Recension RFEA
Numéro 1 – Février 2015- « Les ambivalences contemporaines de la décision » (Délibération, technique, valeur)
Jérôme Ravat – docteur en philosophie, chercheur associé au Curapp
La revue est disponible gratuitement sur le site de l’espace éthique
Si les questions relatives à l’éthique médicale et plus généralement à ce que l’on nomme aujourd’hui « l’éthique appliquée » sont abondamment analysées dans les revues philosophiques de langue anglaise, force est de constater que tel n’est pas encore le cas dans les revues philosophiques françaises et francophones. Cette situation est d’autant plus paradoxale que les problèmes éthiques liés aux avancées scientifiques récentes n’ont de cesse d’alimenter maintes controverses au sein de l’espace public. La Revue Française d’Ethique Appliquée (RFEA), éditée par l’Espace Ethique d’Ile de France, et dont le premier numéro vient de paraître en février 2015, entend précisément pallier un tel déficit, en rendant davantage visible un champ de réflexion en plein essor. Reconnaissant dans l’éditorial que l’expression « éthique appliquée » peut à première vue sembler redondante (toute réflexion éthique n’est-elle pas nécessairement appliquée aux affaires humaines ?) Emmanuel Hirsch et Paul-Loup Weil-justifient cette appellation en affirmant qu’il s’agit ici d’élaborer « une réflexion dont l’enjeu premier serait de répondre à des préoccupations pratiques et réelles » (p.3).
Très riche, ce premier numéro de la RFEA comporte une rubrique intitulée « Regards croisés », composée d’articles brefs, un dossier thématique (faisant place à des articles plus longs) et intitulé « Les ambivalences contemporaines de la décision », une rubrique de type « varia », une rubrique informative consacrée à l’actualité de l’éthique appliquée, une rubrique centrée sur les questionnements éthiques engendrés par les développements technologiques à venir, et enfin une rubrique portant sur les rapports entre les arts et l’éthique. La RFEA, on le voit, se fixe donc pour ambition de traiter des évolutions passées, présentes et futures de l’éthique appliquée, et ce en faisant appel à des analyses philosophiques, psychologiques, sociologiques, juridiques notamment.
La rubrique intitulée « Regards croisés » s’intéresse pour ce premier numéro à la question de l’amélioration cognitive, et aux questionnements éthiques que cette dernière induit. Par exemple, le fait de prendre des psychostimulants dans le cadre d’examens universitaires, pour des raisons professionnelles, ou pour améliorer telle ou telle capacité est-il immoral ? Les deux premiers contributeurs, Pierre Bonte et Bernard Baertschi, semblent répondre par la négative à cette question. Quitte à éveiller la polémique, le second n’hésite pas du reste à qualifier l’usage des psychostimulants de « devoir moral » (p. 10) dans certaines circonstances, par exemple si un médicament pouvait permettre à des neurochirurgiens d’augmenter leurs performances durant les opérations. Critiquant ce qu’il nomme la « talentocratie », Pierre Bonte jette quant à lui un regard critique sur la position du CCNE s’opposant au dopage cognitif. Selon lui, le discours hostile aux psychostimulants soulève des difficultés majeures : il tend en effet à instaurer une césure entre ceux qui sont naturellement doués, favorisés par la « loterie naturelle », et ceux qui bénéficieraient de l’amélioration cognitive. Dans une perspective similaire, Bernard Baetsrchi plaide en faveur d’un « méliorisme à visage humain » qui n’aurait pas pour but de mettre un terme à l’espèce humaine, mais plutôt selon l’expression de l’auteur à « nous rendre plus humains » (p 10). Par là même, souligne l’auteur, « […] il ne s’agit même pas d’améliorer l’être humain en tant que tel, mais seulement de renforcer certaines de ses capacités affectives et morales « normales » (p. 9). Jérôme Goffette, le troisième contributeur, semble plus circonspect : rétif à l’emploi du terme d’« amélioration humaine » (traduction anglaise de human enhancement) il lui préfère celui d’« anthropotechnie », qu’il juge plus neutre. Selon lui, les jugements moraux portant sur les psychostimulants doivent être envisagés à la lumière du contexte précis dans lequel ces derniers sont utilisés. Tout particulièrement, l’évaluation éthique des psychostimulants doit prendre en compte le fait que ces derniers exercent ou non un effet bénéfique sur l’autonomie humaine. Une telle approche éthique des psychostimulants, guidée par ce critère, « […] conduirait à interdire tout usage aliénant et à autoriser, voire à prendre en charge, ce qui pourrait augmenter l’autonomie sur le moyen et le long terme » (p.13). Nul doute qu’une réflexion sur les critères d’acceptabilité des psychostimulants aura pour effet de nourrir les délibérations collectives.
Le dossier thématique, coordonné par Pierre-Emmanuel Brugeron, Léo Coutellec, et Paul-Loup Weil-Dubuc, tous trois chercheurs à l’Espace éthique, est consacré à la thématique de la décision.
Il s’agit dans ce dossier d’explorer la teneur des processus décisionnels, mais également les difficultés que ces derniers sont susceptibles d’engendrer. Jean-Pierre Cléro formule ainsi une question fondamentale, au cœur de la thématique de la décision : le fait qu’une décision soit collégiale suffit-il à en établir la validité ? L’auteur répond par l’affirmative à cette question, mais prend bien soin de justifier cette position : ce qui rend opératoire la décision collégiale, c’est le fait qu’elle concilie l’entendement (la connaissance des situations) et la volonté (qui permet de trancher entre plusieurs options possibles). Dans une optique similaire, Georges A. Legault souligne le fait que la délibération garantit le caractère éthique du processus décisionnel, en minimisant les risques d’arbitraire. Une décision fondée sur la délibération comporte en effet une dimension réflexive qui permet de pondérer les jugements de valeur, et favorise le dialogue entre les acteurs. Le rôle des différents acteurs de la décision, précisément, soulève une question majeure : quelle place octroyer à l’expertise dans le processus décisionnel ? La contribution d’Emmanuelle et Aude Kempf répond à cette question à travers l’examen d’un point précis : l’informatisation de l’aide à la décision. Il s’agit ici de se demander dans quelle mesure les données informatiques peuvent s’avérer pertinentes ou non pour les donneurs de soin. L’article a l’immense mérite de ne pas réduire cette thématique à un schéma binaire opposant « technicistes » et « anti-technicistes ». Les auteures préfèrent souligner que les données informatiques peuvent s’avérer grandement utiles dans la mesure où elles font office d’outil pour les procédures décisionnelles. Selon elles, l’informatisation des soins ne saurait conduire à un quelconque transfert décisionnel, au terme duquel les logiciels informatiques décideraient à la place des acteurs humains. Les auteures plaident ainsi en faveur d’une alliance entre ce qu’elles nomment l’« expertise logicielle » d’une part, et la « décision artisanale » de l’autre.
Mettant en lumière les difficultés du processus décisionnel, Marie-Geneviève Pinsart s’intéresse quant à elle aux apories et aux paradoxes de la prise de décision dans le contexte d’une technique médicale précise : la stimulation cérébrale profonde (SCP). L’auteure pointe le fait que cette technique (utilisée pour traiter différents troubles, comme les tremblements moteurs de la maladie de Parkinson) soulève une difficulté d’envergure. En effet, la stimulation cérébrale profonde peut altérer les facultés de décision du patient. Dès lors, dans le cadre du consentement éclairé « […] on demande au patient de consentir à ce que sa capacité de consentement puisse éventuellement être affectée par la décision qu’il prendra. » (p.37). Se trouvent ainsi soulignées de manière éloquente les ambivalences du processus décisionnel.
À la suite du dossier thématique, différents articles libres permettent de traiter une variété de sujets portant sur les questions sociétales, politiques ou épistémologiques liées à l’éthique appliquée. Pierre-Olivier Monteil, prenant notamment appui sur la réflexion de Paul Ricoeur, se penche par exemple sur la question du management du soin, explorant les relations d’autorité que celle-ci véhicule. François Athané aborde le délicat problème des souffrances psychiques au travail, tout particulièrement dans le contexte d’une recrudescence des actes suicidaires, et plaide à ce sujet en faveur d’une « éthique l’attention », préalable nécessaire à la reconnaissance des personnes en situation de souffrance psychique. Enfin, Anne-Françoise Schmid développe une réflexion épistémologique sur les difficultés de l’éthique appliquée, tout particulièrement lorsque celle-tente de s’interroger sur le statut de ses objets.
La rubrique « Actualités de l’éthique » permet de présenter le premier numéro du cahier de l’espace éthique d’Ile de France (numéro consacré à la maladie d’Alzheimer), ainsi que des informations sur les développements actuels de la recherche en éthique appliquée. Sont ainsi mentionnées les soutenances de la thèse de Jean-François Michard sur l’éthique et l’épistémologie de l’expertise médico-judiciaire, ou encore celle de Olga Carolina Cardenas Gomez ayant pour sujet le rôle des considérations économiques dans le débat portant sur les O.G.M.
La rubrique « demain l’éthique » explore les questions éthiques futures que les développements technologiques ne manqueront pas d’occasionner. Pour ce premier numéro, Michel Puech se demande selon quelles modalités il serait possible d’élaborer une « éthique de la sagesse » adaptée à l’univers technologique dans lequel l’espèce humaine évolue et surtout celui dans lequel elle évoluera. Une telle éthique de la sagesse, précise l’auteur, aurait pour horizon non pas la simple survie des êtres humains, mais plus fondamentalement leur épanouissement.
Enfin, la rubrique « Les arts et l’éthique » développe un certain nombre d’interrogations éthiques à partir de l’analyse d’une œuvre art ou d’une réflexion sur la démarche artistique. Roland Schaer procède ici à une lecture d’Antigone. Prenant appui sur les analyses de Judith Butler (développées en particulier après le 11 septembre) l’auteur souligne en quoi le personnage d’Antigone symbolise le refus d’un partage entre « les vies dont la perte est insoutenable, et de l’autre celles dont la perte est indifférente, ou parfois désirable. » (p. 92). Antigone, en refusant l’ordre de Créon interdisant d’enterrer Polynice (considéré comme un ennemi de Thèbes) a en effet rejeté le partage entre « eux » et « nous » exigé par les lois de la Cité. Elle a également rendu visible, souligne l’auteur, l’exigence éthique à l’égard des morts et des personnes les plus vulnérables. L’interprétation originale et intéressante proposée ici permet de comprendre en quoi les œuvres d’art peuvent stimuler la réflexion éthique sur les sujets les plus contemporains, comme celui de la valeur de la vie.
En bref, par la multiplicité de thématiques qu’il aborde, ce premier numéro de la Revue Française d’Ethique Appliquée ne peut manquer d’éveiller l’intérêt de ceux qui s’intéressent aux questions éthiques, tout particulièrement au regard des avancées scientifiques et technologiques présentes et à venir. À cet égard, il contribuera sans conteste à enrichir la réflexion sur les multiples problèmes inhérents au champ éthique, problèmes concernant tout autant les experts que l’ensemble des citoyens.