Récits et philosophie : synthèse et perspectives
Marie-des-Neiges Ruffo
Que le monde qui l’entoure ne soit pas « rédigé en langage rationnel », n’empêche pas le philosophe de réfléchir à partir de ce dernier. Pourquoi en aurait-il été différemment avec les mythes et les utopies, parce qu’ils ne sont pas rédigés dans ce langage ?
Nous avons exposés (Cf. : le mythe d’Er, le mythe des races, et le mythe de Gygès) que La République, qui pourtant se présente comme un récit, présente un logos, une réflexion sur la justice. Qu’elle présentait aussi des mythes dont la signification était inaccessible si nous n’avions pu faire coopérer notre imagination et notre intellect. Cette collaboration est présente dans l’activité interprétative. Nous avons vu avec Howland que la distinction muthos-logos n’était pas aussi tranchée qu’on a bien voulu le croire.
La découverte rationnelle de la justice en l’âme ne pouvait passer que par la constitution d’une cité imaginaire, la Callipolis. Preuve que l’imagination peut aider la réflexion à aller plus loin. L’utopie fait aussi la part belle à l’imagination. Mais ce faisant, elle met à découvert quelque chose de la nature humaine. En étudiant les mythes et l’utopie, c’est tout d’abord la capacité imaginative et son interaction avec la réflexion que nous avons étudiée. L’imagination nous permet à la fois de rédiger ces récits, liant imaginaire et rationnel, et d’entrer en eux pour comprendre leur signification, grâce à l’interprétation de l’intention de l’auteur pour les utopies par exemple. L’imagination joue un rôle dans la recherche philosophique, celle-ci nous permet de nous projeter dans des récits, des mythes, pour en dégager une signification, une explicitation, pour élaborer un logos. Et il est sans doute impossible de penser sans imagination. Elle peut aider la réflexion à trouver des solutions, c’est l’un des rôles joué par l’utopie.
L’utopie fait collaborer ces deux capacités, pour trouver du neuf et permettre à une société d’avancer. Depuis toujours, si des problèmes ne trouvent pas de solutions, ce n’est pas à cause de notre manque de réflexion, mais à cause de notre manque d’imagination. Nous pouvons faire preuve d’empathie, nous mettre à la place des autres pour interpréter leurs discours, leurs actions, parce qu’en tant que Dasein nous avons une précompréhension de nous-mêmes et de notre être, et donc du Dasein partagé. C’est l’empathie qui nous permet de vouloir agir pour autrui, nous pouvons prendre ses revendications à notre compte. Nous le faisons en vue d’améliorer le vivre-ensemble, pour faire régner une plus grande justice, grâce à notre imagination et notre réflexion, parce que nous tenterons toujours d’explorer le possible, pour nous et pour autrui. Nous avons surtout découvert avec Howland, qui nous a mis sur la piste d’Heidegger, pourquoi nous devions passer par des récits si l’on veut philosopher sur la nature humaine, sur notre être. En étudiant les mythes et les utopies, nous avons découvert quelque chose de la nature humaine. Et nous ne pouvons mettre l’invisible, notre être, à découvert, si nous n’en avions pas une précompréhension. C’est cette dernière qui nous permet de rédiger des récits imaginaires à partir desquels nous pourrons découvrir notre être, comme cela était le cas de la fable de la cura. Tout comme le Dasein qui se met à découvert découvre en même temps l’être partagé des autres Dasein, ces récits, qu’ils soient mythiques ou utopiques, parce qu’ils sont l’œuvre d’hommes, nous disent quelque chose de ceux qui les ont rédigés, et donc des hommes en général.
Nous sommes Dasein, parce que nous pouvons être ailleurs, parce que nous pouvons nous détacher de la réalité, de ce qui est là, pour nous diriger vers un là-bas. C’est cette capacité qui rend l’utopie possible. Mais une fois que ces récits sont mis à disposition dans le langage nous pouvons tomber dans le « déracinement de la redite », et philosopher non plus à partir des récits, mais à partir de ce qui en a été dit. Philosopher à partir de récits est donc nécessaire, bien qu’il soit possible de s’en passer au risque de recouvrir progressivement ce qui avait été mis à découvert.
Et si la question véritable n’était pas « peut-on philosopher et raconter des histoires », mais bien « peut-on philosopher sans raconter d’histoires » ?