Recension – Le design
Stéphane Vial, Le design, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2015, 127 pages – 9 € recension effectuée par Thibaud Zuppinger.
L’auteur du « Que sais-je ? » consacré au design n’est pas un inconnu du grand public. Philosophe et maître de conférences à Nîmes en sciences du design, Stéphane Vial est l’auteur d’un Court traité du design[1], et dans une perspective différente, du remarqué L’être et l’écran[2]. Venant compléter et actualiser la collection, Le design prolonge les deux précédents ouvrages consacrés au design parus dans cette collection : L’esthétique industrielle (n° 957) et le Design industriel (n° 2623).
À l’heure du design tout puissant, où les interviews de designers de multinationales se multiplient[3], où de plus en plus d’objets du quotidien sont affublés du terme de design pour renvoyer à des qualificatifs relevant de dimensions aussi hétéroclites que « chic », « cher », « bien pensé » ou « responsable », il est important de clarifier l’origine et l’emploi de ce terme devenu trop à la mode pour être sans équivoque.
Rappelant que la philosophie ne parle pas que de philosophie, S. Vial mobilise clairement une posture de philosophe pour rendre compte de l’évolution du design dans ce « Que sais-je ? » fidèle à la vocation de la collection, qui est de proposer pour tous un traitement large et clair du domaine traité.
Écrit dans un style accessible, présentant des parties clairement articulées et qui alternent approche historique, approche théorique et prospective, ce petit ouvrage remplit parfaitement sa mission de porte d’entrée dans le monde stimulant du design.
Le format réduit des ouvrages de la collection interdit qu’ils prétendent à l’exhaustivité. Il s’agit plutôt ici de poser les grands principes et leurs articulations : en somme, une grille de lecture pour une exploration, par le lecteur, des ouvrages figurant en notes ou dans la bibliographie. À cet égard, on restera dubitatif face aux citations qui renvoient à « Facebook.com. messagerie 29 juillet 2014[4] »
Le design n’est pas seulement un phénomène de société ou une discipline industrielle. Il porte un véritable enjeu philosophique, et tout l’intérêt de la posture philosophique de S. Vial consiste à mettre en lumière cet enjeu, sans nous imposer une définition personnelle.
Au carrefour de la philosophie de la technique et de l’esthétique, les trois premiers chapitres s’attachent à rendre compte de l’évolution de la discipline. Plutôt que de proposer une histoire du design, l’auteur s’attache à en proposer une archéologie sur le modèle foucaldien. Le chapitre IV s’attache à éclairer la nature du design comme science du projet. Enfin, le dernier chapitre explore les disciplines qui prennent le design pour objet de recherche : les sciences du design.
Les origines
En proposant de se plonger dans les racines du design, S. Vial rappelle opportunément que le design industriel n’est qu’une des formes du design comme projet. Récente dans son autodéfinition, la science du design s’enracine selon S. Vial dans l’architecture italienne du XVIe et trouve sa filiation chez des architectes comme Brunelleschi. Il s’agit de séparer pour mieux unir deux temporalités : le temps de l’atelier et le temps du chantier, suivant la dualité de la conception et de la réalisation.
Plus proches de nous, le design industriel trouve aussi son origine dans les réflexions sociales de l’Angleterre du début XXe, inspirées par des auteurs comme Karl Marx ou William Morris. Il s’agit de marier le grand art et l’habilité de la mécanique. (p. 17), l’idée étant de proposer des produits de qualité, bien conçus et solides, qui ne soient pas réservés seulement aux plus aisés. Très vite, le design n’était plus seulement une recherche du beau et il se dote d’une conscience sociale.
L’esthétique industrielle, chronique d’une défaite annoncée
Dans la pensée du design, l’auteur isole ainsi une dimension technique, qui s’enracine dans l’architecture et une dimension sociale, qui s’enracine dans l’économie politique. Un troisième aspect est la philosophie de l’art.
Rapidement dépassée par l’influence américaine du design industriel, la France a contribué à développer dans les années 1940 à 1960 une pensée de l’esthétique industrielle qui puisait son inspiration dans la philosophie, notamment dans l’esthétique de Paul Souriau, puis d’Étienne Souriau[5]. Les années 1950 et 1960 sont le témoin d’une lutte culturelle acharnée entre l’Europe et les Etats-Unis pour imposer son terme de prédilection, mais la puissance industrielle des États-Unis finit par l’emporter. Ainsi comme en témoigne le titre même de ce petit livre, le design l’a emporté sur l’esthétique industrielle A l’aube de la consommation de masse, le design laisse pendant un temps les considérations esthétiques faire place à un « beau tactique » visant avant tout à accroître les ventes :
le passage de l’esthétique industrielle au design industriel marque la disparition de la domination d’une philosophie qui devait garantir l’amélioration des conditions de vie des hommes. [6]
Le renouveau
En 1950 la différence entre design et marketing est réduite à sa plus simple expression, le but du design étant de projeter un univers de signes sur les produits. Le renouveau du design hors de l’industrie et du marketing ne passera pas par un retour à l’esthétique, mais par une conscience nouvelle et un regard critique sur le consumérisme. La crise morale du design se produira à la sortie des années 1960 et se poursuivra ainsi pendant trente ans. Le consumérisme qui guide le design conduit à une forme de crise d’identité : « le design est l’un des principaux agents qui nous enferment dans le système quasi total du consumérisme contemporain[7] ». Ce sont les années 2000 qui vont assigner au design de nouvelles directions, notamment à partir d’une centralité reconnue à l’« humain ».
Du design humain au bio-mimétisme.
Le chapitre III est entièrement consacré à ce tournant, qui se traduit par une extension du design bien au delà des limites de l’industrie et du commerce :
« Le design n’est ni un art, ni un mode d’expression mais bien une démarche créative méthodique qui peut-être généralisée à tous les problèmes de conception.[8] »
Le fil rouge de cette extension est l’humanisation de la société dans toutes ses dimensions : plutôt que d’asservir l’homme à la machine, il s’agit de produire un objet adapté à l’homme. L’intérêt se déplace alors des objets à la fonction puis aux expériences. Ainsi se développe l’idée d’une responsabilité du designer qui doit se tourner vers des objets durables, éco-construits. Victor Papanek est la figure de proue de ce mouvement qui arrache le design aux considérations économiques.
En 2011 émerge le C2C (Cradle to Cradle : « du berceau au berceau »), construit sur le modèle du « business to business », modèle de vente orientée vers les entreprises. Le C2C constitue un nouveau schème philosophique pour le design qui cherche à penser un mode de production basé sur le bio-mimétisme : le traitement du déchet n’est plus l’élimination, mais le recyclage permanent :
Le design prend alors notre empreinte dans le monde comme objet de réflexion et se donne pour but d’aboutir à un environnement artificiel doté de qualités plus profondes et plus stables.[9]
Le design s’enrichit aussi d’une dimension anthropologique et s’ouvre au design d’interaction : comment figurer une fonction ? Comment penser les interfaces ? Évoluant avec la technologie, le design des interfaces n’est plus seulement graphique, mais les interfaces deviennent tactiles et gestuelles.
Cette extension sans précédent du design recouvre des champs aussi vastes que le « design de service » (qui articule la logique de l’utilisateur et du fournisseur de service) où l’interface devient un point de contact. Symbole de notre époque où domine le secteur tertiaire, le service est un bien spécifique puisqu’il est consommé en même temps qu’il est produit. Cette caractéristique ne dissuade pas les designers qui après les objets, puis les interfaces, entendent aussi donner une forme aux interactions de service.
Proche de cette mise en forme de services, le design se déploie également en « design social ». Pétri de la conviction que l’environnement agit sur les comportements (logique que l’on retrouve dans les premières réflexions socialistes sur l’industrialisation) le design social vise à résoudre les problèmes sociaux, comme le chômage, le décrochage scolaire ou les tensions culturelles.
Le monde comme projet
Le chapitre IV étudie plus spécifiquement la place qu’occupe le projet dans le design. À la suite de J.-P. Boutinet[10], on peut voir dans le projet une conduite d’anticipation socialement observable, qu’elle soit individuelle ou collective. Le projet dans le design permet de mettre en lumière la temporalité propre à cette discipline : « Il est tout simplement impossible de fabriquer un objet industriel ou concevoir une interface numérique sans la méthodologie du projet[11] » et« Ce qui distingue fondamentalement le design de la géographie ou de la sociologie, c’est qu’il considère le monde comme un projet alors que les sciences le considèrent davantage comme un objet[12] ».
Par là, le design dépasse largement l’idée de rendre des objets plus beaux pour les vendre mieux. Le design devient de plus en plus soucieux de l’impact social de ses productions et il s’engage dans un idéal d’avenir meilleur et durable, et « vise de manière créative et innovante, à améliorer l’habitabilité du monde[13] ».
S. Vial propose d’arracher le design à sa dépendance aux objets pour ce concentrer sur les effets : « Le design n’est pas le champ des objets, mais le champ des effets[14] », car le design modifie le régime de la perception de l’objet. Il s’agit donc de distinguer le régime de la conception du régime de la réception, ce que l’auteur nomme l’effet de design.
Le dernier chapitre est consacré, de manière réflexive, à une présentation non plus du design mais des design studies ou, en français, de la science du design, comme discipline qui rendrait compte des théories concurrentes au sein du design et des nouvelles manières de résoudre les problèmes qui lui sont liés. Les sciences du design ont pour objet, sans trop de surprise, l’acte de design.
Ce « Que sais-je ? » constitue une plongée fascinante dans l’histoire de la constitution d’une discipline relativement récente et qui fait l’objet d’un intérêt croissant. Par ailleurs, bien que classé dans la collection « Art », ce petit ouvrage soulève avec intelligence les enjeux philosophiques qui sont au cœur de l’engagement du designer, comme la question du lien entre la fonction et l’usage, ainsi que, plus largement, la prise en compte de dimensions aussi fondamentales que l’habitabilité et la conservation du monde.
[1] S. Vial, Court traité du design, Paris Puf, 2010.
[2] S. Vial, L’être et l’écran, Paris, Puf, 2013.
[3] The Shape Of Things To Come, New Yorker, http://www.newyorker.com/magazine/2015/02/23/shape-things-come
[4] P. 12.
[5] Voir son ouvrage E. Souriau, Esthétique industrielle, PUF, 1952.
[6] Jocelyne Le bœuf , Jacques Viénot, Presses université de Rennes, cité p. 36
[7] Hal Foster Design et Crime, les prairies ordinaires, cité p. 47.
[8] Cité p. 40.
[9] E. Manzini Artefacts, Ed du centre G. Pompidou, cité p. 58
[10] Voir J.P Boutinet L’Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1990.
[11] p. 82
[12] p. 114
[13] P. 84.
[14] S. Vial, Court traité du design, p. 37