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Recension – le sens à l’épreuve de l’expérience

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Delphine Chapuis Schmitz, Le sens à l’épreuve de l’expérience, Vrin, 2010, 246 p.

Le livre de Delphine Chapuis constitue une tentative inédite de réhabilitation d’une thèse de l’empirisme logique du Cercle de Vienne jugée périmée dès 1953, avec la parution du fameux article de Quine, « Deux dogmes de l’empirisme » : le vérificationnisme, soit la thèse selon laquelle le sens d’une proposition scientifique, et plus généralement d’une proposition délivrant une connaissance, est suspendu aux méthodes empiriques de sa vérification. On sait que Quine avait identifié un dogme sous-jacent à cette thèse, dans la supposition erronée que chaque énoncé scientifique pourrait être isolé de ses « compagnons », c’est-à-dire non seulement de son contexte d’énonciation mais de l’ensemble des énoncés de la science, pour être confronté directement à l’expérience. Sa remise en cause, et l’opposition à ce dogme d’un point de vue « holiste », selon lequel les énoncés de la science n’affronteraient jamais individuellement le tribunal de l’expérience, mais seulement collectivement, devait nécessairement condamner le vérificationnisme, qui ne devenait plus alors qu’une curiosité historique. À rebours de cette histoire très téléologique, Delphine Chapuis montre avec beaucoup d’habileté que, pour peu qu’on la réaménage en profondeur en tenant compte des objections de Quine, la thèse vérificationniste reste incontournable dès lors qu’il s’agit d’apprécier le sens des énoncés cognitifs. Le sens ou la signification (la synonymie est ici complète) de tels énoncés renferme nécessairement au moins la possibilité de leur confirmation ou de leur infirmation par l’expérience. Reste à voir alors si cette thèse faible conserve quelque chose de la thèse forte.

Après un premier chapitre qui met dos à dos les deux impasses que constituent le réductionnisme, d’une part, et le holisme radical, d’autre part, impasses qui ne sont en réalité représentées de façon pure ni par le Cercle de Vienne, ni par la thèse Duhem-Quine, contrairement aux oppositions commodes que la tradition a construites, l’ouvrage isole les instruments formels et pragmatiques nécessaires à la réforme de la thèse vérificationniste (ch. 2 et 3) pour ensuite distinguer les niveaux de vérification (ch. 4), préciser le concept de réalité auquel le vérificationnisme ainsi amendé fait appel (ch. 5 et 6), et enfin, produire la contrepartie exigée par les critiques même de sa version réductionniste, à savoir une théorie de la normativité linguistique qui amène à repenser le concept d’expérience lui-même (ch. 7). Le vérificationnisme « constructif » ainsi proposé ne figure plus tant une théorie générale de la signification des énoncés cognitifs qu’une explication au cas par cas de ces énoncés, par un mouvement de va-et-vient des normes linguistiques à l’expérience, l’expérience participant de la configuration des normes, et les normes linguistiques elles-mêmes recomposant l’expérience : « il y a un mouvement de détermination mutuelle et réciproques entre normes et conditions empiriques de la vérification » (p. 228).

Ce travail de recomposition d’une théorie générale de la connaissance, dont la possibilité comme théorie générale est d’ailleurs même interrogée, témoigne assurément d’une compréhension très fine des enjeux du fameux tournant linguistique emprunté par la philosophie après les Viennois. Toutefois, la thèse, passionnante en elle-même, est obscurcie par une indécision qui affecte d’abord le versant historique du propos : s’agit-il de réhabiliter véritablement les positions du Cercle de Vienne ? De les mettre en perspective historique, plus précisément ? Ou d’assumer définitivement la clôture de « l’intermède viennois » ? À ce titre, l’intention première de la thèse vérificationniste est oubliée en chemin : il s’agissait de produire une démarcation entre les énoncés métaphysiques dépourvus de sens, car invérifiables, et les énoncés de la science qui sont les seuls à être « sensés » (en laissant de côté provisoirement une troisième classe d’énoncés, les énoncés des mathématiques, dont le sort est plus problématique : on en fera, faute de mieux, des tautologies). Le vérificationnisme avait donc une visée clairement épistémologique. De même, est oubliée une des premières grandes critiques épistémologiques de cette thèse, celle que développe Popper dans sa Logique de la recherche en 1934, vingt ans avant Quine. Popper interroge l’applicabilité de ce critère de vérifiabilité du sens aux propositions d’une science donnée, en l’occurrence de la physique, et il conclut négativement.

Plus généralement ensuite, c’est l’applicabilité de la thèse aux énoncés d’une science particulière qui est largement ignorée dans ce travail, donc son usage savant : quel sort réserver par exemple dans un tel cadre théorique aux énoncés mathématiques dès lors qu’on ne peut plus soutenir avec Carnap que ce sont des tautologies? En suivant une tendance aujourd’hui répandue, dans le monde anglo-saxon surtout, qui consiste à dissocier la théorie de la connaissance de la théorie de la science, Delphine Chapuis s’expose au fond comme souvent les auteurs de cette tradition à réécrire une métaphysique, y compris dans son cas une métaphysique négative, comme il existe des théologies négatives : niant jusqu’à leur possibilité même. Ce qui est tout de même un comble pour une héritière du Cercle de Vienne ! On pourrait aujourd’hui juger au contraire impossible d’écrire une théorie de la connaissance qui soit isolée d’une théorie générale de l’application des sciences ; mais c’est là un débat assez extérieur au propos même du livre.

Autre oubli historique aux enjeux épistémologiques majeurs : Delphine Chapuis ne consacre aucune analyse aux thèses de Frege, dont elle finit par être si proche (si l’on accepte d’ouvrir la dimension du sens – le Sinn frégéen – au problème de la normativité linguistique, ce qui est en réalité assez aisé), et qui a tant influencé les représentants du Cercle. Certes, la thèse vérificationniste éloigne les Viennois de Frege, mais cet éloignement précisément est funeste, car Frege, avec sa distinction entre sens et signification, sert bien mieux les intérêts et du sens, et de la connaissance scientifique, que ses héritiers.

Ces deux objections mises à part, on aura naturellement un grand plaisir à découvrir un style philosophique si caractéristique et qui assurément comptera.

Ronan de Calan,

IHPST – Paris I.

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