet (pour un monde des idées séparé) : la carte géographique qui reflète routes et paysages. Plutôt que signifiant une liste de déterminations, par exemple la liste des significations qu’un dictionnaire donne pour un mot, conception plus proche de celle du Hegel oublié.
Et puis il me semble que je ne lève pas le doigt pour demander la parole comme si je respectais un geste technique ou un plan d’action, un reflet/concept: j’obéis à une convention.