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Recension – le mythe de l’inexpressivité

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Sandra Laugier : Le mythe de l’inexpressivité, Paris, Vrin, 2010

Le mythe de l’inexpressivité présente les résultats d’un travail de recherche mené sur une période de près de dix ans, et propose au lecteur les acquis d’une enquête approfondie sur la question de la « subjectivité expressive » dans l’œuvre de Ludwig Wittgenstein. En rendant hommage à l’étude fondatrice de Jacques Bouveresse consacrée au Mythe de l’intériorité[1], le présent volume prolonge et complète cette problématique de l’intériorité en la mettant en perspective avec la question de l’expressivité qui est un point crucial de l’approche wittgensteinienne de la subjectivité. Ainsi, il est désormais reconnu que Wittgenstein, sans bien sûr nier l’existence d’une vie intérieure, refuse à l’idée d’intériorité ou de privé le statut de paradigme du mental, pour favoriser au contraire un primat du public, de l’intersubjectif. La subjectivité, chez le philosophe autrichien, réside avant tout dans l’usage que nous faisons du langage, dans la grammaire que nous convoquons lorsque nous parlons de nous-mêmes ou du monde. C’est cette position wittgensteinienne que ne manque pas de rappeler Sandra Laugier, qui insiste sur la façon en apparence paradoxale dont cet auteur, tout en étant l’un des plus importants philosophes de l’esprit du XXe siècle, est néanmoins conduit, selon l’expression de Stanley Cavell, à « dépsychologiser la psychologie »[2]. Mais l’apport important du Mythe de l’inexpressivité tient à la façon dont on montre comment cette dépsychologisation de la psychologie a pour corrélat une mise en avant de l’expression, de l’expressivité, de la voix. Le sujet auquel s’intéresse Wittgenstein n’est plus le sujet mythologique de la métaphysique, ce n’est plus un prétendu « homme intérieur » : ce sujet est avant tout un sujet qui dit « je », un sujet du discours qui s’exprime en première personne, et qui recherche l’accord avec sa propre voix.

À cet égard, les réflexions proposées ici constituent un traitement profondément renouvelé et original du problème wittgensteinien de l’intériorité. En effet, on comprend que le vrai problème, celui qui est à la source du scepticisme, n’est pas véritablement celui de la possibilité d’un prétendu « langage privé » qui rendrait l’intériorité incommunicable à autrui et engendrerait un doute permanent quant à notre connaissance des autres esprits. Comme l’écrit Sandra Laugier : « Le mythe de l’intériorité cède la place, et devient un mythe de l’inexpressivité »[3]. En d’autres termes, la question de savoir comment je puis communiquer à autrui mon intériorité privée s’évanouit comme un faux problème, et la question urgente devient désormais celle de savoir comment je puis m’exprimer en accord avec ma propre subjectivité, comment je puis adopter le « ton juste » qui me permettra de me reconnaître moi-même dans ce que j’exprime. Les considérations de Sandra Laugier dialoguent donc ici avec les développements proposés par Stanley Cavell, notamment dans son ouvrage intitulé Dire et vouloir dire[4] : au cœur de ces réflexions, on trouve une reformulation de la question sceptique, où l’expérience sceptique qui constitue une dimension essentielle de la vie humaine devient celle où je doute d’être parvenu à dire véritablement ce que je veux dire. L’expérience tragique qui accompagne ce scepticisme n’est pas celle de l’inexprimabilité du privé, mais celle d’un désaccord de soi à soi, celle que l’on éprouve lorsque l’on est inexpressif.

On mesure alors les enjeux qui s’attachent à cette réélaboration du problème sceptique. Ces enjeux sont, en particulier, éthiques : le vrai travail éthique consistera en effet à aider autrui à être en accord avec lui-même, à se libérer du non-sens de l’inexpressivité, à parvenir à chaque instant à dire ce qu’il veut dire. C’est une tâche de ce genre que se propose Wittgenstein dès la proposition 6.53 du Tractatus logico-philosophicus, lorsqu’il écrit que « [l]a méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire […] puis, quand quelqu’un voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à certains signes »[5]. C’est également cette méthode que Wittgenstein applique dans ses Recherches philosophiques, ouvrage polyphonique dans lequel s’instaure un dialogue constant où l’on est à chaque instant enjoint de s’interroger sur ce que l’on veut vraiment dire. L’un des nombreux apports de l’ouvrage de Sandra Laugier est de mettre en évidence l’importance de cette portée éthique de la méthode wittgensteinienne, tout en soulignant la façon dont Wittgenstein résout le problème sceptique de l’inexpressivité par un appel à la naturalité des formes de vie[6].

Le mythe de l’inexpressivité comprend trois parties distinctes, qui s’intéressent respectivement à la question de l’intériorité, à celle de l’inscription du sujet dans une communauté et à celle de la compréhension que le « je » peut avoir de lui-même et de ses propres usages. Dans la première partie consacrée à la question du « Dedans », Sandra Laugier commence par présenter l’originalité de la psychologie wittgensteinienne comme psychologie « sans sujet » (chapitre I), pour souligner ensuite l’importance du paradigme de l’extériorité et de la visibilité chez le penseur autrichien (chapitre II). Elle met alors en lumière l’importance de la voix et de l’expression comme authentique médiateur entre l’intérieur et l’extérieur (chapitre III). Ceci la conduit à la deuxième partie de l’ouvrage consacrée au « Nous », où il s’agit de montrer la dimension sociale et communautaire qui s’attache essentiellement à cette expressivité en première personne. Au chapitre IV intitulé « Le sujet de la règle », on propose ainsi une relecture du célèbre « paradoxe de la règle » hérité de Saul Kripke, en mettant l’accent sur le rapport du « je » au « nous » et sur une nouvelle façon de penser l’accord entre le sujet et la communauté des locuteurs. Le chapitre V poursuit ces réflexions en dialoguant avec les thèses introduites par Vincent Descombes dans son ouvrage intitulé Le complément de sujet[7], et cela par un examen de la grammaire de l’agentivité, de la façon dont le sujet parle de lui-même et de ses propres actions ; le chapitre VI, quant à lui, développe les applications politiques de cette réinscription du « je » expressif dans une communauté de locuteurs. Dans une troisième partie intitulée « Comprendre », Sandra Laugier développe les implications éthiques de cette mise en avant de l’expressivité, d’abord en rééxaminant la portée qui s’attache à la démarche d’élucidation et d’élimination du non-sens dans la pensée wittgensteinienne (chapitre VII). En s’appuyant sur les travaux de la philosophe américaine Cora Diamond, elle envisage ensuite la dimension éthique de ce travail d’élucidation, en proposant une éthique comprise comme une « attention au particulier », qui serait une authentique éthique du soin portée à autrui et à l’ordinaire (chapitre VIII). Le chapitre final procède alors, sur cette base, à une redéfinition en profondeur du problème sceptique, et de la dimension tragique qui s’attache à la question de l’inexpressivité.

Au cours de cette étude, on voit donc se dessiner une image renouvelée de Ludwig Wittgenstein, une image subtile qui fait de lui un penseur de l’accord du sujet avec lui-même, un penseur en quête permanente d’une justesse pour la pensée et pour le discours, mais qui restitue pourtant avec une puissance inégalée l’expérience du dissensus avec soi, de la dissonance interne ; un penseur qui, tout au long de sa vie, a interrogé la signification du problème sceptique, qui a été pénétré de sa dimension tragique. Un penseur qui, également, nous a donné les clés pour comprendre et vivre notre scepticisme, pour exprimer ce scepticisme et nous extraire de cette tension tragique qu’engendre l’inexpressivité. En cela, donc, Le mythe de l’inexpressivité montre plus que n’importe quel autre ouvrage la profonde portée éthique de l’œuvre de Ludwig Wittgenstein.

Sabine Plaud


[1] J. Bouveresse : Le mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Minuit, 1976.

[2] Cf. S. Laugier : Le mythe de l’inexpressivité, Paris, Vrin, 2010, p. 9.

[3] Id., p. 13.

[4] S. Cavell : Dire et vouloir dire, tr. fr. S. Laugier et Ch. Fournier, Paris, Cerf, 2009.

[5] L. Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus, tr. fr. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, 6.53.

[6] Cf. S. Laugier, op. cit., p. 15.

[7] V. Descombes : Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.

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