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Recension – Par Affinités et Les formes du chaos

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Les oiseaux parlent grec

Politique du halo de Virginia Woolf à Valérie Gérard

Nassif Farhat est agrégé de Lettres Modernes, doctorant contractuel à l’École Normale Supérieure de Lyon, et associé à l’Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités. Ses recherches portent en général sur la philosophie du langage, et en particulier sur les écritures anonymes et clandestines de l’âge classique au monde contemporain. Il a récemment organisé un colloque intitulé Derrida et le XVIIIe siècle, et il a écrit plusieurs articles à paraître sur les politiques de l’écriture au siècle des Lumières.

Recension de deux livres de Valérie Gérard, Par affinités. Amitié politique et coexistence, MF, coll. « Inventions », 2019, et Les formes du chaos. Sur l’art politique de Virginia Woolf, MF, coll. « Inventions », 2022.

Les ouvrages sont disponibles ici et ici.


I. L’essai de Valérie Gérard, Par affinités. Amitié politique et coexistence, paru en 2019 aux éditions MF[1], est issu du séminaire qu’elle a animé en 2017 au Collège International de Philosophie (« Dis-moi qui tu aimes. Une autre approche de la sensibilité en politique »). Il s’inscrit dans le sillage de travaux qui, des Politiques de l’amitié de Jacques Derrida (1994) à L’amitié de Giorgio Agamben (2017), tâchent de poser à nouveaux frais la question des fondements de la communauté politique, pensée, depuis Aristote, sur le modèle au moins problématique de la communauté d’amis[2]. Problématique, puisque l’on sait combien le mot fameux et paradoxal attribué à Aristote par Diogène Laërce (« O philoi, oudeis philos»), traduit par Montaigne (« O mes amis, il n’y a nul amy »), et renversé par Nietzsche (« Ennemis, il n’y a point d’ennemi[3]»), aura compté dans l’élaboration par Carl Schmitt du partage nécessairement belliqueux entre amis et ennemis, qui devait définir le sens même de la notion moderne de politique[4]. Que le lien politique, dès lors qu’il est dit amical, « recondui[se] par ailleurs l’affirmation d’une distinction primitive et inamovible entre amis et ennemis[,] dont on a pu faire le principe même de ce qu’on appelle la politique » (PA 18), voilà en effet une des idées contre lesquelles, sans en rappeler nommément l’origine[5], l’autrice entend se porter en faux.

            Elle entreprend, tout au contraire, de réinscrire au cœur de l’amitié politique « une logique affinitaire » (PA 19), qui la soustrait à l’interprétation schmittienne au nom d’une autre tradition politique, venue, celle-ci, de la pensée de Hannah Arendt. « J’y ai trouvé, avoue-t-elle, les premières formulations du paradoxe, dans lequel toute une théorie du jugement politique et finalement toute une conception de la politique sont pliées » (PA 30). Ce paradoxe, que Hannah Arendt formule d’après « une étrange affirmation de Cicéron », et qu’en un sens tout l’essai de Valérie Gérard consiste à déplier, s’énonce de la sorte : « C’est une affaire de goût que de préférer la compagnie de Platon et la compagnie de sa pensée, même s’il doit nous égarer de la vérité[6] » (PA 16). Par affinités n’entreprend rien de moins que d’assumer cette manière de scandale, selon lequel nos idées procèderaient moins de jugements rationnels et de décisions théoriques que d’affinités subjectives et sensibles, et de rendre raison du fait que nos « prises de parti politiques » (PA 100) dépendent avant tout de nos communautés d’« élection » (PA 125).

Sa première vocation est descriptive, et prend acte de ce que – c’est la première épigraphe du livre, extraite des Âmes mortes de Gogol – « la tendance, l’affinité est à la base de toute action » ; elle repose sur une critique de la raison politique traditionnelle, dont le solipsisme et l’impérialisme ont, pour le pire, réprimé les entreprises de pensée affinitaires ; elle défend deux des trois hypothèses énoncées en introduction, selon lesquelles « [l]es intuitions sensibles ont un sens politique » et « les affinités inclinent, hors de l’ordre de la raison, parce qu’elles relèvent d’un certain goût » (PA 15, 21) ; c’est elle que développe la première partie du livre, intitulée : « Contre l’empire logique : affinités et sens de la coexistence ». Sa seconde vocation, prescriptive en un sens qu’il faudra préciser, en découle logiquement, et dicte en conséquence – c’est la deuxième épigraphe, extraite du Crépuscule d’automne de Cortazar – de « ne pas accepter un autre ordre que celui des affinités, une autre chronologie que celle du cœur, un autre horaire que celui des rencontres à contretemps » (PA 11) ; elle propose d’explorer et de résoudre, pour ce faire, les apories internes à la pensée affinitaire, cette fois confrontée aux autres politiques de l’amitié ; elle vérifie concrètement la dernière hypothèse énoncée en introduction, selon laquelle « c’est quand on s’oriente par affinité avec des gens et avec leurs manières d’être au monde qu’on s’[y] rapporte politiquement » (PA 25) ; c’est elle enfin que développe la deuxième partie, intitulée : « Le choix des liens : élection et multiplication ».

Au sein de chacune des parties, organisées réciproquement en trois et quatre chapitres, un parcours dialectique s’engage. Dans la première partie, la critique de la raison impersonnelle, « dominatrice » et « désengagée » (chap. I) rend possible une approche esthétique du politique comme préférence, « affaire de goût » (chap. II), dont les limites sont à leur tour résolues dans une synthèse entre « prendre en compte et prendre parti » (chap. III). La deuxième partie procède de la même dynamique : une critique de la « domination » au nom de « l’amitié » (chap. I), distinguée des logiques de l’« alliance », de l’« identification » ou de la « sympathie » (chap. II), ouvre la voie d’une politique partisane, d’un « être avec » (chap. III), dont le risque du repli clanique et de l’isolement est corrigé par une ultime synthèse entre « préférer et massifier » (chap. IV). L’enjeu, pour nous comme pour Valérie Gérard, est d’expliquer en quoi peut consister une politique basée sur de tels fondements, et comment peut fonctionner une pensée politique animée d’un tel mouvement.

Or expliquer, s’engager dans « l’exploration de ce problème », ne signifie pas pour l’autrice articuler un discours abstrait fondé sur une pensée purement conceptuelle, mais « articuler des expériences, des sentiments, des textes » (PA 30). Nous verrons plus tard lesquels, mais notons déjà qu’en ce qu’elle articule l’art à la politique, qu’elle ne se rapporte pas moins à la politique depuis les textes qu’à la politique des textes, Valérie Gérard applique déjà dans Par affinités la méthode qu’elle exploite plus amplement dans son essai le plus récent, paru en 2022 chez le même éditeur et dans la même collection, Les formes du chaos. Sur l’art politique de Virginia Woolf[7]. Ce nouveau livre paraît certes poser une question différente de celle du précédent, « la même en matière d’art comme en matière de politique : comment donner forme à la vie sans la perdre, sans la soumettre de force à un plan – celui du roman ou celui du programme politique » (FC, quatrième de couverture) ? Toutefois, il procède d’une critique de la raison théorique et des hégémonies politiques, et d’une articulation du politique et du littéraire tout à fait similaires ; la dynamique dialectique qu’il met en œuvre est aussi comparable à celle de Par affinités, à ceci près qu’elle opère à plus petite échelle, dans chacun des six chapitres qui, tour à tour, déclinent diversement et tâchent de résoudre l’antinomie du titre. L’œuvre fictionnelle de Virginia Woolf, qui fournit ce qu’on peut pour lors appeler le matériau de la réflexion et le terrain de l’enquête, est ainsi envisagée à l’échelle de la société (« La politique et les gens », chap. I), des relations intersubjectives (« Entre les consciences : fossé, harmonie », chap. II), de la politique impériale (« Civilisation et barbarie », chap. III), des dispositifs techniques ou institutionnels (« Les intermédiaires de la coexistence », chap. IV), des identités et des formes de vie singulières (« Aux confins des formes », chap. V), de l’esthétique et de la rhétorique (« Le discours et les voix », chap. VI). À toutes ces antinomies, Virginia Woolf propose des solutions qui rappellent ou prolongent les solutions que Valérie Gérard propose elle-même dans Par affinités.

L’unité du propos, que nous allons ici tenter de mettre à jour, rejoint à ce titre l’unité de méthode. Dans Par affinités, le travail sur la politique est présenté comme un travail sur la forme du lien le plus à même d’assurer la coalescence des sujets en société, un travail sur « la forme d’un monde qu’on estime habitable » (PA 91) et que l’art aide à figurer. De la même manière, et en un cheminement symétrique, « le travail sur la forme – du tableau, du poème ou du roman, de la phrase – » auquel se livre Virginia Woolf est présenté dans Les formes du chaos comme « politique » (FC 12), parce qu’il indique « comment ça tient, comment ça prend, comment on fait une société avec des individus […], comment on transforme le divers épars en un tout harmonieux » (FC 95). L’affinité, dans le premier essai, garantit la coexistence comme l’art, dans le second, informe le chaos.

Dans cette perspective, nous pourrions dire de Par affinités et des Formes du chaos qu’ils ne sont pas deux livres distincts, dont les projets sont parallèles et les procédés comparables, mais qu’ils sont un seul et même livre, au sens où ils se complètent et se répondent, et où le premier anticipe sur le second qui rétrospectivement l’éclaire. Si Les formes du chaos est tout entier consacré à un commentaire attentif des récits de Virginia Woolf, Par affinités prend déjà son œuvre à témoin, et consacre à Mrs Dalloway plusieurs pages de commentaire dès le premier chapitre de la première partie (PA 49-52). À l’inverse, ce bref passage de Par affinités donne son titre, « La politique et les gens », au tout premier chapitre des Formes du chaos (FC 14-44) qui en constitue l’amplification, et y dissémine tous ses philosophèmes, au premier rang desquels, bien sûr, la « coexistence » (FC 94) et les « affinités » (FC 126). Pour ces raisons, et parce qu’encore le second parvient à résoudre plusieurs des problèmes que le premier ne fait que soulever, il convient que nous les traitions ensemble, que nous tâchions d’en donner une vue d’ensemble qui rende compte, non seulement de la pertinence, mais encore de la rigueur et de l’unité de la pensée (c’est-à-dire aussi de la sensibilité) politique (c’est-à-dire aussi esthétique) de Valérie Gérard.

 

II. Le premier mouvement de la réflexion de l’autrice consiste en l’établissement de distinctions conceptuelles, entre des paires nominales que mettent régulièrement en évidence les titres de chapitres ; qu’il s’agisse, dans Les formes du chaos, de couples d’antonymes : « Ici, folie ; là raison », « fossé, harmonie », « civilisation et barbarie » (FC 18, 46 et 70), ou, dans Par affinités, de possibles synonymes à dissimiler : « Prendre parti et prendre en compte », « compagnie, amitié et conspiration », « alliances ou amitiés » (PA, 93, 153 et 196). Dans ce mouvement, il ne s’agit pas simplement de distinguer pour mieux circonscrire, de proposer en premier lieu un discours apophatique qui empêchera à terme le lecteur de prendre la position de Gérard pour ce qu’elle n’est pas. Que, dans ses livres, les énoncés prennent toujours préalablement la forme de propositions négatives, dotées de négations polémiques, s’explique surtout par le souci de l’autrice de présenter sa position comme une contre-proposition, qui se pose en s’opposant à plusieurs fronts. La « logique affinitaire » dont elle cherche à dresser les contours s’affirme d’abord et provisoirement (en quoi elle ne se confond pas avec celle de Carl Schmitt) comme une logique antagoniste ; elle est « partiale, éprouvée d’emblée contre un monde et pour un autre » (PA 85).

La première opposition vise à protéger l’orientation affinitaire du politique contre toute interprétation communautariste et exclusive, contre tout privilège du semblable ou de l’un : « La logique affinitaire n’est pas une logique identitaire ; ce n’est pas une logique du même ; ce n’est pas une logique clanique » (PA 19) ; « Le salut ne sera pas du côté de l’unité comme homogénéité » (FC 60). S’orienter en politique a beau répondre à « la question de savoir avec quel genre de personnes j’aspire à passer ma vie » (PA 36), l’affinité n’a pas vocation à enfermer les sujets politiques dans la fréquentation de leurs seuls alter egos. Le pluriel du titre, Par affinités, l’indiquait en un sens déjà : il fait place à la possibilité de suivre des affinités non seulement diverses, mais encore contradictoires. L’affinité a donc le sens d’une ouverture, à et pour la coexistence ; elle est affinité pour la diversité. La communauté politique à laquelle elle donne naissance est une « multiplicité en devenir, [et ménage] cette coexistence des contraires » (FC 179). Elle va ainsi de pair avec une critique « féminist[e] et anti-racist[e] » de la « pensée hégémonique qui a été naturalisée, imposée comme la vérité, qui est devenue ce qui va de soi » (PA 122). Rappelons, dans cette perspective, que Valérie Gérard revendique la pratique de l’écriture inclusive « parce qu’elle permet de sortir des évidences, par exemple lorsqu’il est question de l’amitié, concept qu’il est nécessaire de démasculiniser alors qu’il a été conçu par et pour les hommes, comme une traduction de l’homosociabilité masculine[8] » (PA 16).

Cette première opposition se trouve déclinée en plusieurs autres, qui l’enrichissent, l’étoffent et en précisent l’étendue des conséquences. Ainsi la « critique féministe de la raison et de la pratique de la théorie » (PA 74) conduit-elle Valérie Gérard à privilégier la sensibilité, dans la mesure où le « rapport sensible à la présence relie les gens, au lieu que les idées les divisent » (FC, 40), et, dans l’œuvre de Virginia Woolf, les « personnages depuis lesquels des positions sensibles, politiques, érotiques, littéraires sont expérimentées » (FC 16) – à savoir Septimus Warren Smith et Clarissa Dalloway, ou encore Orlando et Flush dans les romans éponymes. Elle la conduit, ensuite, à soustraire la politique à la « domination des professeurs » qui conjugue toutes les formes à déconstruire de la domination (« L’impérialisme, la domination masculine et la domination de classe sont inséparables, et liées à la monopolisation, par un genre et une classe, et il faudrait ajouter une race, de la théorie », FC 183), jusqu’à celle, logique et idéologique, de la prédication qui assigne à chacun une identité immuable (« Ce qui est intolérable, c’est la prédication, cet usage de mots en tant qu’étiquettes[9] », FC 177), pour la resituer dans le cadre d’une théorie esthétique, voire érotique, du goût, issue des Affinités électives de Goethe : « Les choix politiques, qui sont des choix de manières de vivre, de se lier, d’habiter, sont irréductibles à la raison et sont affaires d’eros, de goût » (PA 119).

Par voie de conséquence, la prétention du discours philosophique à dire le vrai en politique, comme la prétention corrélative du dirigeant politique à l’imposer d’en haut, s’effondre ; la validité même du concept de vérité, qui pourrait seule encore légitimer celui de pouvoir dans cette sphère, est mise en cause, et « il ne reste aux idées et aux manières de vivre qu’à être séduisantes » (PA 207). « Lorsqu’il s’agit d’esthétique, que peut [en effet] vouloir dire errer, jouer faux, avoir raison ou tort ? […] Le lien passe avant la règle, et il trace un monde sensible agréable » (PA 76-77). La pensée affinitaire, en d’autres termes qui sont ceux d’un tag du printemps 2016 dont l’autrice insère une photographie, « nique l’empire logique » (PA 39) ; elle se donne pour une pensée de l’amitié « vue comme lien égalitaire capable de renverser les dominations » (PA 143). À la relation verticale imposée par l’épreuve du pouvoir, elle substitue une relation horizontale composée par la compagnie des égales, rendant raison de ce que, comme le suggère Hannah Arendt citée par Valérie Gérard, « les joies et les satisfactions de la libre compagnie sont préférables aux plaisirs douteux de la domination » (FC 87).

 

III. Soucieuse d’intégrer à sa propre démarche philosophique la critique des théories du pouvoir, des hégémonies politiques et de ses modes d’énonciation, l’autrice se montre vigilante et précautionneuse, n’avance rien qu’elle ne ponctue d’une formule de modestie : « C’est du moins ce qu’il me semble » (PA 22). Postulant que la forme de l’énonciation d’une idée détermine davantage sa réception que sa valeur intrinsèque, consciente en somme que « la sensibilité à l’énonciation – aux gens qui portent les discours, aux manières qu’ils ont de les porter – peut conduire à refuser des principes contredits par les manières dont ils sont exprimés », et qu’ainsi on ne peut « imposer du dehors l’idée de l’égalité des êtres humains sans les prendre compte », elle se garde de toute contradiction performative (PA 63), de tout appel solipsiste à la coexistence. Son ambition n’est pas de « convertir le monde à son modèle » (FC, 162), mais de concevoir un modèle à partir du monde, en concertation avec lui. « [S]a pensée politique l’est dans son élaboration et son partage » : dans son livre sur la « coexistence » coexistent textes et images, voix de femmes et voix d’hommes, antiques comme Solon (PA 118) et contemporains comme Adama Traoré (PA 161). « Sa manière d’écrire » prend en charge les contradictions, et consiste, comme celle de Virginia Woolf, à constamment « changer de focale » (FC 63). Elle ne parle pas en féministe, ne parle pas des féministes, mais « parle avec », au double sens où elle dialogue avec elles et se laisse traverser par elles ; ses essais ont un caractère « polyphonique » comparable à celui qu’ont coécrit les membres de la « librairie des femmes » à Milan (PA 199), Ne crois pas avoir de droits. Pour penser l’« être avec » de la coexistence (PA 205), elle ne procède pas comme Heidegger avait pour sa part pensé le Mitsein; elle commence par « penser avec, [par] penser en tenant compte des perspectives des autres, afin de saisir le monde depuis la pluralité des perspectives qui le constituent » (PA 93). La pensée politique de Valérie Gérard procède, autrement dit, d’une politique de la pensée. Elle soutient, avec la Virginia Woolf d’Une chambre à soi, que « c’est dans le maintien de la pluralité des perspectives et dans l’ouverture des perspectives les unes aux autres qu’on peut espérer penser à la hauteur de l’étendue et de la diversité du monde » (FC 60). Elle souscrirait, en accord avec le perspectivisme propre à toute l’épistémologie féministe, à ces formules de Vers le phare, que Virginia Woolf prête au personnage de Lily : « On aurait besoin de cinquante paires d’yeux pour bien voir. […] Cinquante paires d’yeux ne suffiraient pas à faire le tour d’une seule femme[10] ».

Cette politique, ou plutôt cette éthique de la méthode qui conditionne l’émergence d’une authentique coexistence, a en vérité une portée décisive, car c’est à elle que Valérie Gérard doit la résolution des apories auxquelles mène ce qu’elle appelle, après Kant et Arendt[11], « la pensée représentative », à savoir celle qui « consiste à imaginer comment on penserait depuis la perspective des autres, [sans] enregistrer leurs opinions effectives » (PA 113). Ces apories sont nombreuses, mais subsumables sous deux formules, que nous empruntons, l’une à Par affinités : « les affinités sont-elles discriminantes, et, si oui, que faire de ce fait, si on ne compte pas laisser tomber la coexistence ? » (PA 104), l’autre aux Formes du chaos : « la difficulté est alors de penser la mise en ordre en la distinguant de l’imposition d’une loi » (FC 208) Il s’agit, autrement dit, de se demander d’une part comment le lien affinitaire, qui suppose la partialité, peut ne pas se renverser en ce contre quoi il était censé garantir les sujets politiques, à savoir une nouvelle forme de clôture et d’exclusion ; et, d’autre part, sous quelle forme assurer sans contrainte la coexistence des sujets, ou sous quelle forme, sans l’asservir, coaliser le chaos. Lever ces difficultés implique, en vérité, de substituer à la pensée représentative la « pensée exemplaire », qui « part d’exemples singuliers, des pensées réelles des autres », « s’appuie sur des exemples appréciés pour juger, choisir, trancher » et qui, à ce titre, « est vue comme un choix de compagnie » (PA 115). Cette pensée est justement celle que met en œuvre Valérie Gérard dans sa lecture des œuvres, dont « les textes » et « les théories [lui] sont, en quelque sorte, de bonnes compagnes » (PA 30, 206) ; elle trouve dans Virginia Woolf des « expérimentations romanesques » (FC 204) qui sont autant « d’exercices de perspective, expérimentant des déplacements » (FC 61) et explorant dans leur diversité des points de vue authentiquement vécus.

L’épreuve de la littérature est bien dès lors une voie pour sortir des apories, dans la mesure où s’y orienter par affinité, et avec une partialité assumée (l’autrice assume par exemple que, « dans l’exploration de ce problème, […] des femmes surtout […] l’accompagnent », PA 30), revient à entrer dans un monde choisi au détriment d’autres, mais un monde qui toutefois « lie des disparités » (PA 203), et dont ne se trouve exclue aucune des positions subjectives possibles[12]. Cela revient bien à prendre parti, mais à « prendre parti pour la coexistence », « pour les différences » (PA 101, 138) ; à prendre parti sans cesser de prendre en compte, voire même à prendre parti pour la prise en compte. C’est sur ce modèle que doit alors être comprise la proposition capitale de Valérie Gérard, selon laquelle « les affinités sont tournées vers le monde, et non pas vers ceux et celles vers qui elles nous font incliner. Il s’agit d’attraction vers des manières de se rapporter au monde. […] C’est entre les goûts qu’il y a des affinités » (PA 90). Entendons que la politique de l’amitié repose sur un principe d’affinité au second degré, au sens où « les affinités sont relationnelles, [et] expriment une sensibilité aux liens, un rapport aux rapports » (PA 22). L’affinité n’est pas le goût de certains autres, mais le goût du goût-de-certains-autres qu’ont les autres. Elle n’invite pas à préférer certains (auteurs ou autrices, amis ou alliées), mais à préférer que ces derniers préfèrent les autres. Par affinité, et essentiellement, le sujet politique se lie à des liens ; il n’aime pas ceux qu’il aime, mais que nous aimions.

De la même manière, l’épreuve de la littérature résout la seconde aporie, ne serait-ce que dans la mesure où « le problème littéraire est d’écrire les formes du rien, sans que les formes, en le recouvrant, le ratent » (FC 153). Parce que les « énoncés [de Virginia Woolf] sont autant de fictions poétiques des formes que cela pourrait prendre, coexister hors la loi » (FC 149), son œuvre apparaît comme un laboratoire de mondes possibles, qui a pour avantage de compliquer l’opposition binaire dont l’aporie était la conséquence. « Plutôt que d’opposer la forme et l’informe, elle est à la recherche de formes indomptées », « vivantes » (FC 200) et vivables, qui n’ont, précisément, jamais la forme de l’opposition, et sont toujours, allant ainsi dans le sens de l’affinité, des formes d’ouverture. Elles répondent à un double enjeu : « effac[er] les frontières » (FC 43), ces « divisions » à ce point superficielles qu’elles étaient « tracées à la craie » (FC 85), et réaliser « une harmonie qui ne soit pas une homogénéisation », cette « harmonie qu’est l’amitié, [dans laquelle] peuvent entrer les êtres dissemblables » (FC 128-129). Tout l’art politique de Virginia Woolf, pour Valérie Gérard, consiste en la mise à jour et en œuvre de ces formes, modèles littéraires pour des vies revivifiées : son art politique tient dans son art poétique.

 

IV. Ces formes, qu’est susceptible de prendre la communauté politique dans laquelle chacun choisirait sciemment de s’orienter par affinités, dans laquelle donc chacun éprouverait de l’affinité pour les affinités, sont paradoxalement toujours les déclinaisons d’une « absence de forme » (FC 205). Elles ne contiennent rien d’autre qu’une inconsistance, et leurs contours dessinent un effacement des contours. Deux images, en particulier, qui exemplifient concrètement les formes dans lesquelles de tels paradoxes viendraient à s’incarner, retiennent dans l’œuvre de Virginia Woolf l’attention de Valérie Gérard. La première, empruntée au Commun des lecteurs, est celle du « halo lumineux [qui] est la vie, l’enveloppe semi-transparente qui nous entoure » (FC 118), ce « halo vital, [responsable du fait qu’on] ne peut penser des limites précises entre les êtres », et dont l’autrice considère que « Clarissa Dalloway est une figure » parce qu’elle a « des affinités étranges avec des gens à qui elle n’a jamais parlé ». « Son amour, écrit-elle, est un autre halo qui réunit les êtres et permet une plénitude » (FC 126-127). Le halo, on le comprend, a la forme d’une dissolution des formes tranchées dans un fondu général qui les harmonise sans les abolir, les rassemble dans la même lumière, les compose dans un ensemble ordonné qui n’en passe jamais par la déformation ou par la répression des parties ; son effet est semblable à celui que réalise l’artiste Lily Briscoe dans Vers le phare, lorsque, peignant sa toile, « elle porte la contradiction et tente de composer un tout qui ne la dénie pas » (FC 128). Cette fusion sans confusion qu’occasionne le halo, ce fondu-là n’est rien de moins, pour Valérie Gérard, que le « fondement de la communauté » (FC 126).

Bien entendu, que la communauté repose sur un tel fondement ne va pas sans dire qu’elle se passe tout à fait de fondement – que, plus encore, et sciemment, elle repose sur ce défaut. Issue d’une « critique [arendtienne] de la fondation dans l’être des formes politiques » (FC 87), « la logique affinitaire prend acte de l’absence de fondement, et pose même que c’est mieux ainsi » (PA 123). Sa forme est, par principe, dépourvue d’archè ; le seul principe qu’elle puisse admettre est un « principe d’anarchie[13] ». De là la seconde image, formidable et majeure, précaire et fascinante, une image de « forme sans forme » (FC 221) que Valérie Gérard reconnaît dans Les vagues de Virginia Woolf, et à laquelle elle consacre la dernière section de son dernier essai. « Donner forme à sa vie, y écrit-elle, à une communauté ou à une œuvre, revient à habiter les vagues […], à aménager des formes qui sont régulièrement emportées ». Elle fait ainsi signe vers davantage encore qu’une politique du halo : vers « une éthique, une politique et une esthétique des aménagements provisoires, multiples, que la vague suivante réduira à néant » (FC 219). Si aucun système politique, aucune « procédure de nostration[14] » ne sont positivement évoqués par l’autrice qui permettraient d’informer le monde pour le conformer à cet ultime modèle, « l’écriture, [elle,] le permet, quand les phrases sont à la mesure des vagues », ou encore « l’amitié, qui a aussi la forme d’une vague, ou d’un aménagement des vagues, […] puissance de fabriquer des bouts de monde et puissance révolutionnaire de tout renverser » (FC 222).

Nous ne voudrions pas toutefois laisser entendre qu’« habiter les vagues » resterait chez Valérie Gérard une formule esthétisante, au mauvais sens du terme, qui n’offrirait aucun horizon pratique, ni aucune prise dans le champ politique concret. En vérité, deux personnages, que nous avons déjà nommés et qui traversent Les formes du chaos, habitent positivement le monde de la sorte, et le transforment d’autant ; deux personnages singuliers, symboles de rupture, non seulement avec l’ordre établi, mais avec le monde humain du formalisme rigide et mortifère, qui assigne à chacun une identité et une place. L’un, parce qu’il n’est simplement pas humain ; l’autre parce que, « poète admiré, [il] souhaite en avoir terminé avec les êtres humains, comme avec l’écriture, [et] se réfugie dans le monde naturel et dans la compagnie des chiens » (FC 140). Il s’agit, bien sûr, de Flush et d’Orlando. Flush, arrivé à Pise, est tondu et en devient méconnaissable : « il ne ressemble plus à rien, en tout cas plus en rien au chien de race parfaitement conforme aux canons qu’il était, ce qui lui permet de savourer la possibilité de n’être rien, et de se relier aux autres à partir d’un être-rien » ; Orlando, d’abord jeune homme androgyne, devient femme, et par la suite « vit sa vie libre déguisée tantôt en homme tantôt en femme, libérée de son statut de femme, de châtelaine, d’ambassadeur ». En ce sens, ce sont bien « deux êtres qui déjouent la prétention […] à dire de quelqu’un qu’il est ceci ou cela » (FC 151, 153), qui mettent en échec tout l’effort de prédication par lequel la logique garantit son empire sur les vies humaines. Ils ont chacun habité les vagues ; ils ont fait l’expérience émancipatrice du vague ; ils auront su n’être rien en particulier pour pouvoir sans cesse tout redevenir. Ils ont la forme, sinon d’un défaut, du moins d’une défaite de la forme ; ces sujets sont défaits, ils se sont désécrits. Sur eux comme sur la vague on ne peut rien écrire ; elle est comme eux puissance de désécriture, une puissance promise à la désécriture. « Désécrire, ce n’est pas arrêter d’écrire, ce n’est pas se taire, c’est trouver une autre manière d’écrire, une autre manière de parler, qui ne consiste plus à prédiquer, à prêcher, à pérorer » (FC 195).

 

V. Si l’art poétique de Virginia Woolf et l’art politique de Valérie Gérard devaient être résumés en un geste, ce serait celui-ci : désécrire. On voit que sa définition, ci-dessus rapportée, est entièrement négative : elle consiste à ne-plus ; elle invite conséquemment à se déprendre des formes figées, à laisser être le chaos. « Par affinité, écrit l’autrice, on peut laisser être plutôt qu’imposer son soutien » (PA 193). Tout au plus s’agirait-il de l’accompagner, comme les œuvres littéraires et théoriques accompagnent nos vies chaotiques. Ainsi de la désécriture : elle n’est négative qu’au regard des formes instituées, qu’elle vise à subvertir pour accompagner la constante et naturelle recomposition qui est celle des formes vivantes. Désécrire, en ce sens, c’est positivement désentraver, libérer. C’est bien ce que fait Orlando, lorsqu’il passe des années « hors de la présence des humains […] à désécrire le seul poème qu’il n’a pas brûlé, Le Chêne, à ôter les mots, les phrases, qui l’alourdissaient », avant de le déposer au pied d’un arbre. C’est bien aussi ce que fait Virginia Woolf, cette « biographe fictive [qui] désécrit la biographie [d’Orlando] en renonçant à présenter l’éclat d’une vie linéaire et glorieuse, en murmurant à la place l’obscurité et l’anonymat » (FC 159), ou encore bell hooks, une autre compagne de Par affinités, qui a poussé ce geste au point d’effacer la majuscule de son propre nom de plume (PA 205-209). C’est enfin ce qu’entend faire Valérie Gérard, dont la politique affinitaire s’énonce dans une écriture fragmentaire qui défait (recompose) le style de l’essai, et traversée de tant de voix qui défont (composent) la sienne propre.

De même que l’écriture de Virginia Woolf « me[t] la langue anglaise au défi » (FC 168), celle de Valérie Gérard met au défi la langue de la philosophie politique. « [S]a stylistique est politique » dans la mesure où, alors même que ces couples sont traditionnellement contraires, elle fait entrer « la vie » – plus d’une vie – dans « le discours », et fait entendre « une voix » – plus d’une voix – dans « la parole » (FC 196). La voix, à savoir « cet usage de la parole qui ne se résume pas à transmettre un sens intelligible, mais qui reste, à même sa matérialité, une manière de déployer la vie », l’autrice affirme en passant qu’« on en trouve le paradigme dans le chant » en général, et en particulier dans celui des rossignols. « Ce chant, ajoute-t-elle, Septimus l’entend et le comprend, dans sa propre langue, le grec » (FC 209). On se plait ainsi à penser que nous gagnerions tous à lui prêter l’oreille. Alors, oui, dans un monde vers lequel chacun s’orienterait par affinités, peut-être qu’en effet les rossignols parleraient grecs.

 

[1] Dans cette recension, le titre de ce livre sera abrégé PA, et les références paginales seront directement indiquées dans le cours du texte.

[2] On pense ici tant aux livres VIII et IX de l’Ethique à Nicomaque, qu’aux livres II et VII de l’Ethique à Eudème.

[3] Le lecteur se reportera, pour l’histoire de cette formule et de ses détours successifs, à Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Galilée, 1994, pp. 17-23 et 195-201.

[4] Voir Carl Schmitt, La notion de politique, Calmann-Lévy, 1972, p. 66.

[5] Notons que Valérie Gérard ne cite presque jamais, ni textuellement ni nommément, tous ceux, contradicteurs ou adversaires, contre qui elle écrit ; elle ne cite jamais que « de bons alliés » (PA 31), que « par affinités ». Il y a là comme une politique de la citation, dont s’éclairciront plus tard le sens et la portée.

[6] Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 287.

[7] Dans la suite de la recension, le titre de ce livre sera abrégé FC.

[8] Cette nécessaire déconstruction avait du reste déjà été prise en charge par Jacques Derrida, dont Politiques de l’amitié reconnaissait que « la figure de l’ami semble spontanément appartenir à une configuration familiale, fraternaliste, donc androcentrée du politique », et rêvait « d’une amitié qui se porte au-delà de cette proximité du double congénère » (op. cit., p. 12).

[9] Il faut souligner la radicalité de cette position. La prédication, en effet, désigne la logique d’une proposition qui associe un prédicat à un sujet par l’intermédiaire du verbe « être » ; à ce seul titre, elle est indispensable (y compris dans les langues qui, comme l’arabe, implicitent le verbe « être » dans ce genre de propositions). Toutefois, par sa forme même, elle prétend fixer les propriétés essentielles d’un sujet, qui s’y trouve alors réduit, comme réifié, privé de devenir, et enfermé dans cette prétendue identité. Forme privilégiée du discours philosophique depuis Platon, et forme par excellence des énoncés de jugement, la prédication fait ainsi également signe vers son homonyme : le discours du prédicateur, autre organe de domination et d’altération des consciences. La prédication descriptive engage en ce sens nécessairement la prédication prescriptive, selon la séquence « juger, prédiquer, prêcher » (FC 176). S’opposant à la prédication en générale, Valérie Gérard s’oppose donc au primat qui lui est accordé dans les discours philosophiques, politiques et religieux, à sa dominance dans les discours de la domination : elle en fait la cible d’une nouvelle critique de la faculté de juger. Elle n’appelle pas, car ce serait impossible et absurde, à ne plus faire usage des énoncés prédicatifs, mais, comme Clarissa Dalloway chez Virginia Woolf, à « ne plus jamais dire de personne au monde : il est ceci ou cela » (Mrs Dalloway, trad. Marie-Claire Pasquier, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994, p. 68).

[10] Virginia Woolf, Vers le phare, trad. Françoise Pellan, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1996, p. 295.

[11] Voir Hannah Arendt, « Questions de philosophie morale », Responsabilité et jugement, trad. Jean-Louis Fidel, Payot, 2005, p. 168. Arendt, qui y voit l’émergence d’une philosophie politique chez Kant, commente ici la deuxième « maxime du sens commun » énoncée par lui au §40 de la première partie de la Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Vrin, 1965, p. 127 : « Penser en se mettant à la place de tout autre ».

[12] En ce sens, la partialité que l’autrice revendique n’est rien moins qu’un « séparatisme », et ne vise pas le négatif d’une société androcentrée ; elle se veut, dans la lignée du mouvement féministe italien rassemblé autour de la non-mixte « Librairie des femmes de Milan », une « guerre diffuse contre l’hégémonie » patriarcale, et en faveur de la multiplicité. Il s’agissait, précise Valérie Gérard, « avant tout, de créer des liens entre les femmes – ces liens que le patriarcat entrave et dévalorise. […] Préférer se lier à des femmes, c’était donc s’opposer au monde qui exclut ces relations. Et non pas aux hommes. […] C’est là le choix d’un monde dont l’homme ne soit plus le centre – et donc pas non plus l’objet du combat » (PA 185-186).

[13] A ceci près que cette formule acquerrait, dans la réflexion de Valérie Gérard, un sens tout autre que celui que lui prête Reiner Schürmann dans Le principe d’anarchie. Heidegger et la théorie de l’agir.

[14] Jean-Christophe Bailly, « “Nous” ne nous entoure pas », Vacarme, n°69, Association Vacarme, 2014, p. 174.

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