L’approche cartésienne
Par Eve Suzanne.
Descartes, à la fois en tant que philosophe et homme de science, se situe à deux niveaux de compréhension du réel : il fait rentrer la nature dans un cadre mécaniste auquel le corps est soumis, et en même temps, il soutient un dualisme de l’âme et du corps dans lequel l’âme échappe aux déterminations du corps. L’auteur décrit méthodiquement les caractères qui sont propres à l’âme puis au corps et lèvent les contradictions qui résultent de leur union. De plus, celle-ci joue un rôle fondamental dans le jeu des passions qui fonde l’ensemble de sa théorie morale.
L’union de l’âme et du corps :
L’âme est indivisible, le corps est divisible. L’âme n’est pas étendue, le corps occupe un espace. L’âme est immatérielle, le corps est matériel.
Et pourtant, « l’âme est unie à toutes les parties du corps conjointement »[1]. Pour rendre compte de ce phénomène, Descartes pose l’existence d’une petite glande qu’il situe dans le cerveau, appelée glande pinéale. Cette dernière joue le rôle du point de jonction entre l’âme et le corps. Elle permet à l’âme de recevoir des informations sur le monde grâce au corps qui joue le rôle de médiateur, et en retour d’agir sur celui-ci en fonction des nouvelles recueillies. Plus précisément, l’âme et le corps communiquent par l’intermédiaire des esprits animaux : les mouvements de la glande pinéale peuvent influencer l’action de ces esprits (dans ce cas c’est l’âme qui agit sur le corps) et en retour, ces esprits animaux peuvent influencer les mouvements de la glande (dans ce cas, c’est le corps qui agit sur l’âme).
Descartes insiste sur le fait que l’âme cartésienne soit une et indivisible comme notre pensée. En effet, l’auteur part du principe qu’on a deux bras, deux jambes, bref, que tous les organes de nos sens extérieurs sont en doubles, mais qu’on a une seule pensée, ce qui signifie que l’âme est unique.
Le dualisme défendu par Descartes est un dualisme ontologique des substances. L’âme et le corps sont deux entités distinctes, de nature différente. On peut le distinguer du dualisme des propriétés : c’est considérer qu’une substance peut avoir des propriétés différentes et irréductibles les unes aux autres mais qu’il n’y a en réalité qu’une seule substance. C’est par exemple, lors d’une expérience vécue par un sujet, la façon dont sa conscience vit l’expérience et les processus chimiques qui se sont produits dans le cerveau parallèlement. Pour les neurosciences, ces deux manière de percevoir l’expérience renvoie au même phénomène : les processus neuronaux qui déterminent le fonctionnement de notre cerveau. Sur ce sujet, Paul Ricœur parle d’un dualisme sémantique qui prend sa source chez Spinoza : dans le discours nous sommes confrontés à deux types de langages apparemment très éloignés l’un de l’autre. « Il y a la vie vue par les biologistes, et il y a la vie comme étant [c’est-à-dire, le vécu] »[2]. Autrement dit, il y a le langage du corps, et le langage de la pensée (ou de l’âme). Du point de vue spinoziste, vers lequel converge le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, ces deux langages renvoient à une même substance (qui unifie l’âme et le corps), mais du point de vue cartésien, ils renvoient à deux substances qui ont des propriétés différentes et donc à un dualisme ontologique. Or Paul Ricœur pose la question de savoir comment unifier ces deux discours qui lui apparaissent irréductibles l’un à l’autre.
En matière de philosophie morale, Descartes innove par l’importance accordée au corps. En effet, les passions résultent de l’union même de l’âme et du corps et de leur manière d’interagir. Le corps est le lieu des passions même si sans l’âme il ne ressentirait rien car un cadavre ne pleure ni ne rit. Pour le dire autrement, les passions sont des perceptions de l’âme qui ont le corps pour cause. Et elles nous sont utiles car elles disposent notre âme à vouloir ce qui est bon pour nous et à persister dans notre volonté. De plus, comme l’union de l’âme et du corps varie en fonction des mouvements de l’âme et du corps qui sont eux-mêmes déterminés par notre contact particulier et propre au monde, alors cette union est unique chez chaque individu et forge notre identité personnelle.
Le réductionnisme cartésien :
L’éminent neurobiologiste Jean-Pierre Changeux dont les travaux ont permis de faire d’immenses bonds dans la connaissance de notre cerveau a conscience des transformations majeures que les neurosciences peuvent entraîner au sein de la philosophie (morale, des sciences) et se préoccupe de leur devenir.
Selon cet auteur, la théorie de Descartes ne peut tenir que grâce à l’existence hypothétique d’une glande pinéale[3]. Autrement, sa théorie s’effondrerait sous le regard implacable de la logique. C’est en effet le seul moyen de relier l’âme au corps si l’âme est pure immatérialité, et le corps pure matérialité. Cependant, ce qui importait pour Descartes était de pouvoir identifier le lieu du « moi » conscient dans l’émergence de la subjectivité qu’il a innovée. Aussi, il soumet à son cadre mécaniste uniquement le corps : celui-ci peut être décomposé dans ses éléments les plus simples (os, muscles…), comme une machine (vis, écrous…). La position de La Mettrie est plus radicale : il défend un réductionnisme qui assimile non pas seulement le corps à une machine, mais l’Homme dans sa totalité. Ainsi, comprendre le fonctionnement de l’Homme, que ce soit sa conscience ou son corps, c’est le réduire au fonctionnement de son cœur, de ses muscles, de son cerveau … Au contraire, pour Descartes, seul le corps est une machine : simplement, étant l’œuvre de Dieu qui est un ouvrier plus parfait que l’Homme, ses composants sont beaucoup plus petits et complexes à tel point qu’ils sont invisibles à l’œil nu. La seule différence entre l’Homme et un automate, c’est que ce dernier n’a pas d’âme, tout comme un cadavre.
Cependant c’est bel et bien Descartes qui introduit cette notion de réductionnisme, avec des répercussions importantes en épistémologie, dans la Vème partie du Discours de la méthode. Des objets tels que le monde, le corps vivant, sont des réalités réductibles à des principes fondamentaux : « […] je veux mettre ici l’explication du mouvement du cœur et des artères, qui étant le premier et le plus général qu’on observe dans les animaux, on jugera facilement de lui ce qu’on doit penser de tous les autres »[4]. On peut comprendre le corps humain grâce à la connaissance de ses principaux organes. Ceci étant, Descartes considère que l’Homme est plus que cet agrégat d’organes, cœur, muscles, foie, cerveau … Aussi en posant l’existence d’un telle âme rattachée au corps sans pour autant y appartenir, la position cartésienne n’est pas réductionniste au niveau de l’union de l’âme et du corps. L’âme est une et indivisible et irréductible à un principe plus général qui la précéderait, aussi le réductionnisme mécaniste de l’auteur ne peut s’y appliquer comme sur le corps. En effet une telle position exige que la réalité à laquelle on est confronté soit multiple, divisible comme le corps humain (bras, jambes, cerveau, cœur) afin de la réduire à des principes plus généraux. La théorie cartésienne envisage donc une spécificité de l’âme par rapport au corps du fait qu’elle échappe aux lois mécanistes auxquelles le corps est soumis.
Lire la suite :
Les neuro-sciences, une position réductionniste ?
[1] René Descartes, Les Passions de l’âme, Paris, Vrin, 1994 (1ère édition 1649), Art. XXX, p 88.
[2] P. Ricœur, Ce qui nous fait penser, Paris, Poches Odile Jacob, 2000, p.29.
[3] Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p 22.
[4] René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Hachette, 1997, Vème partie, p 53.
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