Réflexions spinozistes sur le rapport entre démocratie et miracle
Réflexions spinozistes sur le rapport entre démocratie et miracle
Xenophon Tenezakis, Université Paris Est Créteil, Laboratoire LIS (Lettres Institutions Savoirs).
La démocratie suppose-t-elle de renoncer à un point de vue religieux sur le monde ? On pourrait le penser, puisqu’un régime démocratique suppose de renoncer à faire prévaloir une norme surnaturelle dictée par une Révélation au profit de règles choisies en commun. Si ce renoncement n’est pas toujours accompli en fait, il serait exigible en droit, comme condition nécessaire pour le fonctionnement optimal d’un tel système politique. Une telle position est évidemment trop large pour être attribuée à un philosophe en particulier. Mais elle semble présente en filigrane quand par exemple on met en avant dans le débat public le rôle plus important que la science joue dans les régimes démocratiques. Peut-on affirmer pour autant que la démocratie implique une sortie de la société de tout élément religieux ? Ne devrait-on pas au contraire pointer une illusion métaphysique constitutive du régime politique démocratique, à savoir l’illusion que dans les choix des individus se manifestent des volontés libres et indéterminées ? Un certain humanisme qui a accompagné l’émergence de la modernité et qui a été critiqué par des penseurs comme Althusser va par exemple dans ce sens : le développement des régimes de démocratie représentative serait allé de pair avec la mise en avant de la conception de l’être humain comme sujet souverain. Cependant, nous voudrions mettre en avant avec Spinoza un aspect précis de cette illusion humaniste en rapport avec la croyance aux miracles, qui semble pourtant régresser en démocratie. Tel sera notre objectif dans cet article : montrer en quoi on pourrait affirmer, à travers ce que Spinoza affirme sur la production de l’obéissance par le pouvoir, qu’une politique démocratique repose en fait sur une sorte de « miracle ».
Nous nous intéresserons dans un premier temps à la manière dont Spinoza analyse la production de l’obéissance des individus par le pouvoir via des rites. Ensuite, à la manière dont, selon lui, des événements miraculeux peuvent être utilisés par un régime politique pour asseoir sa légitimité. Enfin, nous montrerons en quoi une pratique politique démocratique peut être comprise comme s’appuyant sur une sorte de miracle pour construire sa propre légitimité.
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Chez Spinoza, c’est la pratique qui constitue ce qu’on appelle des valeurs, en nouant ensemble et de manière contingente des significations. Cette constitution se fonde sur la mémoire[1] : l’association fréquente d’événements entre eux dans la perception crée l’illusion de la nécessité de cette liaison. C’est là l’origine des croyances, mais aussi des valeurs : nous attachons un sentiment de valeur à un objet s’il est associé dans notre mémoire à la représentation d’une augmentation de notre puissance d’agir, association qui peut être essentielle à l’objet ou bien accidentelle (par exemple si l’objet en question nous est apparu en même temps qu’un autre objet qui, lui, a directement causé ce sentiment d’augmentation de notre puissance d’agir)[2]. L’image ou la représentation d’une chose véhicule donc en elle-même une valeur et oriente directement notre désir et nos actions. Il s’ensuit aussi que la constitution corporelle de chacun a pour corrélat un certain imaginaire (l’association de représentations de choses et de plaisirs) qui se tisse dans la pratique. De cet équilibre instable qui caractérise les différentes mentalités individuelles on peut tirer une sorte de moyenne au niveau collectif ; le mot utilisé par Spinoza est ingenium (complexion). Une complexion collective est un ensemble de rapports de signification et de valeurs qui, en fonction des circonstances dans lesquelles un groupe est amené à évoluer, deviennent majoritaires en son sein. Ces rapports de signification se reproduisent dans ce groupe par la force de l’habitude : de cette manière, un même signe, image ou coutume (la natte par exemple pour les chinois[3]) aura pour chacun de ses membres la même signification de plaisir ou de tristesse. Les pratiques sont donc ici le moyen par lequel des individus se constituent en sujets, se créent une identité en associant dans leur mémoire des choses se signifiant mutuellement et se rapportant en définitive à des affects.
Or cette création continuelle de significations peut être investie par un pouvoir politique pour faire en sorte qu’on lui obéisse. À court terme, c’est la crainte qui nous pousse à adhérer à un pouvoir pour y trouver une protection. Toutefois, le problème de l’attachement à l’État réapparaît lorsque la crainte disparaît : on risque alors de céder ou de participer aux désordres fomentés par ceux qui veulent contester l’autorité[4]. Il faut donc des mécanismes d’attachement positif à l’État. L’exemple que prend Spinoza est celui de l’État hébreu. Les Hébreux, que Moïse devait régir, étaient de « complexion grossière » et déprimés « par la servitude subie »[5]. Avec la précarité de leur situation, leurs affects se sont déstabilisés et ils sont devenus vulnérables à la superstition : état de grande variabilité des croyances du fait de la crainte, elle-même liée à l’incertitude qu’on ressent. Moïse introduisit donc la religion dans l’État « de façon que le peuple fit son office plus par dévotion que par crainte[6] ». Cette religion constitue une passion opposée, qui permet que la crainte soit moins détournée que limitée et qu’elle ne domine plus les individus. C’est ainsi que Moïse « lia les Hébreux par des bienfaits et leur fit au nom de Dieu de nombreuses promesses pour l’avenir[7] ». Ces bienfaits sont associés à une ritualisation rigoureuse de l’existence :
Pour que le peuple, qui ne pouvait pas s’appartenir, fut suspendu à la parole du chef qui commandait[…]il ne lui était pas permis de faire quoi que ce soit à sa guise […] sinon en se conformant à des rites obligatoires et à des commandements prescrits par des lois[8].
Cet encadrement de l’existence individuelle par des rites avait pour fonction de rassurer : leur respect prétendait garantir un avenir meilleur. Il contribuait à réduire l’inconstance liée à la superstition, en redonnant aux Hébreux confiance en l’avenir et en suscitant en eux un amour pour l’État, de telle sorte qu’il était difficile de les inciter à des actions contre lui[9]. Ces rites comprenaient en grande partie des fêtes et réjouissances, et favorisaient la croyance en l’élection divines des juifs, pour que les affects positifs comme la joie et la confiance prévalent sur les affects négatifs. Ces rites conduisaient donc à ce qu’on pourrait appeler un fanatisme, l’état stabilisé de la superstition :
[…] les fondements de l’institution sociale [des Hébreux] ont pu faire naître dans les âmes des citoyens un amour rendant presque impossible que l’idée leur vint de trahir la patrie ou de faire défection […] L’amour des Hébreux pour la patrie n’était donc pas un simple amour, c’était une piété, et cette piété comme cette haine des autres nations, le culte quotidien les échauffait et alimentait de telle sorte qu’elles durent devenir la nature même des Hébreux[10].
Par une pratique répétée, le rite ancre donc dans la mémoire la force des événements agréables ou salvateurs qu’il commémore, les festivités dans lesquelles il consiste, et les lie aux institutions qu’il incarne. Le rite, comme impératif social, peut dès lors être investi par l’État pour imposer des valeurs.
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La croyance aux miracles est l’une de ces associations d’idées constitutives de valeurs que l’État peut utiliser[11]. Qu’est-ce qu’un miracle et en quoi peut-il venir appuyer le pouvoir d’un souverain ?
[…] les hommes ont accoutumé d’appeler ouvrage divin, c’est-à-dire ouvrage de Dieu, un ouvrage dont la cause est ignorée du vulgaire ; le vulgaire pense en effet que la puissance et la providence de Dieu n’apparaissent jamais plus clairement que lorsqu’il semble arriver dans la Nature quelque chose d’insolite et de contraire à l’opinion qu’il en a en vertu d’habitudes acquises […][12].
Le miracle suppose la croyance en l’existence d’une volonté divine, donc en une illusion selon Spinoza ; il s’agit en général d’un événement qui semble contredire la régularité naturelle, et le superstitieux attribue alors cet événement à la puissance d’un Dieu distinct de l’ordre naturel des choses et capable de passer outre celui-ci. La croyance au miracle ne s’appuie pas sur la réalité de ce qui s’est produit mais sur le fait que le miracle en question tend à concorder avec les croyances préétablies du peuple[13].
Un roi peut ainsi s’appuyer sur ces croyances pour asseoir sa légitimité : Spinoza en cite plusieurs exemples. Moïse fait lui-même un usage politique du miracle :
Quand Moïse eut appris à connaître la complexion de sa nation et son âme insoumise, il vit clairement qu’il ne pourrait mener à bonne fin l’œuvre entreprise sans le plus grand des miracles et un secours externe tout particulier de Dieu et que les Juifs périraient sans ce secours ; pour qu’il fût bien établi que Dieu voulait les conserver, il demanda donc le secours particulier de Dieu. […] La raison donc pour laquelle il demanda un secours particulier de Dieu, c’est que le peuple était insoumis[14].
Le miracle permet ici de venir à bout de l’insoumission du peuple hébreu en lui montrant qu’ils doivent croire Moïse lorsqu’il lui promet une nouvelle alliance et l’élection divine. L’ouverture de la mer face à Alexandre de Macédoine, telle que racontée par Flavius Josèphe, fut elle cause qu’on crut que Dieu même avait décidé de la défaite des Perses. Spinoza souligne également que se prévaloir de la protection d’un dieu était un moyen couramment utilisé par les souverains pour s’attirer l’admiration des foules[15]. Enfin, le rôle politique des miracles est souligné par un argument a contrario : l’absence de miracles a eu un rôle dans le déclin de l’État hébreu[16]. Le monarque de droit divin peut donc employer un miracle apparent dont il se présente comme l’instigateur pour s’assurer de l’adhésion des individus à son pouvoir[17]: en effet, il montre ainsi qu’une puissance surnaturelle le soutient. La croyance aux miracles implique l’idée d’une puissance divine, capable de provoquer des événements qui sortent de l’ordinaire. En parvenant à créer une association entre lui-même et le miracle dans les esprits, le dirigeant apparaît capable de s’affranchir des nécessités ordinaires qui déterminent son action tout comme le miracle est une exception divine aux lois naturelles. Il manifeste ainsi sa capacité de mieux protéger son peuple qu’un autre. Ce qui lui permet d’assagir la crainte caractéristique de la superstition et donc de consolider le passage d’une complexion collective fondée sur la superstition à une complexion de type fanatique, comme celle que Spinoza repère chez les Hébreux. Mais comment ce miracle peut-il être intégré dans un rite ou dans un ordre politique à long terme ?
Un souverain capable d’obtenir des miracles à son bénéfice montre que l’ordre qu’il met en place est conforme à la morale, puisqu’il est soutenu par la puissance divine, qui a déterminé une fois pour toutes ce qui est bon ou mauvais dans une Révélation. Une loi qui parvient à imposer dans les esprits l’idée qu’elle est soutenue par un miracle passe donc pour conforme à la nature des choses. Un miracle ne légitime alors pas seulement un souverain en tant qu’individu, mais tout l’ordre de valeurs et de normes que ce souverain représente. Mais comment ce surcroît de légitimité peut-il être consolidé dans le long terme ? La réponse est simple : dans la mesure où il est consigné dans des livres et incarné dans des rites, le souvenir de ce miracle peut se perpétuer à travers les générations, démultipliant ainsi sa portée. Il faudrait donc distinguer plusieurs aspects du miracle : le miracle comme événement imprévisible, et occasion qu’un souverain peut utiliser à son avantage, et le miracle comme construction sociale, événement que rappelle un culte qui repose sur lui. Pour illustrer ce deuxième aspect du miracle, on peut citer le rituel chrétien de l’Eucharistie, censée reproduire le miracle originel de la Cène. En inscrivant la mémoire d’un événement miraculeux dans des rites, un État peut fonder sa légitimité sur le long terme. Il pourra ainsi rappeler aux générations futures qu’il n’est pas contingent mais voulu par les créateurs de l’ordre naturel.
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Or c’est une forme de miracle que véhiculent les institutions de l’État démocratique. En effet, l’usage politique qu’on peut faire de la croyance aux miracles s’appuie sur l’illusion anthropomorphique d’une divinité agissant en fonction d’une fin qu’elle se donne à elle-même. La croyance aux miracles suppose en effet de croire que Dieu peut déroger à l’ordre naturel par sa volonté. Or, en démocratie, c’est une illusion semblable qui se manifeste. Spinoza définit ainsi la démocratie : c’est « l’union des hommes en un tout qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir[18] ». Il désigne vraisemblablement par là une forme de prise de décision commune, proche d’une démocratie directe, dans la mesure où dans une démocratie, « tous, ou au moins la plus grande partie du peuple, participent au pouvoir collectif[19]». Ce régime repose sur l’idée que des hommes peuvent décider eux-mêmes et en commun de se donner une loi indépendamment des nécessités naturelles. Spinoza mentionne explicitement cette possibilité dans le chapitre IV du TTP :
[…] le mot de loi pris absolument s’applique toutes les fois que les individus pris un à un, qu’il s’agisse de la totalité des êtres ou de quelques-uns de même espèce, se conforment à une seule et même règle d’action bien déterminée ; une loi dépend d’ailleurs tantôt d’une nécessité de nature, tantôt d’une décision des hommes[20].
Pour autant, une telle affirmation est contraire à son postulat d’un déterminisme absolu dans la nature, déterminisme qui devrait alors s’appliquer également à l’être humain. Il faudrait alors plutôt dire que c’est une certaine composition de puissances naturelles qui est à l’origine de cette loi.
Comment justifie-t-il son assertion ? De deux manières. D’abord, il est possible de dire qu’il y a des lois établies par les hommes parce que :
[…] l’établissement de ces lois dépend d’une décision prise par les hommes ; puisqu’il dépend en premier lieu de la puissance de l’âme humaine et que cette âme, en tant qu’on la considère comme capable de vérité et d’erreur dans ses perceptions, peut être conçue très clairement sans [les lois de la nature].[21]
L’établissement des lois humaines peut se concevoir par la puissance de la nature humaine seule, il n’y a pas besoin de s’intéresser à l’ordre de la nature toute entière pour l’expliquer. La seconde justification fait appel à des impératifs pratiques :
[…] nous devons définir et expliquer les choses par leurs causes prochaines et […] des considérations tout à fait générales sur le destin et l’enchaînement des causes ne nous sont d’aucun usage quand il s’agit de former et d’ordonner nos pensées relatives aux choses particulières[22] .
Une explication des décisions humaines par les lois de la nature serait trop générale et ne nous aide pas à savoir ce qui s’est réellement passé, du fait des combinaisons multiples que les causes naturelles, infinies, peuvent former ; c’est pourquoi « pour l’usage de la vie, il est préférable et même nécessaire de les considérer comme des possibles[23] », et donc comme non déterminées d’avance. Il est dès lors nécessaire au quotidien d’attribuer les causes des décisions des êtres humains à leur volonté. Or cela implique qu’on reste nécessairement pris à leur objet dans l’illusion que cette volonté serait autodéterminée. Certes, Spinoza n’affirme pas cela explicitement. Puisque cependant la croyance en la liberté humaine est celle qui est le plus commune, il est tout à fait plausible d’imaginer que dans un régime démocratique compris de façon spinoziste, chacun penserait que les décisions prises le sont de manière libre et ce d’autant plus que l’assemblée des hommes permettrait de surmonter les défaillances possibles de la faculté de décision de chacun. Le fait apparent de l’autodétermination pourrait ainsi conduire à une croyance au règne de la liberté. Même si les philosophes, eux, savent que cette liberté n’existe pas, ce n’est pas là l’opinion de la masse, car il est difficile qu’elle soit toute entière philosophe. Les décisions prises par chacun et plus encore les décisions prises par le peuple ne pourraient être expliquées par des causes naturelles et seraient donc attribuées à cette capacité de libre choix.
Dès lors, un tel ordre suppose un miracle comme fondement de sa légitimité. De toute façon en effet, cet ordre ne peut fonctionner que si les individus croient que lorsque des décisions sont prises par eux-mêmes ou les autres, celles-ci proviennent bien de leur propre volonté, puisque dans le cas contraire toutes ses procédures perdent leur sens. Le fondement de cet ordre est donc nécessairement la croyance illusoire en l’existence de la liberté humaine, la capacité des hommes d’être par eux-mêmes à l’origine d’une loi. Or l’exercice de cette liberté suppose l’existence d’une volonté qui échappe aux lois naturelles puisqu’elle s’autodétermine ; l’exercice d’un choix démocratique relève donc en un certain sens du miracle. En d’autres termes, le régime démocratique aurait ceci de rémanence religieuse qu’il intègre dans sa structure l’être humain comme manifestation d’une surnature (dérogation miraculeuse au déterminisme naturel). Ce miracle aurait deux strates. Ce serait en premier lieu la manifestation d’une liberté individuelle dans le vote ou dans l’opinion exprimée, censée déjà manifester l’exercice de la capacité à se déterminer soi-même. Mais il comporte un second aspect : dans le choix d’une assemblée, c’est à un redoublement de ce miracle qu’on assiste, puisque de la concaténation d’une multiplicité d’opinions et d’une série de choix découlerait un seul choix, celui d’une assemblée, elle-même affranchie de la nécessité naturelle. Il s’agit donc d’un miracle double.
Spinoza n’a pas pensé la décision par laquelle les citoyens décident d’une loi commune, disons le vote, comme un rite. Mais ne peut-on pas penser cela à partir de son système de pensée ? En effet, le vote porte les caractères d’un rite. D’une part, il est une procédure régulière dans le temps, il a des lieux spécifiques qui lui sont destinés, ainsi qu’une « liturgie » dont la conformité est assurée par des lois ; et ce même s’il manque, d’un autre point de vue, de sacralité (du moins dans notre époque qui le néglige). D’autre part, il est propre à éveiller la dévotion ou l’admiration ; c’est à chaque fois une sorte de régénération populaire qu’on attend de lui. Mais ce n’est pas là les points sur lesquels nous voudrions insister. Surtout, la pratique du vote noue ensemble les significations suivantes : il s’agit d’une procédure de décision associée à certaines institutions politiques, celles démocratiques, censée permettre un libre choix. À travers la pratique du vote, le régime démocratique porte donc en lui-même l’idée que des individus sont capables d’être le début d’une chaine causale, à la fois d’un point de vue individuel et collectif. Ce qui peut d’ailleurs produire une tension entre les deux et des conflits, car on va soit opposer l’individu à l’assemblée (l’individu, vraie manifestation de la surnature, opposé au groupe emporté par ses passions), ou l’assemblée à l’individu (emporté par son égoïsme naturel). Ce « rituel » du vote nous rappelle à la fois au caractère finalement incompréhensible de notre liberté, qui tient du miracle au sens où par elle on peut avoir l’impression de s’échapper du déterminisme naturel. Mais ce miracle n’est pas exclu de l’ordre politique ; au contraire, il s’agit d’une procédure régulière par laquelle l’ordre politique se manifeste comme une notre propre création collective, et se rappelle à nous comme tel.
On peut donc interpréter le vote autrement que comme un simple processus de choix collectif, ou bien de légitimation d’un certain dirigeant et ordre politiques. Mieux encore, il est en lui-même un moyen pour un État démocratique de s’attacher ses citoyens. En effet, ils associent dès lors la manifestation de leur liberté à l’État : c’est lui qui a institué la pratique dans laquelle ils peuvent à la fois manifester une opinion libre et contribuer par-là à l’orientation de leur pays (peu importe au fond que cette autodétermination et cette participation au gouvernement ne soient pas forcement garantis). Dans la perspective de l’adhésion des citoyens au gouvernement, ce sont les effets du rite sur la manière dont l’ordre politique est perçu par leur imagination qui comptent. La démocratie est en ce sens elle-même un récit, celui de l’auto-détermination des individus, et trouve son efficace réelle en construisant des institutions dans lesquelles s’incarne ce récit. Le vote, comme pratique qui alimente la croyance des citoyens en leur propre liberté et faculté d’effectuer des choix individuels, ferait donc partie des dispositifs par lesquels les institutions démocratiques produisent l’obéissance des gouvernés. Cependant, il produit des effets différents du miracle théocratique : au lieu de produire une crainte et un étonnement nécessaires pour contrebalancer la superstition, il ramène à la joie de la fondation et à une confiance dans les capacités humaines.
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De ces considérations on peut tirer deux séries de conclusions. La première porte sur la nature de notre régime politique, qui ne correspond pas exactement à la vision spinoziste de la démocratie. Celle-ci, malgré le peu qu’on sait d’elle, suppose tout de même une participation effective des citoyens au sein d’une d’Assemblée suprême[24]. Or notre régime est un régime représentatif, où ceux qui exercent effectivement le pouvoir et choisissent les lois sont des représentants du peuple, sélectionnés par une mise en concurrence de personnalités mises en avant par des partis. Le vote n’est donc jamais ici qu’un moyen d’arbitrage des rivalités entre les différents partis qui ont l’audience de l’opinion publique et qui sont soutenus par les pouvoirs économiques, et non un moyen direct de prise de décision. Pourquoi donc en faire une question fondamentale ? Pour cette raison peut-être que, dans des structures économiques et sociales telles que les nôtres, l’individualité et son expression ont acquis un rôle et une valeur prépondérantes[25]. Qu’est-ce qu’on entend ici par individualité ? La croyance de chaque individu dans le caractère individuel et libre de ses choix et opinions. Cette individualisation est importante dans des structures de gouvernement néolibérales, puisque c’est cette croyance de chacun dans l’individualité de ses choix qui va garantir au mieux le libre jeu du marché. Dans cette perspective, l’intervention de l’État devrait en effet partir du postulat qu’il n’est pas nécessaire pour un pouvoir de chercher à tout ordonner et réglementer ; mais qu’il faut moins ordonner et réglementer. Le gouvernement devra être ordonné à la rationalité des gouvernés plutôt qu’à la rationalité du souverain lui-même[26] ; chercher à tout ordonner se révèle en effet inutile voire nuisible à partir du moment où c’est le calcul rationnel de son utilité par chacun des acteurs du marché (individus acheteurs et vendeurs de biens, services ou travail) qui va permettre l’équilibre du marché et le bien-être global. Cependant, un tel libre jeu, pour fonctionner, doit être adossé à une certaine subjectivité : une subjectivité individualisée. En d’autres termes, il faut que chacun estime que ce qui le caractérise au fond, ce qui constitue son identité profonde et doit être tenu comme règle d’action, ce sont des éléments de type immédiatement individuel et intérieur : désirs, pensées, rêves etc. Cette individualisation constituerait le sujet en être, non pas dressé, mais assujetti à cette intériorité de telle sorte qu’à des stimulus précis il réponde de manière appropriée, rationnelle[27], et ce de manière plus conforme aux souhaits du gouvernant que s’il y avait eu dressage.
Or une procédure telle que celle du vote est en résonance par rapport à cette manière de s’identifier. En effet, que se passe-t-il dans un vote ? Je choisis telle ou telle personne dont j’estime qu’elle va me représenter au mieux. Il s’agit d’un acte qui est censé exprimer une certaine préférence irréductiblement individuelle. Par là même, je m’attache, via le vote, au régime institutionnel qui lui est rattaché, car il me donne justement le moyen d’exprimer cette individualité profonde. Ce choix, certes, va être agrégé avec ceux des autres, pour produire un résultat global. Mais au départ, mon individualité, mon opinion se seront tout de même exprimées. La perspective d’individualisation qui est celle d’un régime de gouvernementalité néolibéral est celle de procédures de pouvoir, de manières de produire certaines conduites, qui tout à la fois constituent, permettent et rendent prévisibles des choix politiques individuels. L’individualisation économique doit aller de pair avec l’individualisation politique : on pourrait en effet postuler qu’il serait difficile pour la société d’accepter que l’individualité soit prise en compte économiquement mais pas politiquement. La démocratie représentative suppose donc en quelque sorte le récit et les modalités de production de l’obéissance démocratique sans son effectivité. Ce n’était pas forcément le point de vue de Spinoza : le peu qu’on sait à propos de sa théorie du système démocratique suppose tout de même une participation effective des citoyens.
Cependant, il ne s’agit pas de peindre tout à fait en noir cette forme de gouvernement. En effet, l’accrochage des sujets à des identités définies de façon aussi individuelle que possible (avec les technologies afférentes comme les sondages ou les médias de masse) ne garantit pas une prévisibilité absolue des comportements individuels. Si tel est le projet d’un gouvernement néolibéral selon Foucault, sa formulation n’implique pas que ce projet soit jamais réalisé. La contingence irréductible du futur signifie en effet qu’il ne sera jamais possible de déterminer pleinement quelles seront les circonstances futures auxquelles le pouvoir aura affaire et la manière des individus d’y répondre ; en générant en chaque individu une sorte de souci de calcul rationnel et individuel de la manière dont il devra agir, le pouvoir produit en somme sa propre résistance, car il crée en chacun la possibilité de prendre conscience des défauts de l’action de ce pouvoir. La démocratie représentative est donc bien une certaine forme de police du champ social (au sens où elle tente d’ordonner le champ des comportements), mais elle ouvre malgré tout la possibilité d’une part plus grande de politique, pour reprendre la distinction de J. Rancière :
La politique est affaire de sujets, ou plutôt de modes de subjectivation. Par subjectivation on entendra la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donné, dont l’identification donc va de pair avec la refiguration du champ de l’expérience[28].
Le mode démocratique de gouvernement assujettit, mais ouvre simultanément la possibilité, par les résistances qu’il crée lui-même, de subjectivations. Il ne sort pas de la police mais favorise les pressions qui pèsent sur lui depuis la politique, en ses marges, et alimente aussi la conscience que lui-même est police et non pas politique.
La seconde série de conclusions porte sur le rapport entre démocratie et sécularisation. Si l’on reconstruit ce que serait la démocratie au sens spinoziste, il ne semble pas que la démocratie soit une sortie de l’imaginaire, même si elle instaure la liberté de conscience. En effet, la démocratie comporte une illusion semblable à celle qui fonde la vision anthropomorphique de Dieu : celle d’une faculté humaine d’autodétermination. Ses institutions s’inscrivent donc dans une possibilité de l’imaginaire qui renforce la croyance de l’individu en ses propres capacités et, partant, est plus propice au développement de sa rationalité. Cette persistance de l’imaginaire dans la démocratie exprime « l’impossibilité pour les sociétés politiques modernes d’être contemporaines d’elles-mêmes[29] », c’est-à-dire de se penser elles-mêmes de manière adéquate. Si « toute monarchie historique devra [dès lors] comporter un élément d’origine théocratique[30] », on peut en dire autant de la démocratie : ses institutions comportent un élément d’imaginaire qui ne rompt pas complètement avec le religieux.
Cependant, l’imaginaire démocratique n’est pas le même que l’imaginaire théocratique. En effet, le double aspect du « miracle démocratique » le distingue du miracle au sens théologique. La liberté au sens théologique est une neutralisation de la croyance humaine en la liberté : elle revient à une décision individuelle de faire le bien ou non, conformément à un ordre naturel dont Dieu a décidé et que lui seul a le droit de circonvenir, justement par le miracle. Cette liberté ne s’exerce que vis-à-vis de normes qui lui préexistent. Dans une vision théologique du monde, ce n’est pas la liberté mais la transcendance divine qui est miraculeuse. Au contraire, la modernité remplace cette transcendance dans le monde sous la forme du miracle de la capacité à s’autodéterminer. On ne peut donc pas suivre Carl Schmitt lorsqu’il affirme que tout ordre politique repose sur un fondement religieux sécularisé[31] ; au contraire, il y a une discontinuité, comme le précise bien H. Blumenberg dans La légitimité des temps modernes. La modernité emporte avec elle la possibilité que l’être humain soit fondement de l’ordre dans lequel il vit, ordre qui serait nouveau et en rupture avec le passé ; c’est la possibilité de cette différence qui n’est pas prise en compte par Carl Schmitt. La liberté individuelle telle que nous la comprenons aujourd’hui présuppose le miracle de la liberté au sens collectif, par lequel il y a création d’un ordre humain, vis-à-vis duquel la liberté individuelle a libre latitude de jouer ou non. On comprend d’ailleurs mieux alors pourquoi la démocratie est le régime le plus adapté à la nature humaine[32]: elle est adaptée à la croyance illusoire en sa propre liberté.
Il ne faut donc pas mettre les effets de pouvoir produits par la démocratie au même niveau que ceux de régimes s’appuyant sur la tradition ou la religion. L’analogie qu’il y a entre régime démocratique et modernité n’est pas que la démocratie est sortie, comme la modernité, de l’illusion, qu’elle est le moment où l’humanité accède au « vrai du vrai ». Spinoza d’ailleurs ne postule pas qu’il y ait un moment d’accès effectif de l’humanité ou même d’un individu à un savoir absolu au sens hégélien. Chez lui l’idéal du sage est moins un idéal régulateur qu’un idéal dérégulateur, un principe qui vient troubler les certitudes acquises. Ce qui est en accord avec ce que peut dire par exemple C. Castoriadis du rapport de la démocratie à ses propres valeurs : la société démocratique se caractérise non par l’accès à la vérité de l’être (qui est le Chaos ou le Sans Fond[33] dans sa perspective, qui est plutôt le lieu de l’artiste ou du mystique) mais par une critique constante du sens qu’on essaie de construire pour masquer ce fond. Cependant chez Spinoza la démocratie passe par des modalités de pouvoir fondées sur le déterminisme des affects, alors que Castoriadis met en avant la possibilité d’une autocréation effective de la société par elle-même.
La proximité entre démocratie et modernité consiste donc plutôt en ce que les dispositifs de pouvoir démocratiques peuvent produire des comportements qui correspondent à l’ethos de la modernité. En effet, ils produisent en quelque sorte leur propre résistance via l’ouverture supérieure qu’ils garantissent à l’expression de tous. Si cette ouverture n’est pas illimitée, elle garantit une possibilité de critique, critique que justement Foucault érige en paradigme de la modernité[34]. Ce qui n’est pas sans lien avec la notion de vigilance que met en avant Spinoza. En effet, la croyance dans la liberté implique de voir les événements futurs (dont nos propres choix) non comme absolument déterminés mais comme des possibles auxquels il faut se montrer attentifs et préparés. Or telle est la définition de la vigilance dont les hommes ont besoin pour fonder une société et parer aux mauvais coups du sort. Ne plus croire dans sa faculté de libre choix, c’est tomber dans une ataraxie dangereuse car elle inhibe l’action. Or la société politique a besoin d’hommes qui tiennent leur sens en éveil.
Pour former et conserver une société toutefois, une complexion et une vigilance peu ordinaires sont requises ; cette société donc donnera le plus de sécurité et sera le plus stable et le moins sujette à la fortune qui est le plus fondée et gouvernée par des hommes bien avisés et vigilants[…][35].
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Les modalités d’institution de l’obéissance en démocratie produisent donc une certaine conception du monde qui n’est pas une sortie complète de l’illusion religieuse, du fait de la croyance en cet élément miraculeux qu’est le libre arbitre humain. Mais la croyance en la possibilité de s’auto-déterminer est un appui pour la liberté en un autre sens, comme vigilance active vis-à-vis du pouvoir, de ses manques et de ses excès, toujours possibles.
[1] Spinoza, Éthique, Charles Appühn (trad.), Paris, Garnier Flammarion, « GF », 1965, livre II, Proposition 18, Scolie, p. 45.
[2] Ibid., Livre III, Proposition 15 et corollaire, p. 74.
[3] Spinoza, Traité théologico-politique, Charles Appühn (trad.), Paris, Garnier Flammarion, « GF », 1966, Chapitre 3 § 12, p. 82.
[4] Spinoza, Traité politique, Charles Appühn (trad.), Paris, Garnier Flammarion, « GF », 1966, Chap. 10 § 4, p. 107-108.
[5] Spinoza, Traité théologico-politique, op. cit., Chap. 5 § 10, p. 107.
[6] Ibid., Chap. 5 § 11, p. 108.
[7] Id.
[8] Id.
[9] Ibid., Chap. 17, § 23, p. 292.
[10] Ibid., Chap. 17, § 23, p. 292.
[11] Spinoza, Traité théologico-politique, op. cit., préface, § 5, p. 21.
[12] Ibid., Chap. 6, § 1, p. 117.
[13] Ibid., Chap. 6, § 11, p. 125.
[14] Ibid., Chap. 3, § 10, p. 78.
[15] Ibid., Chap. 17 § 6, p. 284.
[16] Ibid., Chap. 17, § 26, p. 296.
[17] Michael Rosenthal, »Miracles, wonder, and the state », in Y. Melamed et M. Rosenthal (ed.), Spinoza’s Theological-Political Treatise. A Critical Guide. Cambridge, Cambridge University Press : Cambridge Critical Guides, 2010, p. 241-242.
[18] Spinoza, Traité théologico-politique, op. cit., Chap. 16, § 8, p. 266.
[19] Ibid., Chap. 20, § 2, p. 328.
[20] Ibid., Chap. 4, § 1, p. 86.
[21] Id.
[22] Id.
[23] Id.
[24] Spinoza, Traité politique, op. cit., p. 113-114.
[25] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil-Gallimard, « Hautes Études », 2004, p. 257-258.
[26] Ibid., p. 316.
[27] Ibid., p. 274.
[28] Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1995, p. 59.
[29] Etienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, Presses universitaires de France, « Philosophies », 1985, p. 58-59.
[30] Id.
[31] Carl Schmitt, Théologie politique. J.-L. Schlegel, (trad.). Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1988, p. 46.
[32] Spinoza, Traité théologico-politique, op. cit., Chapitre 16, § 11, p. 266.
[33] Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme, Paris, Seuil, « Essais », 1986, p. 272.
[34] Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 1380-1397.
[35] Spinoza, Traité théologico-politique, op. cit., p. 72.