Recension – Le complexe des trois singes, Etienne Bimbenet
Recension — Le complexe des trois singes, Etienne Bimbenet
Lucile Bokobza, étudiante en deuxième année de master à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et assistante de direction pour Implications Philosophiques.
Le plus récent ouvrage d’Etienne Bimbenet, Le complexe des trois singes, s’inscrit dans la lignée de la question qui l’intéresse depuis le début de ses recherches, qui est celle de la différence anthropologique. Qu’est-ce qui nous permet, en tant qu’être humain, de nous distinguer des animaux, ou, au contraire, qu’est-ce qui nous en rapproche ? De très nombreuses disciplines — si ce ne sont pas toutes, aussi bien en sciences dures, en sciences expérimentales, et en sciences humaines se tournent vers ce problème conceptuel pour y apporter leur réponse. Depuis notre entrée dans le paradigme darwinien de la sélection naturelle, la réponse du naturalisme est la plus répandue. La réponse du biologiste contemporain est que l’Homme est un animal comme les autres. Pour cela, des études sont faites à de nombreux niveaux (cela peut être génomique, comportemental, ou encore écologique et environnemental). L’on peut voir à différents degrés d’étude que les biologistes investissent tout leur savoir, et leurs expériences, pour montrer l’unification de tous les êtres vivants. Que ce soient les études clamant notre seul 1,4% de notre génome comme étant différent de celui de certains grands singes[1], voire, au niveau microbiologique, où l’on va chercher les 8% du génome humain qui seraient dérivés des rétrovirus[2]. La tendance semble donc être à un « aplatissement ontologique » de toutes les entités naturelles, y compris l’Homme.
Cependant, cette attitude scientifique ne prend pas en compte ce qui pourrait être la spécificité de l’être humain. En effet, en cherchant à tout prix à montrer que l’Homme est un animal comme les autres, on en vient à oublier ce qu’est véritablement un Homme dans sa dimension humaine — le comble de l’ironie venant probablement du fait que ce soient des êtres humains qui cherchent à se réifier eux-mêmes, en adoptant exclusivement le point de vue à la troisième personne, propre aux sciences de laboratoires, et reniant entièrement le point de vue à la première personne. Pourtant, il nous semble que ce point de vue à la première personne est essentiel pour saisir une autre dimension de l’Homme, qui est la subjectivité de son vécu. Bien que certaines sciences humaines tendent à emprunter ce point de vue à la troisième personne aux sciences de laboratoire, en mettant à distance l’Homme comme objet d’étude, d’autres sciences choisissent d’assumer le fait qu’elles font corps avec leur objet, et donc que leur résultat est nécessairement biaisé. Cependant, dans le premier cas, ces sciences destituent tout ce qu’il y a d’humain chez l’Homme, et, dans le second cas, nous avons principalement affaire à des études isolées, qui manquent d’unité et n’étudient que des parcelles de l’humain.
C’est précisément ce problème qu’Etienne Bimbenet souhaite embrasser. La communauté scientifique nous semble perdre de vue ce qu’est l’Homme, alors que le but de chacune des disciplines évoquées est justement d’en faire son objet d’étude. La dense analyse proposée dans le livre Le complexe des trois singes est donc un essai pour remettre la question de l’Homme au centre de notre réflexion. Aussi, l’auteur ne se place pas contre les sciences naturelles, mais, bien que son analyse soit principalement phénoménologique, il décide de voir le naturalisme comme une théorie permettant de donner à penser au philosophe[3]. Ainsi, la démarche n’est pas de nier les théories scientifiques sur notre ancrage et parenté certaine au sein des autres entités biologiques[4], la méthode est plutôt de restituer à l’Homme ce qu’il a précisément d’humain. Or, si l’on interroge le statut de l’humain, sur ce qui le distingue des autres entités biologiques, il faut impérativement traiter l’autre versant de cette question, qui est celui de l’animal. Cette question, en plus d’être au cœur du problème philosophique de la différence anthropologique, est également centrale dans la pop culture, à travers le militantisme, de plus en plus engagé et répandu, des défenseurs du droit des animaux. Cette position, à la fois militante et intellectuelle, veut donner aux animaux autant de droits qu’aux Hommes, afin de les considérer comme nos égaux. Cependant, bien que nous sachions que les animaux ne sont pas des Hommes — la position naturaliste tendant à gommer les aspérités entre ce qui est humain et non humain — le débat s’avère épineux par la multiplicité de positions qui le compose. Pourtant, le fait de considérer les animaux dans une continuité avec l’être humain ne s’arrête pas seulement aux études génomiques, mais s’étend au domaine de la culture.
Etienne Bimbenet veut donc, à travers cet ouvrage, réinvestir l’Homme dans ce qu’il a d’humain, afin d’esquisser le contour de ce que pourrait être la différence anthropologique, à l’aune de ce que le naturalisme nous apprend. Ce livre étant très dense, nous ne pourrons pas retracer l’intégralité de la réflexion qu’il met en valeur. C’est pourquoi nous nous proposons de nous concentrer sur le point principal de la réflexion de l’auteur, qui est celui de réinvestir l’Homme dans son humanité, et dans le vécu subjectif qui lui est propre. Trois points retiennent cependant notre attention. Le premier est précisément le complexe des trois singes, que l’auteur désigne comme les trois axes menant à la perte de ce qui est propre à l’humain. Le deuxième point concerne le rôle clef de la forme de socialité commune à tous les Hommes, ce qu’Etienne Bimbenet appelle l’intentionnalité partagée. Enfin, le dernier point est la proposition d’une nouvelle façon de voir les rapports entre l’Homme et l’Animal, qui repose sur une approche anthropocentriste élargie.
I. Le complexe des trois singes.
Quel est donc ce fameux complexe des trois singes qu’Etienne Bimbenet prend pour cible dans son ouvrage ? Nous l’avons vu, le naturalisme pose l’Homme comme un animal particulier[5] tant l’on souhaite aplanir les aspérités entre les êtres humains et les animaux. Ce complexe des trois singes renvoie, en réalité, à trois motivations que l’auteur désigne comme incitant à parler d’animalité humaine, soit une pensée que l’on peut aussi désigner par le zoocentrisme contemporain[6]. La première motivation soulignée par Etienne Bimbenet est une motivation scientifique, que nous avons déjà partiellement délimitée ; il s’agit en effet d’un continuisme entre l’Homme et l’Animal, qui est un corollaire direct de l’évolutionnisme darwinien, le paradigme biologique dans lequel nous nous trouvons depuis les travaux du scientifique anglais, en 1859. Le continuisme darwinien se traduit essentiellement par le fait que la différence entre les êtres humains et les animaux, y compris au niveau des facultés mentales, n’est pas une différence de nature, mais de degrés[7]. Poser les bases darwiniennes de l’évolution signifie donc se projeter dans la continuité des animaux, et cela implique — dans une posture intellectuelle extrême — de tourner le dos à tout ce que les sciences humaines pourraient dire de l’Homme[8]. Or, par exemple, cela peut paraître étrange de considérer le langage humain sous l’angle de la biologie de l’évolution, et donc comme une continuité des systèmes de communication des animaux (d’autant plus que cela implique de totalement occulter les résultats de sciences humaines telles que la sociologie ou la psycholinguistique). Cela mène, plus largement, à ne tenir sur l’humain, concernant ce qui le façonne, qu’un discours qui relève du non humain. Nous avons donc là notre premier singe, alimentant le zoocentrisme contemporain en commandant de ne rien entendre aux sciences humaines, au profit des sciences de l’évolution[9].
La deuxième motivation alimentant le zoocentrisme contemporain est morale. Pendant longtemps nous avons considéré les animaux avec une frontière entre « eux » et « nous », ce qui légitimait de nombreux traitements dégradants à leur égard. Il semble donc que la position dominante était un franc discontinuisme par rapport aux animaux. Cependant, maintenant, nous considérons autrement l’animal, en partie grâce aux travaux de l’éthologie sur le sujet[10]. En effet, cette discipline nous a appris à reconnaître la sensibilité animale. Cela a permis de voir naître une très forte revendication militante, qui n’accepte plus le mauvais traitement que l’on pouvait légitimer à l’égard des animaux. Ainsi, les animaux sont de nouveau perçus dans un continuum, cette fois-ci moral, avec les Hommes. Cependant, ce biais émotionnel — passant par une empathie revendiquée de la souffrance animale — concernant la question de la différence anthropologique est, selon Etienne Bimbenet, un « égalitarisme de mauvais aloi[11] ». Effectivement, selon l’auteur, revendiquer un droit des animaux ne passe pas nécessairement par une abolition de la frontière entre « eux » et « nous »[12] ; ce qui nous mène à notre deuxième singe renforçant le zoocentrisme contemporain, qui lui interdit de dire quoi que ce soit qui serait un risque de nuisance pour la cause animale[13].
Enfin, le troisième axe souligné par Etienne Bimbenet comme alimentant le zoocentrisme contemporain est philosophique. Celui-ci se revendiquant clairement de la métaphysique dans un refus de considérer l’Homme comme ontologiquement différent de l’Animal ; il a nettement été encouragé par le paradigme darwinien, dont nous avons explicité l’apport en faveur du zoocentrisme contemporain en amont. Depuis Darwin, il ne nous semble plus d’aucune pertinence de considérer ce que l’on pourrait appeler un « montage anthropologique[14] » en plaçant l’Homme tout en haut d’une échelle et en classifiant tous les animaux comparativement à lui. Nous voici donc avec le troisième singe du complexe désigné par Etienne Bimbenet, qui — dans la crainte de retomber dans une différence anthropologique permise par la métaphysique — nous encourage à jeter le bébé de la métaphysique avec l’eau du bain, ce qui nous empêche de voir ce qu’elle peut nous apporter de proprement humain[15].
II. L’intentionnalité partagée, caractéristique de notre humanité.
Nous l’avons vu, le zoocentrisme contemporain — souhaitant abolir par diverses voies la frontière entre l’Homme et l’Animal — semble être un frein pour retrouver ce que nous avons de proprement humain. En effet, en poursuivant dans la direction esquissée par les sciences de laboratoire, nous appréhendons ce qu’est l’humain par son altérité, soit ce qu’il n’est pas, ce qui nous mène donc à une définition négative par rapport à l’Animal. Ainsi, la connaissance que nous avons de nous-mêmes est nécessairement désengagée, car reçue de ce qui n’est pas nous, et nous nous retrouvons comme spectateur de notre propre humanité[16]. La démarche de l’auteur — que nous ne pourrons pas restituer dans son intégralité — est donc de partir de la connaissance positive que nous avons de nous-même, afin de réaliser des allers-retours entre l’Homme et l’Animal et d’établir pleinement nos différences.
Etienne Bimbenet commence donc par exposer en quoi les explications du caractère social des vivants qui prennent racine dans la biologie ne nous sont d’aucun secours pour comprendre l’Homme. Pour pouvoir montrer son pouvoir explicatif, la sociobiologie des années 60 et 70 adopte la stratégie argumentative de vouloir expliquer la socialité d’une toute petite entité — l’exemple canonique étant habituellement celui des abeilles — afin de montrer l’aptitude de cette discipline à étendre ces explications à de plus grandes entités. Ainsi, la figure de proue de cette discipline est ce qu’Edward O. Wilson a nommé la sélection de parentèle[17]. Ce modèle explicatif nous venant d’Hamilton a largement été inspiré de sa fréquentation de Dawkins. Ce dernier[18] propose l’hypothèse selon laquelle les individus biologiques ne sont en réalité que des véhicules permettant aux gènes de se reproduire, il déplace donc le curseur de la sélection naturelle darwinienne à une entité beaucoup plus petite, en passant de l’individu au gène. Hamilton s’inspire de cela pour expliquer que, parfois, des comportements altruistes émergent entre individus. Ainsi, un comportement social d’un agent pourra très bien être en faveur du récipiendaire (et non pas égoïste comme l’implique la théorie darwinienne), à condition que les bénéfices pour ce dernier — et pour l’ensemble du groupe — soient supérieurs au sacrifice de l’agent qui accomplit l’action. Une structure sociale entre les individus d’une même espèce voit donc le jour à travers cette théorie : cette structure serait façonnée autour de la bonne propagation des gènes les plus avantageux pour la population concernée. Cela signifie que l’entité autour de laquelle est centrée la lutte pour la survie du plus apte n’est plus l’individu mais le gène. Cependant, cette voie explicative n’est pas satisfaisante pour notre propos. Outre les innombrables critiques qu’a pu recevoir cette discipline[19], cette voie explicative ne satisfait pas Etienne Bimbenet car nous pouvons très simplement lui opposer des contre-exemples. Vouloir expliquer le comportement individuel par un intérêt collectif rend vulnérable le groupe entier aux tricheurs[20]. De plus, l’individu tricheur au sein de son groupe ne sera jamais défavorisé biologiquement à titre individuel, tout comme l’individu contributeur ne sera pas avantagé. Ce contre-exemple, relativement simple et fréquent, encourage Etienne Bimbenet à recourir à une autre voie pour expliquer la socialité humaine, dans une dimension qui serait propre à l’Homme. Selon l’auteur, la socialité de l’Homme n’est pas simplement instrumentale pour servir la communauté entière ; elle n’est donc pas un moyen mais une fin en soi[21].
Afin d’analyser la socialité humaine, l’auteur prend pour point de départ ce qui servait de contre-exemple aux théories de la sociobiologie. Dans nos sociétés humaines, les tricheurs sont « moralement punis ou socialement réprouvés[22] ». Cette différence entre les sociétés humaines et les sociétés non-humaines est un argument de plus en faveur d’une sociabilité de l’Homme qui n’est pas réductible aux seules explications naturalistes. Etienne Bimbenet propose de définir la culture comme étant l’ensemble des représentations, partagées ou partageables, par les membres d’un même groupe[23]. Cela implique donc que la culture propose à l’Homme un milieu de vie qui lui est propre[24], qui a une nouvelle signification au niveau de sa forme de vie[25]. C’est maintenant sur la signification de cette forme de vie qu’il faut se pencher.
La culture humaine semble se fonder sur un partage de comportements et de représentations[26], et le mode de partage semble donc devoir être étudié en premier. C’est pourquoi Etienne Bimbenet s’intéresse à la psychologie du développement, qui a montré que, chez les humains entre neuf et dix-huit mois, vient progressivement la capacité à ne plus seulement échanger avec un autre individu, mais à communiquer avec un autre individu concernant un élément du monde extérieur (ce qui est appelé « l’intentionnalité conjointe » par cette discipline[27]). C’est ce concept qu’Etienne Bimbenet prendra pour point de départ de ce qu’il appelle l’intentionnalité partagée. Celle-ci est simplement la capacité qu’à l’Homme de désigner (selon différentes modalités qui peuvent être le langage, un geste, ou autre) son environnement. Ainsi, cette intentionnalité partagée permet une forme de vie qui n’est plus centrée exclusivement sur soi, ce qui permet au vivant de se transformer en se décentrant vers un univers de comportements et de représentations partagées[28].
Avec cette intentionnalité partagée s’ouvre à l’Homme ce que nous pouvons considérer comme « l’unique monde naturel[29] ». Ainsi, pour l’auteur, cela rejoint la conception de l’attitude naturelle husserlienne, qui nous permet de viser sans aucune réflexion et spontanément le monde commun de tous les vivants possibles. Cela signifie que cette idéalité du monde, monde qui est le même pour tous et proprement humain, fait partie de notre expérience spontanée du monde[30] ; et c’est précisément cette idéalité du monde qui permet à la vie humaine de prendre un tournant très singulier[31].
III. L’anthropocentrisme élargi comme nouvelle façon de penser les rapports entre l’Homme et l’Animal.
Nous l’avons vu, l’intentionnalité partagée proposée par Etienne Bimbenet permet à tous les humains de se hisser à un même niveau idéel, qui a comme principe directeur un décentrement de soi. Ainsi, l’auteur pense, avec Deleuze, qu’autrui constitue toujours une « structure du champ perceptif[32] ». Autrui a donc une valeur transcendantale, car il est structurant de notre champ perceptif empirique avant même toute expérience du monde que nous pouvons avoir, il est toujours déjà là au-delà de sa présence effective. Tout ce que nous faisons est donc à l’intention d’un monde qui est partageable et commun à tous les vivants possibles[33]. Par conséquent, il est important de connaître la place et le rapport que nous pouvons entretenir avec les animaux, afin de détailler quel statut nous pouvons leur attribuer dans ce monde visé.
Tout d’abord, il nous semble important de préciser qu’Etienne Bimbenet ne veut pas hiérarchiser l’Homme comme supérieur à l’Animal. Cependant, lorsque, en tant qu’être humain, nous effectuons une introspection de nos comportements, nous remarquons qu’ils conduisent toujours à un décentrement de soi à hors de soi, vers ce monde commun à tout vivant[34]. C’est ainsi que l’auteur formule ce qu’il appelle le paradoxe de l’être humain : nous sommes humains justement parce que nous sommes capables d’un décentrement par rapport à nous-mêmes[35]. Etienne Bimbenet va même plus loin, en affirmant que, comme ce décentrement radical est le propre de l’humain, plus nous arrivons à nous décentrer en direction de ce qui n’est pas humain, et plus nous sommes humains[36]. En affirmant cela, cette position se revendique explicitement comme étant influencée — entre autres — par l’animisme de Philippe Descola, dont l’une des conséquences est que « La nature est devenue l’ »extension de l’état de « culture » aux non-humains[37] » [38]». Par ce décentrement spécifique, nous pouvons faire résonner toute vie dans un prolongement de nous-même. Quelle place cette nouvelle explication de la différence anthropologique réserve-t-elle aux non-humains ?
La première conséquence est, selon l’auteur, de nous responsabiliser par rapport aux autres éléments du monde, car tout dépend alors de l’Homme[39]. Cela signifie aussi, pour revenir sur la question de l’Animal, que les animaux n’ont pas de droits qui leur sont propres ; ce ne serait donc pas à eux de plaider leur cause, mais à nous de la protéger. Etienne Bimbenet s’intéresse pour cela à la définition des faits sociaux chez John Searle, qui sont ontologiquement subjectifs (car procèdent d’une intentionnalité collective), mais épistémologiquement objectifs (car ils ont une consistance due à l’adhésion de collectivités)[40]. Ainsi, cela signifie que ce sont aux Hommes d’institutionnaliser une valeur aux entités non-humaines. Cependant, nous voyons déjà que, même sans institutionnaliser une valeur particulière aux animaux, certains d’entre eux en disposent déjà : il ne nous viendrait pas à l’esprit de manger notre animal de compagnie[41]. Selon Etienne Bimbenet, cette différence vient du fait que nous considérons ces animaux privilégiés dans un champ de relations interpersonnelles où on leur permet de s’individuer[42] (ce qui est loin d’être le cas avec les animaux d’élevage, par exemple). Ainsi, le droit des animaux n’est pas un principe transcendant, mais qui peut être institué par l’Homme dans la spécificité de son décentrement possible[43].
C’est pourquoi Etienne Bimbenet reconnaît que nous sommes tous, humains et non-humains, « embarqués dans une histoire commune[44] », et que notre monde naturel commun lui-même est formé par un écosystème humanocentré où les non-humains participent de façon significative[45]. De toute évidence, nous ne saurons jamais ce que cela fait d’être à la place des animaux[46], mais c’est pour cela que ce décentrement de l’Homme ne nous renie jamais en tant qu’humain : il est proprement humain de savoir se décentrer de soi, et c’est ce qui permet d’aménager une place de choix aux non-humains.
Conclusion
Ce très riche ouvrage d’Etienne Bimbenet s’intéresse à la question de la différence anthropologique sous un angle très particulier. En effet, alors que la tendance contemporaine de la position zoocentriste tend à gommer les altérités entre les différentes espèces — principalement en les désignant comme distinctes uniquement par degrés — la position soutenue ici veut davantage montrer que l’Homme est bien un être vivant particulier.
Pour cela, Le complexe des trois singes traite de la question de l’Homme en suivant de nombreux débats et problèmes philosophiques contemporains[47], pour essayer de retrouver ce qui est propre à la différence anthropologique — et que les recherches actuelles ont, pour la plupart, perdu de vue. L’importance dans la vie de l’Homme de l’intentionnalité partagée semble être le point de départ que choisi Etienne Bimbenet dans la restitution du propre humain dans sa réflexion. De là, le philosophe nous invite à repenser nos rapports à l’Animal, et la place que nous pouvons lui accorder dans ce monde humanocentré.
[1] Véronique Barriel, Ces 1,4% qui nous séparent des Chimpanzés, Med Sci (Paris) 2004.
[2] Robert Gifford et Michael Tristem, The Evolution, Distribution, and Diversity of Endogenous Retroviruses, Virus Genes, 2003
[3] Etienne Bimbenet, Le Complexe Des Trois Singes. Essai Sur L’animalité Humaine, Paris, Seuil, 2017, p.10.
[4] Ibidem, p.15.
[5] Ibidem, p.12.
[6] Etienne Bimbenet définit le zoocentrisme contemporain comme cette tendance, du fait des sciences de la nature, à considérer l’Homme par rapport aux animaux et dans leur continuité. Cela a pour conséquence que nous interrogeons les animaux — ou l’Animal — pour savoir nous-mêmes qui nous sommes. Ibidem, p.11.
[7] Charles Darwin, La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, Trad. M. Prum (dir.), Paris, Syllepses, p.150 et 214.
[8] Etienne Bimbenet, Le Complexe Des Trois Singes, op. cit., pp.15-16.
[9] Ibidem, p.24.
[10] Ibidem, p.17.
[11] Ibidem, p.19.
[12] Idem.
[13] Ibidem, p.24.
[14] Ibidem, p.20.
[15] Ibidem, p.24.
[16] Ibidem, p.211.
[17] Pour plus d’informations sur la sélection de parentèle, la sociobiologie, et son histoire, voir : Pablo Servigne, La trahison d’Edward O. Wilson, Revue du MAUSS, 2013, n° 42 pp. 97 à 104.
[18] Dont le livre le plus célèbre reste probablement Le gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 1996.
[19] Pour plus d’informations sur les critiques envers la sociologie en rapport avec la question de la différence anthropologique, voir : Marshall Sahlins, Critique de la sociobiologie, Trad. Jean-François Roberts, Paris, Editions Gallimard, 1980.
[20] Etienne Bimbenet, Le Complexe Des Trois Singes, op. cit., p. 217.
[21] Ibidem, p.219.
[22] Ibidem, p.225.
[23] Ibidem, p.226.
[24] Idem.
[25] Ibidem, p.227.
[26] Ibidem, p.234.
[27] Chris Moore et Philip J. Dunham (dir.), Joint Attention. Its Origine and Role in Development, Hilsdale, New Jersey and Hove, Lawrence Erlbaum Associates, 1995.
[28] Etienne Bimbenet, Le Complexe Des Trois Singes, op. cit., p.235.
[29] Ibidem, p.248.
[30] Ibidem, p.249.
[31] Ibidem, p.267.
[32] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p.357.
[33] Etienne Bimbenet, Le Complexe Des Trois Singes, op. cit., p.285.
[34] Ibidem, p.286.
[35] Idem.
[36] Ibidem, p.290.
[37] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p.183.
[38] Etienne Bimbenet, Le Complexe Des Trois Singes, op. cit., p.291.
[39] Ibidem, p.294.
[40] John Searle, La construction de la réalité sociale, trad. C. Tiercelin, Paris, Gallimard, 1998, pp.21-22.
[41] Etienne Bimbenet, Le Complexe Des Trois Singes, op. cit., p.298.
[42] Ibidem, p.300.
[43] Ibidem, p.305.
[44] Ibidem, p.316.
[45] Ibidem, p.317.
[46] Etienne Bimbenet cite ici Thomas Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris? », dans Questions mortelles, Paris, PUF, 1983, pp.193-209.
[47] Que nous n’avons, pour la plupart, pas eu le temps de commenter ici, comme la question de la morale, de la différence sexuelle, de l’empathie, etc.