Recension – L’individu reconstitué, Julien Rabachou
Recension de l’ouvrage de Julien Rabachou, L’individu reconstitué, Vrin, Paris, 2017.
Jim Gabaret, doctorant, Paris I (PhiCo), agrégé de philosophie.
Il existe aujourd’hui deux versions en apparence très éloignées du «problème de l’individu» : la question socio-politique de l’individualisme, c’est-à-dire de ce que devraient être les individus contemporains pour s’épanouir à l’échelle individuelle et collective, dans des sociétés modernes où l’injonction au développement d’une originalité personnelle est l’envers paradoxal d’une réification des êtres qui les rend très similaires et tend à effacer leurs différences ; et la question ontologique de la possibilité même d’une saisie conceptuelle d’un individu qui est peut-être, par essence, l’indéfinissable, mais de l’existence duquel on viendrait dès lors à douter.
Or il est peut-être possible, par une analyse métaphysique du concept d’individu qui en reviendrait à son sens originel, de parvenir à des clarifications conceptuelles porteuses de suggestions axiologiques susceptibles de nourrir les débats normatifs sur la question socio-politique contemporaine de l’individualisme ; et en retour, l’observation de ces individus par excellence que sont les personnes humaines et de leurs organisations sociales pourrait étayer une ontologie renouvelée des individus. C’est du moins le postulat de Julien Rabachou, chercheur associé à l’équipe Sciences, normes et décision de Paris-Sorbonne, qui a fait de sa thèse soutenue en 2011 un livre à la fois clair et érudit, L’individu reconstitué, dont les discussions d’auteurs, un peu rapides parfois, profiteront néanmoins aux étudiants, et dont les perspectives tant métaphysiques que normatives intéresseront les chercheurs spécialisés dans l’ontologie des individus, la philosophie de l’action, la philosophie des normes et plus généralement les débats socio-politiques autour de la question de l’individualisme.
Trois points retiennent particulièrement l’attention : 1) la défense d’une métaphysique anti-essentialiste de l’individu, 2) la prétention réaliste des descriptions de Rabachou, et 3) le lien qu’il veut tisser entre un sens ontologique et un sens politique du concept d’« individu ». Ces points sont liés : les arguments anti-essentialistes de Rabachou vont d’abord faire jouer une forme de conventionnalisme relativiste contre les prétentions de la logique et de la métaphysique hylémorphiste à supposer une essence soutenant les individus dont nous parlons ; mais c’est à cause du caractère insatisfaisant des solutions relativistes et de la nécessité de penser des entités unitaires structurées auxquelles nous nous référons dans l’expérience comme dans nos pratiques langagières que l’auteur va ensuite proposer un réalisme de l’individu, en prétendant décrire l’individuation réelle des individus et les processus existentiels et événementiels qui y prennent part ; ce qui l’autorisera finalement à penser un continuum entre les vivants et les entités sociales pour suggérer des traits communs que partageraient tous les individus, dont l’être-en-relation. Ces thèses parfois innovantes s’exposent évidemment à certaines réserves.
1. Une métaphysique anti-essentialiste :
Dans nos discours comme dans nos expériences, nous identifions et réidentifions des individus qui semblent rester les mêmes, c’est-à-dire posséder quelque chose d’une essence, comme l’a montré par exemple Kripke, sans quoi nous ne pourrions suivre et commenter à plusieurs leurs changements et accidents spatiotemporels ou formels. De plus, les pratiques sociales qui engagent la responsabilité des individus, contrats, obligations, promesses, s’effondreraient sans une stabilité des personnes engagées dans ces relations d’obligation, d’où une apparente nécessité de penser des essences au cœur des individus. Cette essence, une tradition de pensée qui va de l’hylémorphisme aristotélicien à la logique des concepts sortaux de Wiggins entend la connaître et l’appliquer aux réalités empiriques pour classer les espèces naturelles qui subsument les vivants et les objets du monde.
Rabachou, contre cet essentialisme, défend au contraire que les concepts désignent d’abord une fonction, l’identification répondant à des exigences pratiques selon nos besoins, ce qui n’implique nullement qu’on contemple l’essence de l’être qu’on utilise. On pourrait même défendre, comme le fait Quine, que ces pratiques langagières « essentialistes » sont indues, et que les termes singuliers comme les noms propres, précisément parce qu’ils postulent l’existence d’individus auxquels on est ensuite forcé de donner une essence, seraient à éliminer des langages formels rigoureux, pour leur préférer des termes de masse qui s’appliqueraient à des parties de ce qu’ils subsument, divisibles arbitrairement et de multiples manières, et auxquelles on reconnaîtrait des propriétés, par exemple à un X de « socratiser ». Mais comment savoir dès lors que c’est bien Socrate que je reconnais et que c’est lui que mon ami a vu précédemment sur le forum, et pas n’importe quelle masse humaine ? Et pourquoi distinguons-nous d’ailleurs les individus à proprement parler de choses qui sont pour nous des masses, comme un « individu bœuf » qu’on distinguera « du boeuf » qu’on achète au kilo chez le boucher, de sorte qu’un empilement de steaks de bœuf sera jamais un bœuf ?
Rabachou se refuse au conventionnalisme des noms et entend « jeter les bases d’une logique non-subtantialiste, mais qui pourtant permet l’identification d’unités concrètes » (p. 47). Il propose pour ce faire une méréologie, une théorie des rapports entre parties et tout dans les individus totalisants auxquels nous accordons une unité, qui doit permettre selon lui de comprendre ce qui fait cette unité structurelle sur laquelle s’appuient nos noms propres et communs mais apparemment aussi les individus réels dont notre expérience témoigne.
Nelson Goodman, dans La structure de l’apparence, propose justement une méréologie anti-essentialiste : il défend la nécessité d’un traitement logique homogène de tous les individus, où un tout n’a pas une valeur logique différente de sa partie, puisque sa partie le compose empiriquement et que lui-même compose un autre individu qui le chevauche. La couleur verte, par exemple, n’est pas pour Goodman une essence ou une Idée platonicienne à laquelle les éléments verts participeraient, mais elle est l’individu concret dont les parties sont concrètement tous les objets verts de l’univers. Cela permet certes d’éviter l’essentialisme, mais on se heurte selon Rabachou au problème de savoir pourquoi certains ensembles d’individus, comme « la couleur verte », semblent naturels, et pourquoi d’autres, comme « le nez de César et les comtés de l’Utah », sont des associations d’individus dont la contingence nous semble absurde et artificielle. N’annihile-t-on pas tout objet connaissable si notre système méréologique ne définit aucune nature à ses individus et accepte sans limite de taille ou d’étendue tous les individus arbitraires possibles ? Les notions de voisinage et de ressemblance, pour expliquer les regroupements de qualités que nous jugeons « naturels », portent toutes deux une part d’arbitraire, car on peut toujours trouver une propriété par laquelle deux individus même très éloignés se « ressemblent ». Pour Rabachou, dont les aspirations réalistes percent à ce moment du discours, il faut reconnaître « que des unités concrètes non-phénoménales nous sont données dans l’apparence, et que les qualités sont les propriétés de telles unités » (p. 89). Un individu vivant, par exemple, a une grandeur, une profondeur, une forme, mais aussi un mouvement dans lequel se conserve pourtant son unité, parce qu’il dispose aussi d’une structure, toutes choses qui ne sont pas des qualités arbitrairement réunies mais constituent bien la nature d’un individu.
Ces structures sont à comprendre comme des processus temporels d’unification, et l’individualité concrète que Rabachou entend décrire par elles est processuelle : c’est la somme de ce qui arrive à l’individu et le constitue, d’où le fait que « l’existence constitue l’essence » (p. 206). Cette individualité processuelle, c’est chaque partie concrète du tout qu’est l’individu qui la constitue. Mais en même temps, la totalité n’est pas dépendante de toutes ses parties spécifiquement, puisqu’un organisme, par exemple, continue d’exister comme le même, même si certaines de ses cellules, qui sont des parties de lui, meurent et se renouvellent. Ces parties ne sont pas des masses arbitraires agglomérées en ce qu’on appellerait une « totalité individuelle », elles ne sont pas des abstractions qu’on pourrait retirer du tout de l’individu et examiner hors de l’espace et de la durée qui est la leur, mais elles sont liées structurellement. Elles ont une histoire, en tant que processus, et elles participent concrètement et processuellement de l’unité de structure du tout qu’elles forment, certaines disparaissant et d’autres apparaissant au sein de cette structure qu’elles constituent.
L’« essence » qui semble présupposée par la logique des noms propres consiste donc en fait pour un être à « porter un nom donné » contingent, qui ne désigne rien de séparé ni d’achevé comme une essence, mais qui est attaché à une individualité processuelle. Elle se constitue durant toute l’existence de l’individu, autour d’une structure méréologique non-substantielle mais concrète, qui ne doit pas être confondue avec la nature des masses sans unité, et dont la nature n’est pas seulement logique, ni simplement de l’ordre de la ressemblance phénoménale, mais bien ontologique. L’individu est processuel parce qu’il est un faisceau de temporalités qui toutes participent à sa permanente constitution. La thèse de Rabachou est ici assez originale : « la pluralité qualitative des temporalités individuelles permet de soutenir que le chevauchement des parties subsistant les unes avec les autres dote le tout ainsi obtenu d’une temporalité particulière, en fonction des configurations temporelles qui relient les parties » (p. 109). Un animal par exemple est un tout qui s’individue à partir de parties temporelles comme les événements de son existence.
Comment savoir pourtant que les individualisations que nous opérons en identifiant un objet ou un phénomène comme une totalité à laquelle nous donnons une unité, ne sont pas des unités de compte purement conceptuelles, comme le pense Frege, et dès lors relatives à une idéologie ou à un langage particulier, à l’instar de ce que défend Peter Geach ? Entre le relativisme et l’essentialisme, Rabachou veut se frayer un chemin pour penser l’individuation concrète ; il entend prouver que l’individualisation, c’est-à-dire la reconnaissance de l’identité d’une entité à travers tout ce qui lui arrive, consiste dans les faits à distinguer ce qui, dans son individuation concrète, c’est-à-dire son processus de constitution réelle, relève de processus constituants, et ce qui ne le constitue pas. Comment expliquer que certaines caractéristiques d’un être apparaissent plus importantes que d’autres pour son identification, par exemple qu’avoir 78 chromosomes soit plus important que de s’être coincé la patte dans une porte, pour cet animal qu’on cherche à identifier comme « chien » ? Il n’y a pas à postuler une essence derrière le chien qui permettent de lui donner des attributs essentiels et d’autres accidentels, comme voudrait le faire Wiggins. On peut, selon Rabachou, penser une « nature », et dire de deux individus qu’on compare qu’ils sont « de même nature », et donc d’une même espèce, si l’on pense leur identité, non de façon substantielle, mais comme une perpétuité, c’est-à-dire une stabilité temporelle. On parle alors d’« individualité perpétuelle » à leur sujet. On pourrait dénoncer là, soit dit en passant, un tropisme essentialiste paradoxal, puisque Rabachou ne justifie pas le passage d’une simple permanence phénoménale à la perpétuité qu’il décrit et qui semble constituer un premier degré d’absoluité. Quoiqu’il en soit, au soupçon d’arbitraire concernant la « nature » des individus que décrit Rabachou, celui-ci répond avec Quine qu’il est utile à tout vivant d’identifier des ressemblances pour bâtir des inductions sur des espèces, et que si les similarités d’espèces n’ont pas de fondement métaphysique absolu mais sont relatives aux besoins évolutifs et scientifiques à l’origine de nos classifications, cela reste quelque chose de courant et de naturel, comme un « patrimoine animal » en l’homme.
Pour Rabachou, cette démarche repose sur l’individualité concrète des êtres, et il faut reconnaître, dit-il un peu plus loin, un « réalisme de l’individuel ». Notre appareillage logique est pour lui soumis aux contraintes de la reconnaissance des individualités telles qu’elles sont. Il ne prouve pas ce point cependant, se contentant de dire que « nous avons directement ces individualités en face de nous » (p. 211) et que cela relève de « l’évidence » (p. 212). Les individualisations que nous nous autorisons au sujet de masses, de colonies vivantes ou de particules élémentaires par exemple – qui sont à la fois onde et corpuscule, donc pas de véritables individus -, sont le fruit d’une extension indue, qui se repère selon lui à ce que des débats trop nombreux ont lieu autour des critères d’identité à adopter pour ces pseudo-individus. Cela fait bizarrement dépendre cette distinction de l’état historique des sciences d’une époque, dépendance compromettante quand on entend fonder un réalisme. C’est la difficulté du dépassement du phénoménisme, du relativisme et de l’historicisme auquel Rabachou prétend : si l’on entend décrire « le concret » et non de simples apparences, comme il le répète souvent, reste à savoir si l’on parle bien d’un trait du réel, dont certains éléments produiraient une individualité, ou si on s’est en fait contenté de décrire nos structures logiques pour parler des choses du monde.
2. Un réalisme de la matière structurée, révélé par « l’évidence » de notre être individuel et de l’individualité des vivants qui nous entourent :
Nos catégories empiriques doivent prendre pied dans le réel, sans quoi l’intersubjectivité comme l’action dans le monde ne seraient pas possibles. Rabachou postule donc que « l’individualisation des êtres que nous identifions et singularisons se justifie par l’individuation réelle des êtres individuels » et que « la projectibilité de la notion d’individu ne se fait pas par hasard mais obéit à (…) la structure du monde » (p. 40). C’est un saut peut-être insuffisamment justifié de l’épistémique à l’ontique, et plutôt un souhait de réalisme qu’une preuve de ce dernier.
Pour ne pas tomber dans la confusion qu’il attribue à l’hylémorphisme de Duns Scott, à savoir mélanger l’individualisation, le procédé logique ou même cognitif qui nous permet d’identifier et de décrire des choses dans la manière dont nous autres humains interprétons le monde, et l’individuation, c’est-à-dire la « constitution concrète des individus du monde, indépendamment de notre perception ou notre action », Rabachou propose de partir du niveau de la personne humaine, le plus intuitif et le plus représentatif pour lui de ce qu’est un individu. Ce postulat, disons-le, est un peu osé, et laisse pressentir un saut logique critiquable : entreprendre de reconstituer l’individu à partir de ses parties constitutives, fournies par un « prédonné » individuant en la personne humaine, c’est s’exposer à toutes les critiques regardant la possibilité pour les personnes de se connaître elles-mêmes, mais aussi l’exceptionnalisme anthropocentrique qui consisterait à faire de l’homme le modèle du vivant, dans une tradition aristotélicienne.
Pour passer de l’individu ontologique au niveau de la personne humaine, Rabachou évoque une forme kantienne de renvoi du monde et de ses individus à la conscience du sujet de l’expérience, ce qui justifie pour lui de relier le niveau de l’individualité ontologique et celui de la personnalité humaine. De plus, la personne est selon lui l’exemple privilégié pour comprendre la nature processuelle de l’individuation, parce qu’il est « clair » que ce sont nos accidents et les événements dans lesquels nous sommes pris qui nous font, de même que pour tous les types d’êtres, « objets artificiels et naturels, sujets et objets, corps matériels, idées, ou institutions, réalités physiques ou métaphysiques ». Comme « il semblerait qu’elle ne puisse se faire par introspection, phénoménologiquement », assure un peu rapidement Rabachou (p. 37), c’est « analytiquement », en les considérant comme des individus agents, qu’il faut tenter de se forger une compréhension de l’individualité des personnes : c’est en effet dans l’action que nous nous mêlons aux événements qui viennent nous constituer. C’est ainsi que nous en saurons plus sur l’être processuel des individus, d’une manière qui nous garantira de tout relativisme, le réalisme étant selon lui fondé sur l’évidence de notre propre existence d’individu.
L’enquête de Rabachou en passe par une analyse des grandes théories de l’action, de Frankfurt et Descombes à Anscombe en passant par Davidson et Strawson, ce qui lui permet de conclure que si certains processus ne sont pas simplement des événements mais des actions, c’est en ce que leur structure normative fait émerger des agents et même parfois des sujets qui se mêlent intentionnellement à ces actions sans pouvoir s’en distinguer, à la fois causes et résultats de celles-ci. Trois modalités du sujet le rattachent à son action. L’attribution de l’action au sujet en fait un agent, l’imputation de l’action au sujet en fait le responsable moral ou juridique de ce qui a eu lieu, et l’appropriation de l’action par le sujet en fait son auteur. Les propositions ascriptives, c’est-à-dire celles qui imputent une action à un responsable, ont une performativité indéniable pour infléchir la construction de la personne : les sanctions qu’elle devra subir suite à l’action dont on la fait responsable la constitueront, de même que l’appropriation de ses actions qui complète et agrandit son domaine d’être.
Le concept ascriptif de personne produit une individuation qui vient seconder, renforcer et achever l’individualité. Cette individuation qui forme la personnalité est d’origine normative, mais par l’imputation et l’appropriation par l’agent de ses actions, elle fait de lui une personne une ontologiquement. En ce sens, si l’individualité de la personne est peut-être son fondement, son identité, c’est-à-dire la façon dont elle se construit par ses actions, compte également. Le processus de cette identité, Rabachou le nomme « personnification », constitution concrète d’une personne à partir de ce qu’elle a vécu, par opposition à une « personnalisation » qui serait simple désignation superficielle d’une personne en contexte social selon des normes. Dire cela, c’est dire deux choses : que l’enquête sur l’identité ne détermine que la manière dont les individus sociaux abordent et construisent une réalité des personnes qui se fonde en fait sur un niveau plus primitif, celui de l’individualité, qui la soutient ; mais que cet individu qui fonde la personne n’est en même temps compréhensible ontologiquement en son achèvement que si on le décrit en tant que personne, l’individuation première étant complétée de cette individuation sociale qu’on ne peut donc négliger.
Pour penser les liens intimes qui unissent le niveau du moi profond au niveau social, en apparence plus extérieur mais en fait fondamental, Rabachou convoque le concept d’ipséité de Ricoeur, montrant qu’à l’identité-idem, reconnaissance du même qui supposait classiquement à la personne un substrat faute de voir le lien entre les faits psychiques et physiques qui se succèdent en elle, il faut préférer l’identité-ipse, une identité pratique, réflexive et dynamique qui donne une cohésion à la vie par les récits que l’individu fait de soi et le plan de vie éthique où il se ressaisit en son être, et se fait responsable des autres. Ce faisant, Rabachou invite à penser la personne comme un être en relation. On ne peut pas plus penser que ce sont les individus qui sont premiers et que les relations seraient des éléments secondaires inscrits en eux, que concevoir les relations dans un tout comme les éléments premiers dont les individus seraient seulement les termes.
Les individus vivants participent pour Rabachou de la même nature processuelle que l’individualité des personnes, qui peut donc rester leur modèle. Les organismes sont simplement des individualités à un titre privilégié, parce que l’évidence empirique qui accompagne la manifestation des individualités vivantes est tout de même beaucoup plus grande que pour d’autres types d’individualités, en général, parce que c’est aussi par l’observation d’animaux que l’humain a sans doute bâti son concept d’identité, et parce que chaque vie est dotée d’une historicité propre, permettant de comprendre ce que signifie la processualité de l’individuation, et en particulier son achèvement, avec la mort de l’organisme.
On attribue parfois une « personnalité morale » et une responsabilité juridique à des entités sociales comme une foule ou une armée. On leur prête même des actions sans faire référence aux individus qui les composent, comme quand on dit qu’une armée a détruit une ville. Si une pluralité de personnes physiques peut acquérir une unité d’action et devenir véritablement sujet d’actions, par exemple par l’émergence d’un état d’esprit qui par contagion dépasse les logiques individuelles, alors il y a des individuations de rang supérieur qui sont bien concrètes, structurées par le rapprochement des corps dans la foule en vue de l’action, par l’unité des pensées, et par les structures institutionnelles qui contribuent à l’unification. Cette individuation n’est pas toujours aussi nette et précise que l’individuation des personnes ou des organismes, mais c’est bien une individuation, même si dérivée.
Cela amène Rabachou à penser un spectre qui va d’un « degré élémentaire » de la matière inerte, qui ne possède pas d’individualités (même si on y rencontre des unités de matière), d’une matière qui n’est pas encore individuée et ne porte peut-être l’individualité que comme la propriété d’un de ses aspects, jusqu’à la « super-individualité » que forme le « degré cosmique », règne de l’achèvement des totalités processuelles. C’est au milieu de ces deux extrêmes du monde matériel qu’un niveau existerait où là seulement peuvent être décrits des individus, le niveau des organismes vivants, des personnes et de leurs groupes. C’est un degré privilégié de la matière où elle produit de la vie et des formes structurées. Mais n’appelle-t-on pas ce niveau « privilégié » pour la seule raison qu’il est le plus accessible et ordinaire pour nous et correspond en fait à nos procédures d’individualisation ?
Rabachou a l’intéressante ambition de rénover le concept de matière en refusant de n’y voir qu’une masse inerte ou un ensemble homogène abstrait de particules inconnues et sans relations entre elles, et en proposant d’affirmer plutôt que la matière concrète est composée tout autant de particules que de structures, de lois organisatrices, d’éléments constituants et réalisants, qui permettent de constituer, là du vivant, là de la pensée, là une personne, là une société, là un univers. Mais en référant cette ontologie au « degré de notre perception ordinaire du concret » (p. 230), Rabachou ne dépasse jamais tout à fait les critiques qu’on pourrait faire à son prétendu « réalisme » sur le fait, notamment, qu’il se contente en vérité de décrire les structures de l’expérience, de la logique ou du langage, c’est-à-dire d’un « monde pour nous ». Mais c’est une ontologie convaincante en ce qu’elle n’a justement pas le défaut d’être contre-intuitive et de remettre en cause tout ce que nous concevons comme « le réel » au moment de nous parler de lui. Pour Rabachou, ce n’est pas parce que nous individualisons prioritairement ce qui est à notre échelle que nous percevons des individus, mais c’est parce qu’il y a dans l’être même un degré premier d’individualité que nous individualisons prioritairement à ce degré aussi, « parce que les individus se reconnaissent les uns les autres, interagissent et conçoivent l’individualité à leur échelle » (p. 231), ce qui là encore ne nous dit peut-être rien d’autre que ce que les pratiques humaines et notre psychologie nous ont habitué à faire, mais dont il n’y a pas lieu de douter de la réalité d’après lui.
3. L’individu sociopolitique et l’individu ontologique, deux questions liées :
Beaucoup de questions semblent encore ouvertes au moment où le livre se clôt. L’avantage de faire des personnes le paradigme pour penser les individus n’a pas vraiment été prouvé, puisqu’il était aisé de montrer que les tous les individus, y compris les animaux, ont une histoire et sont processuels, et que l’individualisation que connaît la personne n’est qu’une complication du cas plus général de l’individu vivant. De plus, on a défini l’individu comme un être en relation, mais on n’a pas expliqué comment des êtres pré-individuels pouvaient vraiment s’assembler, par quels types d’organisation naturelle. Au niveau interpersonnel, on n’a pas détaillé toutes les modalités des liaisons sociales humaines, dont la variété aurait pu appeler à des précisions et des nuances : il semble par exemple y avoir des sociétés plus ou moins denses, des personnes plus ou moins bien insérées socialement en elles, et les mécanismes de la pensée collective sont très complexes et tous différents selon qu’on parle d’une foule physique ou numérique, d’un champ sociologique ou d’un clan politique, d’un village ou d’une nation, etc, distinctions que ne fait pas Rabachou. La problématique annoncée dans le premier chapitre de la « reconstitution » de l’individu par la réunification du sens ontologique et du sens sociologique de la notion n’est donc pas développée autant qu’on l’aurait attendu et peut laisser le lecteur insatisfait à la fin de l’ouvrage.
Rabachou affirme en conclusion que « la métaphysique ouvre (…) un sens de compréhension de l’individuel dans lequel la pensée sociale et politique peut se déployer pour assurer une nouvelle compréhension donnant toute sa réalité à l’homme en société », et qu’elle se fait alors prescriptive, montrant « ce que devrait être l’individualisme » (p. 234). Mais on ne voit pas du tout en quoi ce livre a montré cela, puisque dire que les personnes existent comme un tissu de relations en train de se faire n’implique aucune nature spécifique de ces relations, qui pourraient être de compétition, de haine et de violence autant que de coopération, d’amitié et de paix. Cela ne donne aucune indication non plus sur l’ampleur de ces relations et leurs limites, un individu pouvant dans ce cas être en relation avec très peu de personnes comme avec tout un peuple, une nation, ou l’humanité toute entière, au besoin. On sent l’intention de Rabachou : critiquer un individu replié sur lui-même et coupé de ses relations humaines, ou une abstraction d’individu auquel les utopistes prêteraient ensuite un humanisme abstrait, pour « valoriser l’individu en relation, avec les autres, avec le monde, dans tout ce à quoi il s’intègre et vient participer » (p. 235). Mais c’est un projet politique très vague qui ne dit pas grand-chose de ce que serait une société individualiste qui aurait tiré les leçons de l’intéressante métaphysique de l’individu proposée ici.