Redécouvrir ses classiques : les bienfaits du scepticisme lycéen
Alice Soltysiak, professeure certifiée de philosophie.
Résumé : Cette proposition part du constat qu’une attitude philosophique est déjà présente chez l’élève de terminale sous la forme d’un étonnement et d’une impertinence critique. Le problème est que ce geste premier est insuffisant et sauvage : confronté à l’autorité de la discipline et à l’aura des auteurs au programme, il peut se transformer en rejet catégorique de toute rigueur dans les devoirs. Il s’agit donc de prendre au sérieux ce qui pourrait apparaître comme de l’orgueil ou de la provocation et de le transformer en scepticisme à la fois méthodique et montagnien : initier l’attitude du chercheur face à un texte issu de la littérature philosophique et se donner le droit de le critiquer sans mesure. Un travail sur le rapport aux auteurs effectué par l’enseignant aura pour effet de nourrir sa pratique philosophique en lui insufflant de la spontanéité.
Introduction
« Kant blâme le bonheur avec des arguments peu riches et répétitifs. Il utilise un vocabulaire complexe pour mettre ses lecteurs en position d’infériorité. » Cette phrase lue dans une dissertation d’une élève de terminale peut être reçue de deux manières bien distinctes. Soit il s’agit d’orgueil lycéen à la limite de la provocation, soit au contraire d’une prise de liberté rafraîchissante vis-à-vis de l’autorité de l’auteur allemand. Les deux perceptions de cette phrase ne sont pas incompatibles, mais la première est la marque d’une certaine crispation du professeur de philosophie quand on en vient à toucher à ses idoles. Bien entendu l’accusation manque d’arguments et n’apporte pas in fine de critique concrète : l’impertinence est pour l’instant gratuite et non travaillée. Mais, entretenue et enrichie, elle pourrait se révéler un atout non-négligeable dans l’attitude critique que nous attendons des élèves en cours de philosophie.
Les élèves ont un rapport complexe aux auteurs du programme. Ces derniers sont sans aucun doute des autorités puisque leur mobilisation est nécessaire à la « réussite » de l’exercice dissertatif. Mais d’un autre côté, leur aura n’est pas encore ancrée dans l’esprit du lycéen qui découvre la philosophie. Le nom de Kant n’est connu que depuis quelques mois et l’élève n’entrevoit qu’une mince part de sa bibliographie sans avoir idée du système caché derrière. La démarche critique est donc naturelle : pourquoi devrais-je considérer comme une autorité un auteur qui assène des idées sur le monde avec aplomb mais dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’alors ?
Ce rapport problématique aux auteurs est l’une des causes de la qualité prétendument mauvaise des copies du baccalauréat, comme on peut le lire dans l’ouvrage de Patrick Rayou La « dissert’ de philo » :
L’élève semble puiser dans une batterie de connaissances mobilisables des éléments qui lui permettent de ne pas rester « sec » sur un tel sujet, de donner des signes manifestes de son sérieux : il accepte de jouer le jeu de l’écriture, il a suivi des cours, retenu les thèses d’auteurs consacrés. […] L’association des mots remplace l’enchaînement des concepts, les éléments du cours sont pris en otage, les références aux auteurs, souvent gratuites, relèvent quasi exclusivement de l’allégeance et viennent clore un débat à peine esquissé. Montesquieu, Voltaire et Diderot sont aussi au service du principe de verticalité puisque, déjà évoqués au début du devoir, ils retrouvent un rôle final de caution culturelle sans qu’à aucun moment leurs théories ou leurs concepts aient servi à nourrir l’analyse.[1]
Rayou signale premièrement l’usage utilitaire des auteurs dans les dissertations, presque sous forme de name dropping destiné à prouver que l’élève est sérieux et a compris la consigne. Mais il exprime également un certain détachement vis-à-vis des thèses de l’auteur qui ne sont ni analysées ni exploitées dans l’argumentation. Mais alors, où est passée l’impertinence de l’élève, sa capacité à interroger les idées qui lui sont présentées ? Pourquoi lors de l’épreuve du bac, qui sanctionne son année de philosophie, il n’est plus capable de mettre en œuvre son intuition première : la critique et l’étonnement ? L’attitude que décrit Rayou est à mon sens le point de non-retour que notre enseignement doit empêcher : l’élève étouffé sous le poids de l’autorité des auteurs, réduit à les invoquer sans les comprendre.
Si l’élève ne perçoit pas l’aura des philosophes en début d’année, tentons de nous retenir de le lui reprocher, afin de s’inspirer de son étonnement naturel. L’idée est de retrouver dans notre rapport à la philosophie, et donc par ricochet dans nos recherches, l’impertinence que nous présentent les élèves et dont nos études académiques nous avaient éloignés. Mais la tâche n’est pas simple car il faudra imaginer un nouveau rapport élèves-auteurs qui simplifie la mobilisation des références sans pour autant dénaturer leur pensée. Ôter l’autorité des auteurs sans toucher à leur intégrité.
Je propose donc une méthode qui consiste à prendre au sérieux l’étonnement lycéen en le qualifiant de sceptique, afin d’interpréter en termes positifs la spontanéité des élèves. Premièrement, ce scepticisme sera abordé dans son sens commun, teinté de méfiance, mais déjà plein de questionnements. Puis, j’analyserai la réaction que cet étonnement produit sur l’enseignant et l’attitude philosophique qui en découle. Ainsi, le scepticisme premier des élèves sera retravaillé et pourra être entendu comme un scepticisme proprement philosophique qui met en doute l’autorité de la raison et découvre par le doute la position du chercheur face au corpus philosophique. Ce cheminement, de l’étonnement premier à l’assouplissement du traitement des auteurs, permettra finalement au professeur de philosophie de nourrir son activité de recherche et de l’aborder avec un regard rafraîchi.
1. Une intuition sceptique
Le point de départ de ma démarche est le constat d’un étonnement primordial de l’élève de terminale. Le lycéen découvre la philosophie, il en a une idée vague et le travail que nous entreprenons en classe le déboussole et l’interroge sur un certain nombre de points. Premièrement, il a accès à une culture complètement nouvelle dont il ne soupçonnait pas l’existence. Dire à une classe qu’un auteur est célèbre et a eu un impact important sur la pensée, voire sur la société, produit toujours un effet intéressant : l’élève doute car il doit accepter ce fait dont il n’avait pas connaissance, mais il ressent également un vertige face à un monde nouveau auquel on lui donne accès. Deuxièmement, il découvre que le travail qu’on lui demande suppose de guider personnellement une réflexion, c’est-à-dire de s’impliquer dans une argumentation. Il ne faudra pas simplement apprendre par cœur des pensées d’auteurs mais les comprendre en profondeur, les digérer, afin les mobiliser au service d’une idée personnelle. Vertige à nouveau. La combinaison de ces deux points produit une situation qui à mon sens contient une grande richesse : le lycéen s’étonne naturellement, il obtient le droit de critiquer ce qu’il apprend, et il ne ressent pas l’autorité des auteurs. Cette liberté produit une attitude philosophique assez propre à l’environnement de cette année de philosophie en terminale.
En effet, si l’élève de lycée décide de poursuivre le travail philosophique à l’université, il sera sûrement intimidé par l’institution, la notoriété de certains de ses enseignants. On note souvent la difficile participation des étudiants dans les amphis, leur manque de spontanéité. Quelque chose change entre la classe de terminale dans laquelle les lycéens maîtrisent leur territoire, parfois dans une posture de consommateurs et de juges sur ce qui leur est proposé, et la première année à l’université où le nouvel étudiant s’habitue lentement au rythme et à l’exigence d’autonomie. La conséquence en est une certaine retenue au sein des TD et des cours magistraux. Cette retenue n’est pas exempte de qualités : l’étudiant de philosophie apprend le principe de charité, le fait de donner ses chances à un auteur avant de le mettre en doute, de se donner un temps de compréhension avant de critiquer ce qui est enseigné. Mais certains professeurs d’université regrettent parfois le silence auquel ils font face.
De l’autre côté du baccalauréat, le lycéen brise le silence. Peut-être trop : certains élèves ne cessent de poser des questions et d’opposer des arguments au contenu que nous leur proposons. Pour prendre un exemple pratique, observons comment se déroule le premier contact avec une thèse d’un auteur. Il arrive parfois que dès la première lecture d’un texte, quelques élèves réagissent immédiatement à un propos qu’ils ont saisi au vol et qui leur semble problématique. Je leur demande de prendre le temps de le comprendre et d’attendre la suite de l’analyse pour réagir. Au cours de l’explication de chacun des concepts et des mécaniques propres à cette idée, les questions fusent. Mais il ne s’agit pas de simples demandes de précisions. Ce sont des accusations, comme si le professeur enfilait un instant l’habit de l’auteur, se faisant son représentant dans la classe. Les questions sont parfois agressives, déroutantes, ingénieuses, décalées. Certaines portent sur l’origine sociale de l’auteur, d’autres sur la logique pure de son argument. Le lycéen se met en tête de déstabiliser son adversaire, de le mettre en défaut. Pourquoi une telle fougue ? Je l’ai dit plus haut, la matière est nouvelle et l’autorité des auteurs non-installée. Alors pourquoi le lycéen ferait-il confiance à un philosophe qu’il ne connaissait pas cinq minutes plus tôt à propos de sujets aussi intimes que la liberté, le bonheur ou la morale ?
Les questions incessantes ne sont pas le signe d’une impertinence de la part de l’élève, elles sont la marque de sa concentration. Les cours silencieux sont ceux où la classe est fatiguée et ne parvient pas à se passionner pour la notion. L’étonnement philosophique est donc naturellement présent, mais à l’état sauvage et il s’agit de l’apprivoiser pour ne pas le perdre dans les copies. Ce constat du plaisir de la discussion libre avec les élèves est partagé par Éric Deschavanne dans son article « Peut-on sauver le soldat Socrate ? » :
Le plaisir d’enseigner la philosophie au lycée tient aujourd’hui de plus en plus à ces moments de convivialité avec les élèves où l’on cause librement avec eux […] ; ce plaisir de la causerie est partagé par les élèves, mais contraste à leurs yeux avec l’abstraction de textes et de sujets de dissertation qui ne signifient rien pour eux ; surtout, l’idée de voir l’expression de leur pensée notée, évaluée par un professeur leur apparaît tout simplement scandaleuse.[2]
Deschavanne s’inquiète du passage de cette discussion à l’écrit, vécu par les élèves comme un saut inacceptable : chiffrer par une note une pensée libre et spontanée. En effet, on remarque souvent, et particulièrement dans les séries technologiques, un écart dommageable entre les capacités de réflexion et d’analyse d’un élève à l’oral, dans le cadre de la classe, et à l’écrit, seul face à sa dissertation. L’enjeu est donc d’essayer de maintenir et de recréer l’étonnement philosophique et l’attitude critique au sein des dissertations. Et c’est ce travail pédagogique qui aura un impact sur la recherche et la pensée du professeur de philosophie.
2. Réagir et encourager l’étonnement
Les questions des élèves sont déstabilisantes. Puisqu’elles ne possèdent pas la rhétorique universitaire et ne se basent pas sur une connaissance même partielle de l’auteur, elles nous surprennent et nous mènent souvent sur le terrain de l’improvisation. Au premier abord, les interrogations peuvent paraître déplacées et inintéressantes car nous raisonnons par le prisme de notre formation. « Pourquoi étudier cette conception médiévale de la raison alors que la science prouve aujourd’hui que le cerveau ne fonctionne pas ainsi ? », voilà un exemple de question qui peut surgir de la salle de classe, interpelée par de nouvelles idées. Que se passe-t-il si l’on considère un instant que toutes les questions sont bonnes et intéressantes, même celles qui critiquent le ton prétentieux de l’auteur ou qui remettent en question sa capacité à communiquer efficacement ses idées ? D’abord, ces questions méritent d’être posées car nous travaillons justement en philosophie sur les techniques argumentatives et leurs effets. Mais elles permettent surtout d’impliquer l’élève dans la compréhension de l’auteur. Elles transforment l’apprentissage passif en une joute verbale.
En attaquant l’auteur, en l’obligeant à se défendre virtuellement, l’élève intègre malgré lui ses subtilités. Il apprend par l’expérience, au sens de tests répétés et persévérants. Le professeur ne sort pas indemne de cette confrontation. Il a dû, contrairement à l’élève de terminale, exercer son principe de charité au plus haut point, car même en cas de désaccord profond avec un auteur, il a fallu le défendre afin de montrer son intérêt philosophique. Et quand un chercheur est spécialisé dans un domaine, avec ses références et sa tradition, il ne cherche plus à soutenir et à intérioriser des vues opposées. Cet exercice permet donc de revenir vers un auteur depuis longtemps mis de côté et de retrouver de la richesse dans son argumentation.
Après avoir découvert l’étonnement chez l’élève, on retrouve donc aussi quelque chose du dialogue. Le travail du chercheur est souvent une activité solitaire. Ici le professeur, qui est aussi philosophe, renoue avec la discussion comme mode d’enquête. Car discuter, c’est entrechoquer les idées jusqu’à trouver un consensus ou au moins cibler un problème. La problématisation, étape fondamentale de la dissertation et de la démarche philosophique, est donc déjà intuitivement comprise : si les idées s’entrechoquent, c’est que les questions sont complexes. Au bout de cette discussion sur le texte, le problème est ciblé, et même si les élèves ne sont pas d’accord d’emblée avec la thèse défendue, ils identifient déjà une étape qui leur sera demandée dans l’épreuve de l’explication de texte : le problème de l’auteur.
Mais la discussion libre permet-elle d’aller plus loin que la simple identification d’un problème ? Les élèves posent des questions naïves, qui nous surprennent parfois par leur écart avec notre compréhension des notions. Ainsi, pour expliquer une thèse, il faut revenir à la racine de chacun des présupposés de l’auteur qui la défend. Il n’est pas possible de botter en touche en disant que « c’est plus compliqué que ça », car l’élève en déduira une incompétence du professeur, et une insuffisance de l’auteur. Non, pour convaincre un lycéen de la pertinence d’une idée, il faut la lui rendre concrète et nécessaire à son niveau. Ce travail consiste à décortiquer les idées philosophiques dans leurs moindres ramifications : contexte, débats avec d’autres auteurs, héritages, origines des termes, et surtout exemples.
Dans le monde de la recherche universitaire, le savoir se construit par empilement : chacun connait ses bases et la spécialisation de chaque chercheur fait qu’il ajoute ses idées et ses commentaires à un socle auquel chacun peut faire référence. Il se crée alors un entre-soi dans lequel les bases ne sont plus interrogées. Il est fréquent de mobiliser une référence en utilisant un vocabulaire technique sans être forcément capable de l’expliquer en détail. Le chercheur comprend l’impact du concept qu’il utilise, il connait son contexte, mais ne saurait pas forcément le disséquer afin de l’expliquer à un novice. Cette situation peut alors théoriquement mener à des débats où personne ne sait concrètement de quoi il est question.
Au lycée, un tel socle de connaissances n’existe pas, le professeur ne peut s’appuyer sur rien. Si le but est d’expliquer l’empirisme métaphysique de Bergson, les élèves ne connaissent pas le terme « empirisme », ils ne connaissent pas non plus la métaphysique, le préfixe méta au sens de niveau d’abstraction supérieure ne leur est pas familier, le concept d’expérience est également à définir, et ils ignorent la tradition empiriste anglaise. On pourrait imaginer que tout cela a été expliqué dans des cours antérieurs, sous forme chronologique, mais le programme ne fonctionne pas de cette manière ; la première notion abordée dans l’année pourrait très bien nécessiter un recours à Bergson et à sa philosophie. La démarche explicative est donc compliquée, mais le but ici est de montrer qu’elle n’est ni vaine ni inintéressante. Chaque cours est l’occasion de faire une enquête thématique et non chronologique dans le monde de la philosophie. Le programme de terminale en France n’est pas un programme basé sur l’histoire de la philosophie et on en voit ici l’intérêt : c’est véritablement une démarche de recherche qui se met en place dans l’espace de la salle de classe. Les élèves questionnent et le professeur guide et fournit des pistes de réponse.
Si dans la démarche scientifique chaque question est l’occasion de découvrir un nouveau champ de questionnements et donc d’ignorance insoupçonnée[3], c’est bien de la recherche scientifique qui a lieu dans le cours de philosophie de terminale. Les élèves n’en sont pas forcément les investigateurs, mais leur étonnement primordial est le point de départ, le prétexte de la démarche. À partir du moment où les élèves prennent goût à la recherche, il est tout à fait possible de les faire enquêter sur le sens d’un texte. Apporter en classe un texte obscur, avec des éléments difficiles à interpréter sera le moment de jouer avec leur impertinence et de profiter de l’audace de leurs propositions.
3. Un scepticisme philosophique
Le scepticisme naïf – les élèves doutent de la pertinence de ce qu’on leur présente – se transforme donc en scepticisme philosophique – une mise en doute de l’autorité des auteurs et de la raison. De quelle sorte de doute s’agit-il précisément, doute méthodique ou doute sceptique ? Ces deux sortes de doute ont un point commun, elles sont toutes les deux provoquées par la raison et supposent une résolution à douter. Elles se distinguent alors du doute naturel et spontané. Le doute méthodique est un moyen : il est donc provisoire, ou opératoire. Son but n’est pas le doute lui-même mais l’atteinte d’une vérité première. À l’inverse, le doute sceptique est une fin. Le scepticisme antique, tel qu’il a pu être pensé par Pyrrhon et repris ensuite par Sextus Empiricus, se compose d’un ensemble de formules destinées à mettre en doute la raison et ainsi conduire à une suspension du jugement. La suspension du jugement, ou épochè, est une brusque prise de conscience de l’imposture dogmatique : si chaque thèse a son antithèse, on ne peut pas se fier à la raison qui est jugée stérile. La philosophie est alors envisagée comme une somme de désaccords, incapable de mener à une conclusion solide. Les sceptiques antiques ne sont pas les seuls à soutenir ces thèses, Michel de Montaigne produit également une critique de la science basée sur le doute sceptique, lui reprochant également son autorité infondée.
Ces deux attitudes sont sous certains aspects présentes dans la classe de terminale. Le lycéen est cartésien quand il tente de comprendre un auteur puisqu’il dépouille l’idée qu’on lui présente de toutes ces caractéristiques complexes afin de la comprendre à la base. Une fois qu’il a compris la logique de l’auteur, il devient capable de reconstruire son argumentation dans toute sa spécificité. Les nombreuses questions inquisitrices que j’évoquais plus haut participent d’une démarche sceptique méthodique destinée à retrouver la vérité première de la thèse, son fondement. C’est une réduction par entrechoquements où l’on recherche le plus petit dénominateur commun entre ce que connait l’élève et ce qu’il découvre, et cette recherche est essentielle pour que l’élève puisse s’approprier l’idée.
Mais le lycéen est également pyrrhonien quand il refuse l’autorité de la discipline et de ses représentants. Un grand relativisme individuel est souvent déploré dans les copies de terminale : après avoir développé une thèse et une antithèse, le lycéen est souvent tenté de terminer par une synthèse molle où l’on apprend que chacun a son avis propre et qu’il n’est pas possible de trancher la question. Mais plus que de le regretter, il faudrait comprendre d’où vient ce relativisme. Les élèves ont en effet le sentiment qu’aucune idée ne vaut plus que l’autre. Puisque le programme impose de présenter de nombreux points de vue d’auteurs, souvent en désaccord, l’élève en déduit que toutes les thèses sont possibles et valables. Le principe même de la dissertation impose ce dialogue intérieur et donc le fait de se contredire soi-même. Et cette attitude ressemble aux exercices sceptiques. Par exemple, le ou mallon, la plus ancienne des formules sceptiques consiste à opposer un non-A à chaque fois que quelqu’un énonce un A. Elle mène ainsi à un équilibre des valeurs contraires. La philosophie est alors envisagée comme une somme de désaccords sans aucun dépassement. Sextus Empiricus nous fournit un certain nombre d’autres formules, sortes d’habitudes de langage à utiliser dans toutes conversations : « pas plus que, peut-être, admettons, c’est possible, je suspends mon assentiment, je ne détermine rien, tout est incompréhensible… ». Ces paroles sont minimales, le moins dogmatiques possible, mais surtout, elles sont auto-contradictoires. Elles sont des sortes de purgatifs qui humilient la raison avant de se réduire elles-mêmes au silence pour ne pas s’ajouter à la somme des opinions philosophiques. Ainsi, le sceptique fait semblant de soutenir une position, dans le simple but de souligner l’opposition qui se crée.
L’attitude sceptique permet de se poser des questions, de repérer des oppositions, des contradictions. Elle permet de se demander au nom de quoi une thèse serait supérieure à une autre, de se questionner sur ce qui confère une autorité, mais aussi sur ce qu’est l’autorité. Le fait que l’élève ressente, parfois avec violence, le poids de l’autorité des auteurs et de la philosophie lui permet de l’interroger et de la mettre en cause. Ainsi il comprend qu’il peut penser par lui-même et qu’il a un pouvoir critique. Il reprend la main sur son apprentissage et sort de sa posture de consommateur. En quelque sorte, le lycéen renoue avec la figure de Montaigne et de son rapport aux Anciens. Pour Montaigne, les penseurs ne cessent de se contredire les uns les autres, ce qui prouve la fragilité de la raison humaine. N’importe quelle opinion est en quelque sorte philosophique puisqu’il s’est toujours trouvé un philosophe pour la soutenir. Montaigne explique, par exemple dans « L’apologie de Raymond Sebond » qu’il ne fait que suivre sa fantaisie, qu’il assemble ses opinions sans ordre, mais qu’il a toujours trouvé un philosophe qui avait écrit ce qu’il pensait[4]. Quelle autorité accorder alors aux auteurs classiques ? Ils sont malléables à merci, sorte de matière philosophique que l’on peut manipuler, plier, retravailler et transformer pour créer de la pensée autonome. Ce scepticisme montagnien éloigne les élèves et leur professeur d’une vérité unique et intouchable pour emmener le cours de philosophie sur le terrain de l’essai.
Conclusion
Philosopher en enseignant au lycée, c’est donc reconnaitre une attitude philosophique déjà présente chez l’élève novice, c’est saisir dans l’impertinence de l’adolescent le propre de l’étonnement socratique, l’once d’orgueil qui permet de tout interroger. Mais c’est aussi comprendre que ce geste premier est insuffisant et que, confrontée à l’autorité de la discipline et à l’aura des auteurs au programme, l’impertinence peut se transformer en rejet catégorique de toute rigueur dans les devoirs. Il en découlerait des productions écrites désinvesties, vides de contenu, loin de la spontanéité qui existait à l’oral chez l’élève. Philosopher au lycée, c’est donc aussi former et transformer un étonnement brut en scepticisme à la fois méthodique et montagnien : initier l’attitude du chercheur face à un texte issu de la littérature philosophique et se donner le droit de le critiquer sans mesure.
Ces différentes phases, de l’étonnement au scepticisme, ont un effet sur l’enseignant de philosophie qui les a encadrées. D’abord, il retrouve le plaisir de l’impertinence et de la critique libre. Là où l’université imposait une distance respectueuse et donc nécessairement teintée de froideur vis-à-vis des références philosophiques, le lycée permet un certain relâchement puisque les juges que sont les élèves ne sont pas attachés au prestige de la tradition. Ensuite, le travail d’assouplissement de l’autorité et de dissection des thèses et arguments permet de retourner vers des idées laissées de côté, dépassées par d’autres plus complexes et donc perdues de vue. De plus, le travail de comparaison entre des auteurs d’époques et de contextes différents qu’impose l’exercice dissertatif éclaire souvent les thèses de chacun des auteurs d’une lumière nouvelle : que se passe-t-il si l’on propose de nommer d’une même manière une idée contemporaine et une idée de l’antiquité ? Peut-on imaginer que deux philosophes d’époques différentes parlent de la même chose, se posent les mêmes problèmes ? Simplifier et déconstruire à l’extrême produit un nouveau rapport aux auteurs et une redécouverte de leurs fondements. Enfin, le professeur de philosophie renoue avec l’attitude sceptique antique, et met en œuvre la légèreté de Montaigne face à ses pères. Lire « à sauts et à gambades »[5], bondir d’une idée à une autre, ne pas s’embarrasser de la tradition et ainsi réellement penser.
Bien sûr l’exercice n’est pas exempt de défauts : en mélangeant et en simplifiant les auteurs on les transforme, on les froisse. La démarche peut manquer d’honnêteté vis-à-vis des élèves qui apprendront et connaîtront la pensée d’un auteur par le prisme d’une notion, d’un questionnement qui n’est pas de son époque et qui n’est pas la manière dont il a abordé son travail. Mais si le programme de terminale a tranché pour une initiation par notion et non par l’histoire, il s’agit de jouer le jeu : en un an de pratique, ne faut-il pas sacrifier un peu de rigueur pour gagner un peu de liberté dans la pensée et cultiver un si nécessaire esprit critique ?
[1] Patrick Rayou, La «dissert’ de philo» : Sociologie d’une épreuve scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, § 37.
[2] Éric Deschavanne, « Peut-on sauver le soldat Socrate ? », Le Débat, 1 mai 2007, no 145, p. 54.
[3] « L’ignorance fonctionne comme le moteur de la science parce qu’elle est virtuellement illimitée et repousse de fait sans cesse le périmètre de la recherche. » Stuart Firestein, Les continents de l’ignorance, traduit par Sylvie Kleiman-Lafon, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 56.
[4] Michel de Montaigne, Les essais, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 536‑557.
[5] Ibid., p. 994.