Les grands domaines de la liberté
Par Théophile D’Obermann
a. De l’éducation
La liberté est définie par Humboldt comme « possibilité d’une activité variée à force d’être indéterminée. » (p.21). Elle est donc ce qui permet le développement des individualités, ce qui produit la diversité ; le pluralisme de ces vues ainsi que leur coopération enrichira la connaissance possédée par la collectivité et rendra celle-ci féconde. La civilisation passe donc par l’éducation, et Humboldt lui consacrera le chapitre VI de son ouvrage. La question posée est celle de savoir si les facultés de l’individu appartiennent à l’État ou si elles lui appartiennent en propre.
Le sens que Humboldt donne à la notion de liberté indique le principe selon lequel l’homme ne doit pas être sacrifié au citoyen. Ainsi l’éducation publique, imposée par l’État est dangereuse : l’éducation étant individuée, son but étant de « former » l’individu, elle porte sur ce que l’homme a de plus profond et dont dépend son épanouissement personnel, d’où la mise en place la moins civique possible afin d’éviter toute forme de déterminisme. Humboldt anticipe Marx en avançant l’idée selon laquelle l’éducation publique véhiculerait l’idéologie dominante : « toute éducation publique, en qui domine toujours l’esprit du gouvernement, donne à l’homme une forme civique déterminée » (p.73) L’éducation doit être privée c’est-à-dire subventionnée au besoin par l’État, celui-ci s’abstenant d’en être le prestataire. Laisser l’éducation à la sphère privée obéit au principe de liberté et permet l’émulation intellectuelle par le contact libre des différentes individualités. Au centre de cette conception de l’éducation se trouve le concept de Bildung.
b. La Bildung
Si l’État se cristallise autour de la notion de sûreté, le principe du développement de l’individu cher à Humboldt se trouve dans le concept de Bildung. Ce mot, intraduisible de l’allemand, est traditionnellement désigné par celui d’ « auto-éducation » mais cette expression ne rend pas dans son intégralité la richesse du mot allemand qui suggère la culture et la construction d’une personnalité distincte, les idées de « force », d’ « activité », de « spontanéité », de « diversité » et d’ « originalité ». Cette manière de voir démarque Humboldt de la tradition libérale, comme de Locke qui voyait en l’éducation le moyen de préparer le gentleman à assurer ses devoirs publics.
La Bildung de Humboldt vise le développement interne et harmonieux de l’individu, elle « ne poursuit pas un but spécifique, mais cherche à développer les opportunités de l’homme tout entier.1 » Cette éducation de soi par soi n’est bien entendu jamais achevée mais doit tendre vers une certaine forme de perfection ; non révolutionnaire, elle est évolutionnaire. L’individu doit donc chercher à avoir une expérience du monde la plus complète et la plus large possible. La question des limites de l’État ne se pose que par la Bildung, et le libre développement de l’individu impose une constitution minimale de l’État. Après avoir posé comme fin dernière de l’individu l’éducation de soi par soi, mis en avant la liberté comme condition de réalisation de la Bildung et énoncé le principe selon lequel l’État ne doit pas prendre pour domaine d’action la sphère privée, Humboldt énonce le problème de l’intervention de l’État en matière de morale et de religion.
c. État, morale et religion
Chez les Anciens, écrit Humboldt, la religion était un des piliers de l’État mais la religion chrétienne qui a prétention à l’universalité a permis d’ouvrir les sociétés au progrès. La religion, pour Humboldt est quelque chose d’essentiellement subjectif, reposant sur la « capacité d’imagination de chaque homme » et répondant à « un besoin de l’âme ». Au nom de cette idée, il rejette toute conception théologico-politique de l’État qui ne devra pas accorder sa protection à une religion déterminée (facteur d’oppression). S’immiscer dans les affaires religieuses favoriserait certaines opinions déterminées par le dogme. Si la religion ne doit pas être instrumentalisée par l’État, Humboldt lui reconnait cependant une utilité personnelle, celle-ci poussant au dépassement de soi répondant au but de perfection de l’homme. Mais il n’est pas besoin d’être religieux pour pouvoir agir moralement et vertueusement : l’homme peut avoir accès à la vertu par un simple et « froid calcul de la raison ».
La foi ne s’intéresse qu’au résultat, à la vérité découverte ; le croyant est passif alors que le chercheur est actif : il ne compte que sur lui-même et sur ses propres forces. Toute contrainte réduit la liberté et annihile l’énergie vitale. Il en est de même des questions morales. Humboldt reconnait la nature bonne de l’homme, celui-ci tend naturellement vers le bien. Il ne peut trouver les vrais principes qu’au prix de certaines difficultés mais s’ils lui sont imposés, c’est aux dépens de l’individu. Ce qui est essentiel c’est que l’individu soit unifié, intérieurement et avec son environnement extérieur. Ainsi, toutes les prescriptions arbitraires seront source de « collisions » et par là même de délits. L’État ne peut donc se préoccuper des questions morales : « un État dans lequel on userait de pareils procédés pour forcer ou pousser les citoyens à suivre les meilleures lois, pourrait être tranquille, paisible, prospère ; mais ce ne serait jamais, à mes yeux, qu’un troupeau d’esclaves entretenus ; ce ne serait point une réunion d’hommes libres, qui ne se sont enchaîné que lorsqu’ils dépassent les bornes du droit. » (p.111).
Lire la suite :
III. L’État et la question du droit (ch. IX-XIV)
IV. De l’utilité de la réforme en vertu des principes précédents : politique et réforme (ch. XV-XVI)
1Clemens Menze, Denker der Freiheit. Wilhelm von Humboldt, St Augustin, 1993, p.29 cité dans : P. Nemo et J. Petitot, Histoire du libéralisme en Europe, Puf Quadrige, 2006, p. 866