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Recension – Les Nourritures

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De quelles nourritures le corps politique a-t-il besoin ?

  Fabrice Flipo Maître de conférences HDR / Philosophie sociale et politique, philosophie des sciences Labo : Laboratoire de Changement Social et Politique (EA7335 – Paris 7 Diderot)

Les Nourritures, Philosophie du corps politique, Corine Pelluchon, L’Ordre philosophique,  25.00 € TTC, 392 pages.

Pour croiser les regards, vous pouvez retrouver à ici la recension proposée par Nicolas Delon.

Dans cet ouvrage intitulé Les Nourritures – philosophie du corps politique, Corine Pelluchon procède en deux parties clairement distinctes dont l’articulation se révèle problématique.

La première partie est une phénoménologie de la nourriture, déclinée en trois grandes sections qui s’articulent bien les unes aux autres. Sans ancrage méthodologique précis mais partant d’auteurs classiques tels que Heidegger ou Lévinas, de rapports et d’observations en première personne pour élaborer différents aspects de ce que l’économie nomme platement l’alimentation, Corine Pelluchon explore avec beaucoup de talent la richesse existentielle et existentiale du rapport nourricier au monde. Vivre, c’est vivre de, souligne-t-elle ; se nourrir est un acte jouissif, qui débouche sur un « cogito gourmant ». L’auteure ne fait pas de la grande cuisine une apothéose nutritive, elle se tourne plutôt vers le bien-vivre et le savoir-vivre, dans un souci aristotélicien de la juste mesure et de la retenue, se situant non dans la passion et l’excès, mais dans l’architectonique des vertus. La cérémonie du thé est un exemple de la capacité de la retenue à engendrer l’harmonie. Dans le même temps l’auteure déplore les nourritures préfabriquées ou ne respectant pas les animaux ; manger, c’est entretenir un rapport au monde dans sa globalité, ce qui inclut une recherche d’équilibre. Rien n’est plus éloigné de cet idéal que le fast food où l’individu ne fait que s’alimenter. Se nourrir c’est aussi réactiver le sentiment de dette à l’égard du monde, en tant que nous ne sommes pas entièrement les auteurs de ce que nous sommes.

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Une seconde section étend cette dernière réflexion, en donnant à notre relation au monde une profondeur historique et géographique. S’appuyant notamment sur Augustin Berque, Corine Pelluchon revient sur ce milieu où les êtres vivants, humains ou non, vivent et grandissent ensemble, dans un rapport complexe de coexistence et de solidarité. Les individus sont dans un rapport de dépendance et d’influence réciproque qui peut avoir des dimensions sociales mais aussi politiques, historiques, géographiques ou écologiques. Habiter ce monde, c’est s’y faire une place, en entretenant une relation de réciprocité dans laquelle nous attendons tout autant que nous sommes attendus. Le jeu de la réciprocité institue ce milieu dans lequel tous évoluent à expliciter. Ce qu’Ivan Illich appelait les « garages humains » sont à l’opposé de cette conception, ils s’appuient non sur le monde mais sur l’immonde, les individus sont stockés comme de simples marchandises auxquelles on accorde tout juste le droit de vivre. L’habiter suppose que l’individu puisse exercer sa créativité et qu’il prenne part à la co-construction du monde commun. Les animaux non-humains font bien sûr partie de cet habiter, avec leurs spécificités, puisque leurs manières de percevoir le monde et de s’y rapporter sont (souvent) très différentes des nôtres. Notre monde est aussi le leur, bien que cela leur soit souvent refusé, comme dans l’élevage industriel. Corine Pelluchon souligne à juste titre que la pitié n’est pas l’éthique mais sa condition de possibilité : c’est le moment « pathique » qui ouvre et active la faculté de jugement et lui permet de se déployer. Du jugement individuel à l’ordre commun, l’éthique débouche sur le politique et l’auteure met en évidence l’injustice massive dont les animaux sont victimes, dans les sociétés industrialisées.

La troisième section va plus en avant dans les injustices et désordres contemporains, dans notre relation au monde. L’alimentation occidentale, massivement carnée, provoque la faim et des crises économiques à l’autre bout du monde ; songeons par exemple que cette production exige près des deux tiers des terres mondiales, entre l’espace utilisé par les animaux eux-mêmes et celles utilisées pour produire leurs aliments. Ce sont autant de terres soustraites à d’autres usages plus efficaces et plus justes sur le plan alimentaire. Pour Corine Pelluchon, c’est affaire de justice et non de pénurie. Mobilisant Amartya Sen, elle montre que la responsabilité occidentale est largement attestée, la majeure partie de la production étant destinée aux pays riches. La politique débouche sur l’éthique, et met en cause le comportement des gros mangeurs de viande des pays développés. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas toujours mieux lotis. La faim dans les pays pauvres n’est pas sans lien avec les pathologies nutritives observées dans les pays riches, qui vont de l’obésité à l’anorexie en passant par la boulimie. Pauvreté de la nourriture, mauvaise qualité, modèles de la femme ou de l’homme parfaits (acteurs et mannequins) qui tournent en boucle et se déclinent à l’infini dans les médias, les causes sont diverses mais le constat est là.

La seconde partie cherche à tirer de ces observations les grandes lignes d’un monde commun à instituer, qui permettraient à tous d’habiter au sens plein du terme.

Corine Pelluchon revient tout d’abord sur les textes de base de philosophie politique, interrogeant la notion de contrat, sous l’angle de son actualité et de sa pertinence, au regard de la situation contemporaine. Sa conclusion rejoint celle de Michel Serres : le contrat social ne comptait que les humains comme bénéficiaires, il doit donc être révisé. Le fait que le contrat soit une réponse à la violence toujours possible, comme l’a montré Hobbes, interdit toutefois de lui dénier toute pertinence. Mais « il faudra bien fonder le pacte social sur le consentement des individus à changer leurs habitudes de consommation » (p214). L’intérêt commun reste cependant à définir collectivement, il ne peut être imposé a priori. Corine Pelluchon montre combien les théories classiques de Locke, Rousseau ou Rawls manquent de ressources pour intégrer ce qu’elle a élaboré dans la première partie comme « phénoménologie des nourritures ». « Le nouveau problème politique auquel le contrat social doit pouvoir apporter une solution est le suivant : imaginer une forme d’association qui protège la personne, les biens et l’intimité de chaque associé et encourage la convivialité et la justice conçue comme partage des nourritures » [souligné par l’auteure]. Dès lors les principes de justice doivent se concevoir comme partage des nourritures. Corine Pelluchon énumère huit principes qui intègrent les principes du libéralisme (libertés fondamentales et distinction entre le droit et les mœurs), du respect animal, du cosmopolitisme et des générations futures (pp. 260-267).

Adoptant le même schéma discursif que la Théorie de la Justice, les réflexions éthiques et morales autorisent à passer à la question des institutions, dans une seconde section. L’auteure suit Dominique Bourg dans sa critique de la démocratie représentative et reprend sa proposition de création d’une troisième assemblée qui accueillerait des personnalités qualifiées organisées en collèges et chargées de faire en sorte que le long terme soit pris en compte dans les débats. Elle suggère cependant d’en changer le nom : « L’assemblée de la nature et des vivants » plutôt que « l’assemblée du long terme ». Corine Pelluchon oppose enfin l’idée de démocratie délibérative à celle de démocratie concurrentielle, en se référant notamment aux travaux d’Yves Sintomer. Elle conclut sur le rôle des intellectuels, des médias et de l’école. La dernière section, très courte, prend acte de la mondialisation et du caractère transfrontalier des enjeux évoqués, et cherche à voir comment une phénoménologie des nourritures pourrait s’incarner dans de nouvelles cosmopolitiques, en mobilisant notamment les travaux d’Ulrich Beck ou de David Held. Elle se clôt sur le statut de l’utopie chez Castoriadis. L’ensemble de l’ouvrage se termine sur un éloge de l’amour de la vie, jugé originel, dans le contrat social.

Le sentiment global qui ressort de cet ouvrage est une asymétrie et une articulation problématique entre les deux grandes parties, que l’auteure explique avoir élaborées en partie séparément. La première partie est stimulante et novatrice, tant pour celui ou celle qui s’intéresse à la phénoménologie que pour la question de l’alimentation. Cette thématique a peu été abordée en philosophie et encore moins en philosophie politique. L’apport est donc réel. L’insistance de l’auteure sur la dimension matérielle et expérientielle de la nourriture, dans toutes ses implications, jusqu’à l’autre bout du monde, est tout-à-fait juste et pertinente. Par contre la seconde partie souffre de deux limites importantes. La première est que l’on peut se demander s’il est possible de tirer une philosophie politique complète de l’analyse d’une seule activité humaine : la nourriture. Transports, habitat, circuits de production, information, évolution de l’économie ou des villes depuis plusieurs décennies ne sont pas plus évoquées que le sport ou l’éducation. L’habiter est bien évoqué, mais de manière beaucoup plus vague. Nous sommes loin des débats autour de la durabilité des territoires, du métabolisme urbain et autres notions essentielles pour saisir ce qui se joue autour de l’écologie. L’empreinte écologique d’une ville ne tient pas seulement au caractère carné de l’alimentation. Si l’on sent bien l’orientation générale de l’auteure en matière de nourriture, le lecteur sera bien en peine de matérialiser ce à quoi elle fait référence en matière d’habiter. Le pouvoir évocateur ou paradigmatique des nourritures connaît des limites.

La seconde limite est que la dimension matérielle semble avoir disparu. « L’industrie » tant dénoncée n’est pas incarnée, elle n’est pas faite de firmes, de lobbies, de publicité ; le régime carné et ses implications semblent n’être que le résultat d’un pacte social malheureux entre humains, qui a exclu les animaux. La boulimie ou l’obésité mises en évidence dans la première partie n’ont pas de cause précise. Pourtant le régime carné a une histoire, celle de la surproduction de viande à écouler quelques années après la guerre, par exemple. Le propos souvent abstrait contraste avec la première partie qui partait à la rencontre du concret. Certes l’auteure évoque certains mouvements sociaux et les villes en transition, mais jamais leurs difficultés ni les obstacles rencontrés, avec ce résultat que la plus grande partie des débats qui agitent l’écologie politique ne sont pas évoqués. Les débats autour du développement, du progrès, bref ce qui fait l’essentiel de la conflictualité autour de la question écologique apparaît très peu. Les élites n’auraient donc besoin que d’être mieux informées, et tout changera ? Comme j’ai pu l’écrire ailleurs, la troisième assemblée proposée par Dominique Bourg n’a pas beaucoup de chances de changer la donne, tant que l’espace public reste aussi éloigné des idéaux mis en avant par Corine Pelluchon, cet écart ayant été en grande partie théorisé par des auteurs comme Jean Baudrillard ou John K. Galbraith, dont il n’est pas fait mention. Corine Pelluchon souligne que le libéralisme se distingue du capitalisme, et semble trouver que cette distinction suffit pour ne plus parler que du libéralisme, comme si la question était réglée. La réalité vécue, phénoménologiquement, par les individus, humains ou non, est assez différente. Marx dirait qu’il est précisément dans la nature du libéralisme de tenir des discours formellement sans faille, avec lesquels on ne peut qu’être d’accord, tout en ne tenant pas compte des rapports de force réels. Est-ce rédhibitoire ? Non, mais le lecteur informé attendait un peu plus de profondeur, voire de nouveauté, et le lecteur critique, un peu moins d’idéalisme. Le lecteur néophyte peut néanmoins trouver dans cette seconde partie des pistes et des références utiles pour structurer sa réflexion sur la thématique.

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