Recension – Pilules roses. De l’ignorance en médecine.
Sarah Yvonnet est postdoctorante en philosophie de la biologie et de la médecine à l’Université de Copenhague. Après une thèse portant sur la philosophie du cancer, elle s’intéresse aujourd’hui à la circulation et à l’utilisation des connaissances génétiques dans la recherche et la pratique clinique dans le domaine du diabète.
Juliette Ferry-Danini, Pilules roses. De l’ignorance en médecine, Stock, Les essais Documents, Paris, 2023, 213p.
L’ouvrage est disponible ici.
Introduction
Qui n’a jamais eu au moins une fois dans sa vie affaire au Spasfon, ce petit comprimé rose ressemblant presque à un bonbon ? Si le médicament est devenu si commun dans la vie des Français·es, c’est parce que 25 millions de boîtes de Spasfon ont été vendues en France en 2021, dans une large majorité des cas à des femmes (70%). Le Spasfon est ainsi, en France, un médicament plus populaire que l’Ibuprofène.
À partir d’un cas qui semble être « normal, banal, et insignifiant » (p. 18), à savoir la prescription de Spasfon (dont la molécule active principale est le phloroglucinol) en cas de douleurs digestives, urinaires, gynécologiques et obstétricales, Juliette Ferry-Danini dévoile un cas « remarquable » (p. 13) de ce qui s’avère être « une situation d’ignorance injuste » (p. 182) dans la médecine française.
En s’inscrivant dans le courant d’une philosophie des sciences empiriste et féministe[1], l’autrice articule brillamment épistémologie, histoire des sciences et éthique pour identifier et analyser les biais existant en médecine.
1. Qu’est-ce que la connaissance en médecine ?
Avant de s’attaquer à l’ignorance en médecine, Juliette Ferry-Danini expose dans le premier chapitre (Chapitre 1) ce que sont les connaissances en médecine et ce que l’on sait scientifiquement sur la molécule du Spasfon, le phloroglucinol. À cette fin, elle retrace l’histoire des méthodes développées pour évaluer l’efficacité des traitements. L’autrice part de l’opposition historique entre deux figures : Claude Bernard (1813 – 1878) et Pierre-Charles Louis (1787 – 1872), chacune correspondant à une position épistémologique différente. Le premier s’attacha principalement à défendre la vivisection et la compréhension mécaniste de la physiologie, tandis que le second développa une « méthode numérique » (p. 33) pour évaluer les traitements reposant sur les statistiques.
Afin de pouvoir répondre à la question « comment savoir si un traitement est efficace ? » (p. 36), l’autrice part de ces deux grandes positions et analyse leur efficacité à éviter différents biais (biais de disponibilité, biais de mesure, biais de confirmation) et effets (notamment l’effet placebo) qui pourraient fausser l’évaluation de l’efficacité d’un traitement. De l’opposition entre Claude Bernard et Pierre-Charles Louis jusqu’à l’Evidence Based Medicine, Juliette Ferry-Danini retrace l’instauration progressive de l’approche statistique comme la méthode permettant d’écarter le plus de biais possibles, devenant ainsi « la forme la plus aboutie au niveau méthodologique » (p. 5) pour tester l’efficacité d’un traitement.
Une fois défini ce qu’est la connaissance en médecine, l’autrice s’intéresse au cas particulier du Spasfon : que sait-on de l’efficacité du Spasfon ? La réponse est frappante : pas grand-chose. L’autrice souligne ainsi le manque d’essais cliniques concernant cette molécule qui a pourtant été mise sur le marché dans les années soixante. On ne recense ainsi que cinq essais cliniques randomisés pour l’ensemble des indications (dont un publié en chinois et jamais traduit) ainsi que seulement deux revues systématiques portant seulement sur deux familles d’indications : les douleurs abdominales et les douleurs gynécologiques obstétricales. Elle met ainsi en évidence l’« absence de données probantes » (p. 64) y compris pour des indications dans lesquelles le Spasfon est remboursé, à savoir : les douleurs biliaires ou urinaires, les douleurs menstruelles, les douleurs d’IVG ou les fausses couches.
2. La fabrique de l’ignorance autour du Spasfon
Dans le second chapitre (Chapitre 2), Juliette Ferry-Danini s’attaque à la « success story » (p. 68) du Spasfon. Endossant une approche historique, l’autrice remonte jusqu’aux origines du phloroglucinol. Cette molécule provient de l’aubier du tilleul, qui est considéré alors comme un remède phytothérapeutique permettant de lutter contre les douleurs biliaires. C’est en 1961 que paraît le premier article abordant la question de l’effet thérapeutique du phloroglucinol. Cet article résulte d’une collaboration entre le laboratoire Lafon et l’hôpital Bichat dans le but d’utiliser cette molécule à des fins thérapeutiques.
L’autrice décrit les prémices de l’utilisation du phloroglucinol en médecine. Dans ce contexte, la première indication pour l’utilisation du phloroglucinol a été les migraines (à l’époque aussi appelées crises de foie) et les coliques néphrétiques. Cette première indication résulte d’expérimentations humaines « moralement problématiques et à la scientificité très contestable » (p. 86) fondées sur des symptômes induits chez un petit groupe de patient·es lors d’un protocole expérimental appelé « l’épreuve » (p. 81). Ce sont ces tests qui ont permis au Spasfon d’obtenir un visa (ancêtre de l’actuelle autorisation de mise sur le marché) et ainsi de s’installer durablement dans les pratiques médicales, et par conséquent, dans nos pharmacies. Enfin, elle retrace l’extension des indications du Spasfon aux douleurs gynécologiques et obstétriques, au fil des évolutions des régulations des médicaments. Avec ce travail historique, l’autrice révèle ainsi « les défaillances éthiques et épistémologiques » (p. 104) qui entourent la mise sur le marché du Spasfon.
Dans le chapitre suivant (Chapitre 3), l’autrice approfondit son analyse en décortiquant les « mécanismes qui ont rendu possible ce succès » (p. 104) malgré l’absence de donnée probante. Juliette Ferry-Danini expose les différents ressorts ayant conduit à la situation actuelle.
Tout d’abord l’autrice révèle un savant mélange de pédagogie et de marketing, notamment grâce au dictionnaire Vidal, à la distribution de revues « plus ou moins médicales » (p. 116) par les laboratoires pharmaceutiques ou encore les visites médicales par des délégués médicaux. Ensuite, la mise en place d’une narration convaincante : celle du « mythe du spasme » (p. 121) permettant ainsi de cibler « les crises des femmes » (p. 123). En ce sens, le mythe du spasme s’inscrit dans la continuité de l’hystérie, terme médical aujourd’hui abandonné. Selon Juliette Ferry-Danini, « le mythe du spasme » représenterait une explication culturelle permettant d’« expliquer pourquoi le Spasfon perdure en se substituant aux antidouleurs classiques » (p. 121). Puis, l’autrice souligne « l’inertie des autorités sanitaires » (p. 126) malgré une « prise de conscience toute relative » (p. 126) du manque de données probantes entourant le phloroglucinol. En effet, les autorités françaises de santé reconnaissent un service médical rendu allant de « modéré » à « faible » tout en maintenant un taux de remboursement conciliant. En résumé, la popularité du phloroglucinol semble principalement être due au mythe du spasme, à l’habitude des praticien·nes et à l’inertie des autorités de santé publique. Nous sommes donc bien loin des standards de la connaissance scientifique et médicale exposés dans le premier chapitre du livre.
Pour finir, Juliette Ferry-Danini replace ces différents éléments et les conclusions qui en découlent au sein d’un cadre philosophique développé par Miranda Fricker[2] : celui de l’injustice épistémique (p. 135). Miranda Fricker distingue différentes formes d’injustice épistémique. Une injustice épistémique testimoniale est commise lorsqu’on donne peu ou pas de crédibilité à une personne à cause d’un préjugé que l’on porte sur elle (par exemple en raison de son genre ou de son origine ethnique supposée ou réelle). En revanche, lorsque les ressources herméneutiques collectives ne permettent pas de penser des expériences sociales en raison d’un préjudice structurel, il s’agit d’une injustice épistémique herméneutique[3]. Avec le cas du phloroglucinol Juliette Ferry-Danini met en lumière le fait que la santé des femmes bénéficie d’un traitement particulier au sein de la médecine française en reposant sur « des critères d’évaluation plus faible que la santé globale » (p. 134). L’autrice identifie alors l’injustice épistémique et le sexisme comme la « cause de la production d’ignorance » (p. 135) autour du phloroglucinol.
3. Pourquoi (ne plus) prescrire de Spasfon ?
Les questions qui se posent alors sont les suivantes : pourquoi les médecins prescrivent-ils du phloroglucinol et quelles en sont les conséquences ? Pour y répondre Juliette Ferry-Danini se réfère à des travaux de sociologie[4]. Ces travaux révèlent qu’il existe un manque de connaissance sur l’efficacité du phloroglucinol chez les praticien·nes mais également qu’il est souvent considéré comme un placebo « qui ne fait pas de mal et apporterait selon eux un soulagement psychologique » (p. 142). Il semble donc que l’utilisation du phloroglucinol comme un placebo soit un véritable « secret de polichinelle » (p. 142) au sein de la communauté médicale : beaucoup de médecins savent, mais cet élément n’est pas communiqué aux patient·es.
Face à ce constat, Juliette Ferry-Danini explore dans le dernier chapitre (Chapitre 4) deux questions : Pourquoi ne pas faire les essais cliniques nécessaires pour tester l’efficacité du phloroglucinol ? Les placebos peuvent-ils nous faire du bien ?
Pour répondre à la première question, l’autrice rappelle un des enjeux éthiques propres aux essais cliniques : dans le cas où un médicament pourrait être efficace, le groupe témoin serait privé d’un potentiel traitement thérapeutique. Juliette Ferry-Danini nous rappelle alors les conditions qui justifient la conduite d’essais cliniques. Premièrement, une situation d’équipoise c’est-à-dire une situation d’incertitude pour laquelle il n’y a pas de consensus au sein de la communauté médicale. Deuxièmement, l’essai clinique doit être mené de telle sorte que celui-ci permette de trancher et d’établir clairement l’efficacité ou l’inefficacité du traitement.
Dans le cas du phloroglucinol, sommes-nous dans une situation d’équipoise clinique ? Comme le souligne l’autrice, la réponse n’est pas évidente car il y a en réalité peu de données concernant l’efficacité du phloroglucinol. Néanmoins, Juliette Ferry-Danini note à juste titre que « soixante-deux ans de mise sur le marché étaient largement suffisants » (p. 153) pour réaliser des essais cliniques randomisés positifs. En d’autres termes « s’ils pouvaient les publier, ils l’auraient déjà fait » (p. 153). Cet argument est renforcé par le fait que les industries pharmaceutiques ont tout intérêt à fournir ces résultats positifs, notamment pour obtenir le remboursement de leurs produits. De plus, l’autrice rappelle qu’il existe probablement des essais cliniques randomisés négatifs portant sur l’efficacité du phloroglucinol mais non publiés, à cause du biais de publication décrit dans le premier chapitre du livre. Ainsi, Juliette Ferry-Danini conclut par la négative à la question « sommes-nous dans une situation d’équipoise clinique ? » en soulignant que « de trop nombreux indices portent vers l’inefficacité du traitement » (p. 153). Toutefois, elle précise également que des essais cliniques seront probablement nécessaires, au moins pour pouvoir changer les pratiques médicales déjà bien ancrées.
L’autrice s’intéresse ensuite à la deuxième question : « Les placebos nous font-ils du bien ? » (p. 157). Elle relève le fait que le Spasfon n’est pas un placebo sans effet secondaire négatif. En effet, plusieurs cas d’allergie graves ont pu être mis en évidence. Elle souligne aussi l’enthousiasme un peu trop fort qui peut exister concernant les bienfaits thérapeutiques de l’effet placebo. Elle rappelle ainsi, qu’« on ne peut pas mesurer un effet placebo : au sens de “mesurer l’effet d’un comprimé inerte” » (p. 158). Il est particulièrement difficile de mesurer précisément l’effet qu’un comprimé inerte a réellement puisqu’il est difficile de le distinguer d’autres influences mais également à cause des nombreux biais et erreurs de logiques pouvant intervenir (décrits en détail dans le premier chapitre). Les revues ayant comparé l’effet placebo à un groupe témoin ne recevant aucun traitement sont pessimistes et démontrent l’impossibilité de recommander l’usage des placebos à des fins thérapeutiques.
Pour prolonger la réflexion autour de cette question, Juliette Ferry-Danini aborde les enjeux éthiques concernant la prescription des placebos. Elle identifie plusieurs risques associés à cette pratique. Premièrement, le risque de préjudice lié au fait que les patient·es se retrouvent potentiellement privées d’un médicament qui aurait pu être efficace. En effet, « prescrire des placebos, c’est aussi ralentir l’amélioration de la prise en charge de la douleur, à un niveau individuel, comme à un niveau collectif » (p. 166). De plus, la pratique visant à prescrire des placebos sans en informer les patient·es participe à un mensonge et à une tromperie. Prescrire un placebo, c’est « mentir sur ce que peut espérer une patiente du médicament » (p. 168) mais c’est également enfreindre l’autonomie des patient·es en les empêchant de donner un consentement éclairé. Or, comme le rappelle Juliette Ferry-Danini, le non-respect du consentement éclairé en médecine est non seulement problématique d’un point de vue éthique mais également illégal depuis la loi Kouchner de 2002. Enfin, la prescription de placebo abîme la relation patient·es -médecin censée reposer sur la confiance. Elle révèle une situation où l’ignorance du patient·e comparée à la connaissance du médecin est utilisée pour « instaurer un rapport de domination » (p. 177). Ce dernier point rejoint à nouveau le cadre d’analyse de Miranda Fricker déjà mobilisé dans le chapitre 3, en soulignant qu’il s’agit là encore d’un cas d’injustice épistémique.
Conclusion
Dans la conclusion de son livre, Juliette Ferry-Danini réaffirme le fait que le phloroglucinol représente « une situation d’ignorance injuste » et « multifacette » (p. 182). Elle souligne également l’importance de « pouvoir demander des comptes » (p. 185) en cas de scandales sanitaires, comme dans celui du Spasfon. Elle dresse ainsi un portrait des actions qui pourraient être menées au sein des différents maillons de la chaîne depuis l’élaboration d’un médicament jusqu’à sa prescription, telles que : la réévaluation des médicaments mis sur le marché avant l’élaboration de règles strictes concernant les connaissances scientifiques ; l’accessibilité par le public aux conditions scientifiques utilisées pour les autorisations de mises sur le marché ; ou encore l’amélioration des recommandations réalisées par « les comités de la transparence » (p. 185).
Avec cet ouvrage, Juliette Ferry-Danini montre comment « l’ignorance médicale, même sans mauvaise intention, peut être sexiste » (p. 21). En articulant des approches historiques, épistémologiques et éthiques, elle démontre la nécessité de regarder les injustices qui existent au sein de la pratique médicale, non pas dans le but de simplement la remettre en question mais bien de l’améliorer. Avec un style d’écriture limpide et précis, ce livre offre aux patient·es les outils pour comprendre ce que sont les bonnes pratiques médicales, aux professionnel·les de santé les outils pour penser et améliorer leurs pratiques et aux philosophes un exemple de la nécessité d’articuler éthique et épistémologie. Ce livre souligne également la nécessité de l’intérêt grandissant[5] des philosophes de la médecine pour le concept d’injustice épistémique. En effet, la médecine étant un domaine ancré dans des relations de pouvoir et d’asymétries épistémiques, il semble d’autant plus urgent de s’intéresser aux nombreuses situations mettant en jeu un déficit de crédibilité fondé sur des préjugés qui ont été historiquement et socialement construits et qui continuent de traverser le domaine de la médecine (tels que le racisme ou le sexisme). En refermant ce livre, on ne peut que se demander combien de médicaments dans nos trousses à pharmacie sont similaires au cas du phloroglucinol, et espérer que d’autres travaux philosophiques permettront l’identification et l’analyse d’injustice en médecine tout en travaillant à restaurer et maintenir la confiance en l’institution
[1] HARDING, Sandra G., 1986. The science question in feminism [online]. Ithaca: Cornell University Press.
[2] FRICKER, Miranda, 2007. Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing. Oxford University Press. ISBN 978-0-19-170684-4. DOI: 10.1093/acprof:oso/9780198237907.001.0001
[3] Ibid.
[4] CLOCHEY, Justine, 2015. Difficultés et stratégies mises en place lors de la pose d’un DIU : étude qualitative auprès de médecins Généralistes et de Gynécologues en Lorraine [online]. PhD Thesis. Nancy : Université de Lorraine. Retrieved from : https://hal.univ-lorraine.fr/hal-01733812 [accessed 1 May 2024].
[5] GODRIE, Baptiste and GROSS, Olivia, 2024. « Injustices épistémiques en santé : une introduction. » Éducation et socialisation. Les Cahiers du CERFEE. No. 71. DOI : 10.4000/edso.26840.