Recension – Un autre monde possible : Gilles Deleuze face aux perspectivismes contemporains
Maud Lambert est professeur agrégé de philosophie, exerçant au lycée Benjamin Franklin à Auray.
Camille Chamois, Un autre monde possible : Gilles Deleuze face aux perspectivismes contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022, p. 284
L’ouvrage est disponible ici.
Introduction
Camille Chamois propose une relecture critique de l’œuvre de Deleuze à la lumière de la notion de perspectivisme. Cette notion fait référence à la métaphysique amérindienne. En effet, on trouve chez les Amérindiens une dimension panpsychiste où d’autres êtres que les hommes peuvent introduire des perspectives : plantes, animaux, etc. Dans cette conception perspectiviste il n’y aurait plus de place pour une idée telle que la chose-en-soi, il n’y aurait plus que des perspectives, sans vérité immuable à chercher au-dessous.
Quelles seraient alors ces perspectives introduites par tout être ? Une perspective n’est pas une simple représentation, mais une perception qui prend racine dans le corps (p. 14). En parlant de perspectives avec cette conception amérindienne, nous avons tendance à envisager une métaphysique, une élaboration conceptuelle telle qu’on la pratique en Occident, là où il y a plutôt une « attitude » (p. 18), corporellement située. Il serait alors plus juste d’utiliser le terme deleuzien d’« image de la pensée » plutôt que celui de « métaphysique » pour décrire cette représentation du monde (p. 19). Une image de la pensée est impliquée dans des pratiques. Camille Chamois souhaiterait alors poursuivre un programme ambitieux ébauché dans Qu’est-ce que la philosophie ?[1] par Deleuze et Guattari : proposer une image de la pensée qui répondrait aux questions suivantes : quelles sont « les habitudes de pensée que les individus acquièrent » et comment « interagissent-ils entre eux sur cette base » (p. 22) ? Il s’agit donc de comprendre les « conditions d’émergence » de ce perspectivisme.
Pour répondre à ces questions, Camille Chamois élabore dans son premier chapitre le concept de « structure Autrui », à partir de la notion de « pour-autrui » développée par Sartre dans L’être et le néant[2]. Cette structure Autrui introduit dans le sujet une perspective qui diverge de la sienne. Comment cette compréhension deleuzienne de nos interactions avec l’Autre, qui prend racine dans un corpus sartrien, vient-elle enrichir la notion de perspectivisme ?
1. Les perspectives comprises via la structure Autrui
La structure Autrui ne désigne pas un alter-ego, mais « une faculté, une capacité ou une structure a priori de mon expérience qui me permet de traiter d’autres personnes comme des êtres intentionnels ou des individus percevant » (p. 50). Imaginez un individu esseulé, comme Robinson Crusoé, dans le roman de Defoe[3] repris par Tournier[4] : il est physiquement seul, mais il continue à s’imaginer des « autres » avec lesquels parler.
« La notion de structure Autrui ne renvoie que secondairement aux autres individus : elle désigne d’abord un dispositif psychologique qui transforme mon expérience en me permettant d’accéder à (ou de postuler l’existence de) l’expérience d’un point de vue différent du mien. C’est pourquoi cette notion renvoie d’abord à une problématique transcendantale : elle désigne ce qui rend possible une expérience intersubjective. » (p. 51)
Par ailleurs, si nous venions à perdre cette structure Autrui, serions-nous encore capables d’interagir avec l’autre ? Quand Robinson rencontre Vendredi, il semble avoir perdu cette structure Autrui et n’appréhende plus Vendredi comme étant un être capable d’introduire des perspectives sur le monde. Cette structure Autrui vient par ailleurs miner la notion de « moi substantiel »[5] (p. 54). Si la structure Autrui est une faculté du moi, le moi est d’emblée « fêlé »[6] par l’autre. Si le « je » est « fêlé », c’est que ce « je » devient autre qu’il n’est, étant constamment parcouru par ces perspectives introduites par l’autre, qu’il soit physiquement présent ou non. Deleuze renonce alors peu à peu à la notion de « conscience » ou de « je », il introduit une nouvelle conception transcendantale. Il parle alors d’un « empirisme supérieur » (p. 66) qui viendrait décrire ce qui nous entoure sous de nouvelles modalités. Il ne s’agit plus de séparer les individus et d’en faire des consciences individuelles distinctes puisque l’individu varie en fonction de « conditions physiologiques […] mais également en fonction d’habitudes acquises et de dispositifs sociaux » (p. 68), il varie en fonction de toutes les perspectives possibles tracées par tout Autrui. Il n’y a pas de moi immuable, le moi est traversé par les autres. « Le rapport qu’on entretient avec cet autre individu est […] un rapport qu’on entretient avec la possibilité qu’il implique » (p. 82). Il introduit alors un nouveau terme qui ne doit pas être confondu avec le moi ou la conscience, il parle d’individuation. Le phénomène d’individuation est plus large que l’individu, il entend décrire empiriquement cette expérience perspectiviste qui traverse les individus et les déborde, les faisant passer d’une perspective à une autre au contact d’une singularité. Camille Chamois se propose alors de combler ce qu’il voit comme une lacune dans le corpus deleuzien : le caractère abstrait que peut parfois prendre cette étude de l’individuation. Comment comprendre concrètement cette altération continue du sujet ?
2. Le sujet est traversé par des perspectives.
Comment définir ce perspectivisme ?
« D’une part, un perspectivisme statique et objectif, qui consiste à anticiper d’autres positions de l’espace, que Deleuze assimile à Autrui et qu’il critique dans Différence et répétition; et un perspectivisme dynamique et hallucinatoire, où les perspectives se succèdent dans le temps et renvoient à un réel apprentissage perceptif où je deviens “apte à percevoir ce qui ne se laissait pas percevoir d’abord” » (p. 105).
Les perspectives ne sont pas seulement l’effort qui consiste pour un sujet à adopter un autre point de vue que le sien, elles transforment en profondeur celui qu’elles traversent. Le sujet subit alors des schizes [7], traversé qu’il est par ces perspectives. Deleuze nous invite alors à parler de schizophrénie en un sens positif, « sans la réduire aux caractères de déficit ou de destruction qu’elle engendre dans la personne, ni aux lacunes et dissociations qu’elle fait apparaître dans une structure supposée »[8]. Si on considère l’individu comme premier, alors on envisage la schize comme un déficit, les schizes abîment l’individu. Or, si l’individuation est première et que les perspectives traversent les individus, Autrui n’est plus une structure qui renvoie aux autres individus, elle renvoie avant tout à soi. Autrui offre des virtualités pour le soi, c’est-à-dire des perspectives dans lesquelles il peut s’insérer ou non. Camille Chamois entreprend alors dans un deuxième chapitre d’examiner ces virtualités.
3. Dramatisation des perspectives.
Comment ces perspectives ou images de la pensée qui nous viennent de ce qui est Autre sont-elles dramatisées ? Comment les décrire empiriquement ?
Il faudrait identifier des « types psychologiques » (l’amoureux, le jaloux, le masochiste) et les « situations sociohistoriques » qui les promeuvent ou les annihilent (p. 118). Prenons le cas de l’amoureux :
Aimer quelqu’un, c’est aimer ce qu’on projette de faire ensemble, les possibilités qu’il laisse entrevoir. […] [Cela] dépend de la perception de signes (un clin d’œil, un sourire, etc.) dont le sens n’est pas toujours immédiatement clair et qui nous engage dans une herméneutique anxieuse. » (p. 127).
L’amoureux est traversé par les perspectives qu’introduit pour lui autrui. Et ces perspectives dépassent les intentions proprement subjectives d’autrui : pourquoi ce maquillage, ces rides, ces micro-expressions du visage ? Est-ce lui qui a choisi ce maquillage où est-ce le reflet d’une société qui ne voit dans la femme qu’un mystère ? La femme maquille cette ouverture vers l’intérieur qu’est la bouche par un rouge à lèvre. Le sens de ce geste n’est ni « une pure projection subjective », car le sens de ce geste dépasse le sujet ; ni une « réalité objective », car le maquillage n’a pas nécessairement pour fonction de souligner l’intériorité d’un être. Deleuze « propose une symptomatologie, c’est-à-dire une herméneutique des signes perceptifs présents sur le corps d’autrui » (p. 119) et Camille Chamois réoriente les analyses deleuziennes, parfois misogynes et limitées, menées dans « Description de la femme. Pour une philosophie d’autrui sexuée »[9], afin de leur donner une dramatisation nouvelle dans un troisième chapitre.
4. Un visage me regarde.
Partant du fait qu’il n’est pas évident que le maquillage soit un marqueur de la subjectivité d’un individu, on peut en déduire que le visage ne dit pas nécessairement qui l’on est, il pourrait aussi indiquer le groupe social auquel j’appartiens au lieu de mettre l’accent sur mes particularités, sur une volonté de dire celui qui je suis en tant qu’individu. La question s’ouvre alors : qu’est-ce qu’un visage et quand y a-t-il visage ?[10] Ce geste herméneutique qui fait d’une tête un visage, peut aussi affecter un objet, je peux me sentir regardé par un objet, cet objet peut avoir un visage. Mon regard fait de tel ou tel individu ou objet un visage.
« “le visage” entendu comme l’instance du regard, comme ce qui fait que je me sens regardé, n’est pas lié à la “tête” humaine car même un objet d’usage sera visagéifié : d’une maison, d’un ustensile ou d’un objet, d’un vêtement, etc., on dira qu’ils me regardent’[11]. [Deleuze] développe donc une théorie de la “visagéification”, entendue comme la constitution d’un objet quelconque comme déclencheur du sentiment d’être regardé – alors même que cet objet n’a pas de “face” au sens physiologique du terme. » (p. 197).
Autrui peut renvoyer à un visage comme il peut renvoyer à un objet quelconque dont on dira qu’il me regarde. Comment comprendre que je puisse me sentir regardé par un objet ? Comment comprendre que les perspectives puissent me venir de tout ce qui est Autre et non seulement d’Autrui ?
5. On peut visagéifier un objet et dévisager un visage.
Le regard crée des sujets, soit des perspectives pour le sujet que je suis, il me laisse entrevoir de nouveaux mondes. Comment cet autre voit-il le monde ? S’il y a « machine de subjectivation »[12] par le regard, ce n’est pas une décision proprement subjective, c’est un geste automatique. Mais d’où vient cet automatisme, qui a créé cette machine ? Le geste de visagéification dépend d’un contexte pratique et sociohistorique dans lequel les individus sont engagés. Camille Chamois entreprend d’éclairer cette idée par une analyse de la place que Dieu occupe dans le christianisme. Dieu me regarde sans pour autant avoir de visage en propre. Comment la chrétienté vient-elle alors créer de toute pièce cette visagéification de celui qui n’a pas de visage ? Ce travail de visagéification a patiemment été mené grâce à la création d’icônes. Ces icônes nous regardent et matérialisent le regard constant que Dieu porte sur nous.
Camille Chamois prend alors un deuxième exemple qui nous replace en terre amérindienne : si nous avons vu avec le christianisme qu’on peut visagéifier celui qui n’a pas de visage, on peut également dé-visager celui qui en a un, avoir un visage n’implique pas nécessairement une visagéification. Dans la tribu des Caduveos, étudiés par Lévi-Strauss dans Tristes tropiques[13], « les humains n’ont pas de visage » (p. 209). Les tatouages du visage ne sont pas là pour souligner une intériorité comme peut le faire le maquillage occidental en soulignant de noir les yeux, miroirs de l’âme. Au contraire, ces tatouages peuvent signaler à tous l’appartenance à une tribu ou à une certaine classe sociale. Le maquillage tribal arrête le regard sur la surface du visage. Ces tatouages, au lieu de nous donner un visage et une intériorité, l’effacerait pour signaler une appartenance commune.
« On se coule un visage plutôt qu’on n’en possède un »[14]
Ce sont les traits qu’on place sur ce visage qui viennent ou non le faire visage. Chez les Occidentaux « les ‘surfaces’ du visage sont maquillées afin de masquer l’expressivité du corps (par exemple, les rides) » (p. 226), on farde le visage, il devient uniforme. À l’inverse, les « ‘orifices’ du visage sont […] maquillés afin de souligner l’expressivité du corps » : les yeux sont cernés de noir, la bouche rougie, on visagéifie le visage, il devient le miroir de l’intériorité. Chez les Caduveos le visage n’est pas visagéifié. « On peut donc affirmer que “certaines formations sociales ont besoin de visage”[15] et d’autres non » (p. 230). C’est une condition sociohistorique orientée par le christianisme qui nous a entraîné à sans cesse soutenir le regard de Dieu, quand bien même celui-ci ne se matérialise pas. Et cela nous a poussé à visagéifier le visage. La construction d’une structure Autrui, d’un regard, d’un visage serait donc en un sens tributaire d’un contexte socio-historique.
Conclusion
On peut avoir du mal à relier les parties de l’ouvrage : Camille Chamois part du perspectivisme en ethnologie mais cette dimension ethnologique est totalement abandonnée avant d’être de nouveau mise en avant dans le dernier chapitre de l’ouvrage. Au milieu, un long détour est fait pour étudier les œuvres d’un Deleuze lecteur de Sartre. Mais cette étude précise de la structure Autrui est précieuse et scrute un corpus qui nous permet de mieux comprendre le phénomène d’individuation dont parle Deleuze. Le sujet se trouve dépassé de toute part par des perspectives infra-individuelles, multiples et viennent travailler le sujet, effaçant ses limites avec ce qui lui était extérieur. L’étude empirique ensuite menée chez les Caduveos nous permet de mieux saisir les implications concrètes de cette structure Autrui. Le perspectivisme prend alors des accents supra-individuels : il concerne des groupes culturels donnés. On trouve ici des images pour penser cette schize du sujet dont parle Deleuze afin de considérer Un autre monde possible, un monde dans lequel les phénomènes d’individuation débordent l’individu.
[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
[2] Sartre, L’être et le néant, Gallimard, 1976.
[3] Daniel Defoe, Robinson Crusoe, Londres, Penguin English Library, 2012.
[4] Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Folio, 1972, ouvrage comprenant une postface de Deleuze.
[5] « J’ai cherché mon moi : je l’ai vu se manifester dans ses rapports avec mes amis, avec la nature, avec les femmes que j’ai aimées. J’ai trouvé en moi une âme collective, une âme de groupe, une âme de la terre, une âme des libres ; mais mon moi proprement dit, hors des hommes et des choses, mon vrai moi, inconditionné, je ne l’ai pas trouvé. » Jean-Paul Sartre, Écrits de jeunesse (1922-1927), Paris, Gallimard, 1990, p. 471-472.
[6] « Ce n’est pas autrui qui est un autre Je, mais le Je, un autre, un Je fêlé. » Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 335.
[7] Une coupure, une disjonction.
[8] Gilles Deleuze, « Schizophrénie et société, Deux régimes de fous : textes et entretiens (1975-1995),Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 23.
[9] Gilles Deleuze, Lettres et autres textes, Paris, Éditions de Minuit, 2015.
[10] « La question dès lors est de savoir dans quelles circonstances cette machine est déclenchée, qui produit visage et visagéification. Si la tête, même humaine, n’est pas forcément visage, le visage est produit dans l’humanité. » Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 209
[11] Ibid., p. 214-215.
[12] Ibid., p. 211.
[13] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.
[14] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 216.
[15] Ibid., p. 220.