Problématique
Par Guillaume Gallais
Avortement, euthanasie, manipulation d’embryons, à en juger par les débats contemporains les plus médiatisés, l’éthique est une affaire d’hommes. Faîte par eux, pour eux et s’y limitant souvent, la morale paraît n’avoir de champ d’application principal que l’humain. Pourtant à l’heure où la science estompe les vieilles limites homme/animal, cette attitude semble de plus en plus dépassée. Pire, des techniques disponibles, en germe, ou simplement théorisées dessinent l’apparition de nouveaux êtres à qui l’éthique pourrait également s’élargir. Clones, cyborgs, et de façon plus sulfureuse : intelligences artificielles. Pas question cependant d’ouvrir l’éthique aux nouveaux arrivants : la morale des robots ou celle des animaux reste la préoccupation d’une minorité contestée. On pourrait voir là une forme d’ « exception humaine » : seul l’homme serait digne d’une considération éthique de premier plan.
Face à ces bouleversements, on voudra ici étudier l’une des justifications classiques de ce statut spécial de l’homme. Contre l’animal, il posséderait en exclusivité la raison. Si cette position tranchée n’est plus de mise de nos jours, elle persiste sous des formes plus subtiles. L’homme disposerait d’un degré de rationalité supérieur, et mériterait par là son « privilège » moral.
S’ appuyant en creux sur l’idée d’animal rationnel, cette stratégie d’exclusion des non-humains hors de l’éthique nous paraît toutefois échouer. En l’adoptant, on aboutit à une alternative néfaste pour l’objectif initial. Il faudra ou bien renoncer à une éthique limitée à l’humain, ou bien décentrer la morale de l’homme au profit d’êtres qui lui seraient supérieurs. C’est ce parcours, d’un argument visant à maintenir le statu quo éthique à ses conséquences paradoxales, qu’on se propose de tracer ici.
Pertinence de l’approche
Notre analyse s’intéressera à un argument. On a vu que le statut moral de l’homme était particulier, et on voudra étudier l’une des façons de le légitimer. Celle que nous avons choisi peut s’énoncer ainsi : « L’homme mérite une attention éthique supérieure et dispose d’un pouvoir légitime sur les animaux car il possède la raison, contrairement à eux». Nous la désignerons par la suite comme « argument de la rationalité ».
L’idée n’apparaît ni subtile ni évidente. D’abord, parce qu’elle évoque un pouvoir sur les animaux dont les limites sont loin d’être explicites. Ensuite, parce qu’elle affirme une exclusivité humaine de la raison qui semble aujourd’hui contredite par les données scientifiques. Face à ces éléments, il convient d’expliquer pourquoi nous avons opté pour cette approche.
C’est en premier lieu l’aspect commun, courant, de cette idée qui attire notre attention. Penser que notre spécificité par rapport aux animaux vienne de notre rationalité est largement répandu, aussi bien dans le champ philosophique qu’ailleurs. Certes, on exprime rarement cette opinion de façon aussi radicale que ci-dessus, mais on la retrouve couramment sous différentes variantes – plus ou moins travaillées.
La seconde source de notre intérêt tient dans la relative clarté conceptuelle dont bénéficie l’argument de la rationalité. Dire que la possession de la raison fonde notre statut éthique semble à ce titre moins vague que l’appel à notre « dignité humaine ». Cela semble également moins complexe que l’appel à la « naturalité » de notre statut moral supérieur.
Enfin, et surtout, ce qui nous conduit à développer notre réflexion autour de l’argument de la rationalité réside dans certains éléments qui lui sont sous-jacents :
(1) La séparation par la différence. Dans cette perspective, la distinction homme/animal dépend d’une capacité particulière que l’un aura et l’autre pas. On s’inscrit dans une logique de différenciation de nature, où l’on cherche à construire des frontières conceptuelles entre deux types d’êtres. À l’inverse, certaines justifications du pouvoir de l’homme sur les animaux se font sur la base d’un rapprochement : comme nombre d’entre eux, nous aurions tendance à dominer les espèces plus faibles.
(2) La valorisation morale de la rationalité. Pour faire jouer à la raison un rôle en éthique, on doit lui conférer une valeur dans ce domaine. Contrairement au nombre de dents, ou à la possibilité d’entendre les ultra-sons, la raison doit être moralement signifiante : la posséder ou non changera quelque chose quant au statut moral d’un individu. Mieux, si elle doit conférer un statut singulier à l’homme, son importance morale se doit d’être supérieure à celle d’autres capacités, comme celle à souffrir par exemple. Sacrifier un être sensible au profit d’un être rationnel ne sera acceptable que si la rationalité est plus valorisée en éthique que la sensibilité.
Un tel parti pris n’est toutefois pas sans conséquences, et c’est notamment à ces dernières que nous nous attacherons par la suite. Mais avant cela, on voudra clarifier le contexte de l’argument de la rationalité et les objectifs qu’il est censé atteindre.
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