Storytelling & philosophie
Par Pierre-Emmanuel Brugeron.
Mots-clés : identité narrative, autonomie, storytelling, Salmon.
Par Pierre-Emmanuel Brugeron.
L’identité narrative comme menace à l’autonomie rationnelle
Le rapport entre identité nationale (en particulier démocratique) et identité personnelle se présente de façon fréquente comme essentiellement analogique, comme peut l’exposer Michael Walzer dans Thick And Thin1: analogie de forme et analogie normative, dont l’ouverture et le pluralisme sont le mode de fonctionnement sain. Si nous ne contestons pas que la tolérance et l’ouverture sont effectivement des composantes d’une certaine « santé », nous sommes plus inquiétés par une conséquence de l’analogie, à savoir le paradigme de la narration comme accès à l’individu2.
Précisons dès maintenant que le concept d’identité narrative, par son lien avec la conception historique du récit, nous semble être un déplacement dangereux. Si nous acceptons qu’une identité est essentiellement une volonté propre, et que les entités non-individuelles ne possèdent pas de volonté3 (ou sous un mode si éloigné qu’il ne revêt pas le même sens), alors le modèle d’identité narrative est essentiellement détournable en une mise en retrait de la volonté et, par là, de la liberté humaine.
Cette inclinaison vers ce que l’on nomme storytelling nous semble présenter une forme de menace envers la reconnaissance de l’autonomie rationnelle individuelle pour ne la présenter que sous la forme de l’agrégat narratif, mythique4, balisé et, une fois reprise par le domaine de la vente ou du marketing, résumable. Cette narration de soi, au sein de la sphère de la communication, s’inscrirait comme composante majeure du processus de réification de la raison dénoncé par Habermas, ou du développement aliénant du capitalisme de services analysé par Bernard Stiegler5. L’expression la plus pertinente du rapport entre individu narratif et aliénation de la raison pourrait-être celle de « nouvel ordre narratif » au centre de l’ouvrage de Christian Salmon, Storytelling6.
Il nous semble en effet que ce paradigme de la narration de soi est l’objet d’une récupération mercantile, qu’il nourrit autant qu’il est justifié par cette logique de simplification. Nous tenterons de présenter ce double mouvement, tout en prenant garde à ne pas confondre les philosophies de la narration, leurs conclusions ou leurs récupérations.
Notre approche sera de présenter les caractéristiques de l’analogie identitaire pour en présenter les conséquences normatives. Notre thèse est que cette tendance à la narration individuelle entraîne à la fois des positions normatives opposées à l’autonomie ainsi qu’une vision de l’individu éronnée et potentiellement dangereuse.
Notre projet sera de lier rationnellement une analogie, au départ purement méthodologique, à une confusion des genres et d’en tirer les conséquences normatives. Nous nous attacherons tout d’abord à un commentaire sur l’importance contemporaine accordée au thème du récit de vie et à ses conséquences. L’un de ses effets, la tendance à la diminution de la rationalité autonome, occupera notre seconde partie.
Il est capital de préciser que la majeure partie de notre approche critique de l’individu narratif et de l’analogie identitaire ne renvoie pas à la conception de l’identité chez M. Walzer, mais plutôt à une méthode générale de fonctionnement par analogie qui, comprise de façon éronnée, dévoyée ou instrumentalisée, présente un danger avançant masqué. La reprise des thèmes du « Je » narratif par le marketing n’invalide pas la validité philosophique de ce thème, et il est absolument capital de ne pas confondre une idée et son instrumentalisation. Nous exprimerons néanmoins des doutes sur la pertinence philosophique de ce concept, notamment via des remarques sur leur contexte d’apparition.
Notes :
1 Michael WALZER, Thick and Thin, Moral Argument At Home And Abroad, Notre Dame University Press, 1994, trad. Camille FORT, Morale Maximale, Morale Minimale, Paris, Bayard, 2004 exposé de façon particulièrement claire dans le chapitre The Divided Self
2 Les exemples ne manquant pas, bornons nous à rappeler le titre de l’ouvrage politique de Ségolène Royal, Ma plus belle histoire, C’EST VOUS, ou à la phrase de Bill Clinton « La politique doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire », citée par Christian SALMON dans « Le Monde Diplomatique », Une machine à fabriquer des histoires, novembre 2006
3 Sur ce refus de la volonté supra-individuelle, nous renvoyons à Karl POPPER, The Poverty of Historicism, Londres, Beacon Press, 1956, Misère de l’Historicisme, trad. H. Rousseau, Paris, Plon, 1957
4 Cette perception de l’individu comme essentiellement narratif se retrouve bien entendu chez Alasdair MacIntyre, After Virtue, Notre-Dame, University Press Of Notre-Dame, 1981, trad. L. BURY, Après la vertu, étude de théorie morale, Paris, PUF, 1997. Il est pourtant remarquable que cet auteur, à la différence de la tendance actuelle, en assume explicitement les conclusions fortement anti-modernes et contestatrices de l’autonomie rationnelle individuelle
5 Bernard STIEGLER & Ars Industrialis, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel. Paris, Flammarion, 2006, chap. Refonder la société, p. 42
6 Christian SALMON, Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
Plan de la démarche :