Droit des robots et hypermodernité
Par Olivier Sarre
Compréhension philosophique de l’événement (2)
B. Droit des robots et hypermodernité
La base peut-être la plus importante de nos sociétés est la conviction profonde de la dignité humaine. Cette conviction a été mêlée dans son origine à : une eschatologie matérialiste (les religions dites du salut terrestre), une conception technoscientifique de la science, et une confiance totale en les capacités de la raison humaine. Mais le dernier siècle a vu s’effondrer la confiance en la raison et son œuvre la science, ainsi que les métarécits comme mode de justification à la connaissance, et partant, leur conception sotériologique particulière.
Pourtant l’homme moderne est celui de la technoscience. Sa nature a changé du fait de la science et de la technique. Non pas nécessairement sa nature physique ou morale, mais sa manière d’habiter dans le monde, et nul retour en arrière ne semble possible. Par ailleurs, Ferry souligne que dans l’esprit de nos contemporains, une nouvelle transcendance émerge, et avec elle de nouvelles valeurs et principes d’action : l’humanité[1]. Celle-ci apparaît maintenant comme sacrée. Or s’il en est ainsi, elle doit être protégée, et donc la technique, potentiellement destructrice, ne doit plus être totalement libre, mais doit au contraire faire l’objet d’une coercition morale[2]. Le robot, objet technique, ne pourra pas, du fait des impératifs comportementaux inscrits en lui, faire du tort à l’humanité et aux générations futures.
La science moderne doit se réhabiliter dans les mentalités afin d’une part de perdurer, et d’autre part de rasséréner les individus quant à l’avenir qu’il est possible d’atteindre dans nos sociétés. Dans son origine elle a été considérée comme axiologiquement neutre. Mais les utilisations dont elle a fait l’objet, par exemple lors des guerres ou dans les systèmes totalitaires, ont effrayé l’opinion. La science doit-elle rester neutre lorsqu’elle peut être utilisée pour tuer ou dominer ? Le débat est en fait très actuel. Une réponse possible serait d’introduire un certain contenu moral dans les applications techniques elles-mêmes. Et c’est probablement ce qui est fait lorsque l’on parle de droits du robot. En donnant des droits aux robots, et quelle que soit la manière dont on conçoit ces droits, on introduit dans le mode d’existence d’un produit technique des impératifs moraux.
Mais, nous l’avons vu, la science moderne a une manière propre de se concevoir : elle doit être efficace et efficiente. Ainsi s’agit-il sans doute aussi, en creux, de réhabiliter l’importance accordée dans nos sociétés à la logique de l’efficience. Si cette logique est au cœur du projet scientifique moderne, elle est aussi très présente dans les projets de développement des entreprises. Celles-ci désirent en effet devenir toujours plus fortes et efficaces pour la réalisation des fins qu’elles s’imposent. Pour permettre la réalisation de cette volonté propre aux entreprises, elles doivent aussi être réhabilitées aux yeux du public. Les robots sont des produits de la science certes, mais leur production échoue bien à des entreprises, et les enjeux économiques de la robotique sont énormes. Pour acheter des robots, les individus ne doivent avoir peur ni d’eux, ni des entreprises qui les fabriquent. Il faut donc fonder leur coercition dans un langage que la foule peut comprendre, celui des impératifs moraux imposés par l’humanité transcendante.
Enfin, avec la modernité apparaît à l’homme une nouvelle compréhension de la particularité de son essence : il est, dans sa liberté, arrachement à la nature. Or la postmodernité peut se caractériser par une certaine méfiance à l’encontre de la technique, voire de la science. D’où sans doute le mouvement toujours plus puissant de reconnaissance de la nature. L’homme postmoderne n’est plus uniquement celui qui échappe à la contingence de la force de la nature, il est aussi celui qui participe d’elle, qui peut s’arracher à la technique. Apparaît ainsi une tension au sein même de la compréhension que l’homme a de lui-même. Il est à la fois arrachement à la nature et à la technique. De plus avec les développements récents en matière de médecine et de chirurgie réparatrice la limite physiologique entre l’humain et le non humain apparaît toujours plus floue. En donnant des droits aux robots on les institue de facto en tant qu’espèce faisant face à l’homme. Celui-ci peut dès lors se définir comme non-artificiel à défaut de non-technique. Le problème est déplacé et la tension s’en trouve apaisée.
On voit là que la manière nouvelle dont l’homme peut se comprendre détermine son rapport à la science et donc que cette dernière doit s’adapter aux nouveaux impératifs de l’humanité. Ainsi elle doit d’une part réhabiliter l’idéologie qui la précède et d’autre part rasséréner les individus quant à son pouvoir, et la volonté d’établir une charte du droit des robots participe certainement de ce double élan.
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Intelligences et organismes artificiels
Droit des robots et hypermodernité
[1] FERRY Luc, (1996), L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Paris, Le livre de poche, 2002, 184p.
[2] On peut ici penser, pour étayer le propos, à l’essor des comités d’éthique, de la bioéthique etc.