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Recension – L’avenir de la démocratie

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Nathanaël Colin-Jaeger est chercheur postdoctoral en Philosophie Politique, à l’American University of Paris. Ses travaux portent sur les théories normatives du fédéralisme et la compatibilité entre marchés et démocratie.

Jürgen Habermas, L’avenir de la démocratie, Bouquins éditions, édité par Clotilde Nouët, Paris, 2024.

L’ouvrage est disponible ici.


Il est difficile de surestimer l’importance de l’œuvre de Jürgen Habermas pour la philosophie politique contemporaine. Pour autant, il n’existait pas d’œuvre de présentation systématique de la trajectoire de Habermas en français – malgré la traduction d’une grande partie de ses ouvrages principaux. Pour cette raison, l’ouvrage édité par Clotilde Nouët est particulièrement important, et constitue un outil indispensable pour toute personne intéressée par la pensée du philosophe de Francfort. Ce livre retrace l’intégralité de la trajectoire intellectuelle de Habermas depuis les années 1950 à nos jours, en ajoutant par ailleurs quelques matériaux inédits, telle que l’entrevue apparaissant au début du volume. Le livre est également à propos compte tenu de la conjoncture actuelle. La démocratie est, à en croire une partie substantielle des analystes et des travaux scientifiques [1], en crise – une crise de la représentation, de la participation, et plus largement de la confiance dans les institutions –, si bien que les analyses de Habermas portant sur les conditions de l’accord légitime prennent une importance particulière. Sa théorie de l’agir communicationnel et de la délibération, fondée sur l’usage public de la raison, menant à un accord acceptable par tous par le biais d’une capacité à la communication et à l’argumentation dans un espace public, est largement mise en péril par les transformations structurelles de notre monde. Pour autant, celle-ci demeure porteuse d’un idéal démocratique duquel nous héritons. Suivre les arguments de Habermas et sa défense de la démocratie, dans les conditions d’une société plurielle, marquée par des désaccords profonds, et s’effectuant à un niveau transnational, comme cela est le cas pour l’Union Européenne, est ainsi nécessaire. Enfin, il faut noter que le travail éditorial mené par Clotilde Nouët ne se restreint pas à une compilation de différents textes, académiques et para-académiques, de Habermas, mais offre une série d’introductions et de commentaires qui permettent de contextualiser et de problématiser les propositions du philosophe allemand.

L’ouvrage propose un découpage chronologique marquant les différentes inflexions de la pensée de Habermas. La première partie, « La démocratie à l’épreuve du capitalisme », est consacrée aux textes des années 1950-1970, qui sont caractérisées par un dialogue et une émancipation vis-à-vis du marxisme. La démocratie n’est pas pensée, dès les années 1950, comme une forme électorale, dominée par la compétition entre partis. En effet, pour Habermas, la forme représentative de la démocratie introduit une captation du pouvoir par « ceux qui contrôlent l’appareil des partis » (71). La démocratie est avant tout (ou perçue comme) une forme sociale, permettant la réappropriation collective des formes de vie. Pour que celle-ci soit effective, Habermas défend très largement l’intervention d’un Etat social, qui doit étendre le « catalogue traditionnel des droits fondamentaux » (76). C’est également dans cette période qu’on trouve les textes de Habermas sur la sphère publique et l’opinion publique, qui marquent les premiers moments de la théorie de la légitimité, puisqu’une démocratie de masse ne peut se passer d’une opinion publique éclairée, qui est la condition de possibilité de la légitimité politique (109). Le contexte de ces développements consiste dans ce qu’Habermas appelle le « capitalisme avancé », dont il diagnostique la crise dans les années 1970 (225sq), et auquel son modèle cherche à répondre. Cette première partie est cruciale car elle montre une image souvent moins prise en compte de Habermas, qui est souvent éclipsée par le tournant décrit dans la seconde partie.

La seconde partie, « Penser la démocratie radicale », présente les thèses les plus connues de Habermas, rassemblées notamment dans son œuvre majeure Droit et Démocratie, publiée en 1992. Cette partie retrace l’évolution de Habermas à partir des années 1980, entraîné dans un projet de compréhension de la modernité à la suite de Kant, pour qui la modernité est marquée par la capacité de la raison à engager « des procès à l’encontre d’elle-même » (303). Pour autant, le projet moderne demeure largement « inachevé » (311). Dans ce second moment, la modernité se réalise pleinement dans une conception de la communication et de la démocratie. L’éthique de la discussion, c’est-à-dire la dérivation de la justification de jugements moraux à partir d’un « accord rationnellement motivé » (337), sur la base de principes dignes de reconnaissances, constitue le cœur de cette approche. Contrairement aux théories de la première partie, qui défendent une conception substantielle et matérielle des conditions d’une démocratie sociale, la théorie défendue dans ce second moment est procédurale, dérivant d’une capacité d’accord entre les individus en situation de communication. La théorie habermasienne s’engage sur la voie d’une dérivation de principes substantiels à partir des réquisits pragmatiques de la discussion, qui implique la reconnaissance de l’égalité morale des individus par la nécessité d’une justification de la norme d’action (339). Ceci le mène, à partir des années 1980, sur la voie d’une défense de la démocratie délibérative, qui requiert une spécification des conditions politiques de la discussion, notamment le développement d’un espace public permettant l’expression libre des opinions, une liberté d’information permise par la diversité des médias et une autonomie de la société civile (411), ainsi que, plus largement, la reconnaissance de droits fondamentaux aux individus (419). C’est également dans cette partie qu’Habermas fait face au défi posé par l’émergence de nouvelles entités transnationales, comme l’Union Européenne, qui posent le problème de l’échelle de la délibération, et la possibilité d’adapter un modèle qui nécessite des institutions garantissant une unité discursive à la population au-delà des États-nations traditionnels (501).

La troisième partie, « L’actualité de la démocratie », est peut-être la plus intéressante vis-à-vis des défis rencontrés par l’idéal démocratique au tournant du XXIème siècle. La théorie de Habermas ne connait pas de transformations substantielles, mais elle affronte de nouveaux objets, à commencer par l’apparent délitement des conditions de la discussion rationnelle dans l’espace public. Cette partie égrène donc les défis multiples auxquels se confronte l’éthique de la discussion, qu’il s’agisse du terrorisme, du multiculturalisme, de la situation spécifique de l’Europe, ou encore de la perte de qualité des espaces publics. La religion et la pluralité des cultures semblent en effet mettre à mal l’existence d’un espace public neutre, puisque les principes procéduraux de la démocratie peuvent être interprétés de manière substantielle par le groupe dominant, imposant ses idées aux différents groupes (636). La reconnaissance de la nécessité d’une « citoyenneté multiculturelle élargie » (639) pose cependant le problème de la manière de concilier ce réquisit avec un accord des individus au sein d’une société plurielle. Habermas rencontre ainsi la tension entre le libéralisme politique à tendance universaliste, et la reconnaissance de l’appartenance culturelle et communautaire particulariste pour la formation des identités. Cette tension s’illustre par l’expression religieuse, qui peut court-circuiter le processus de justification publique par la mobilisation de valeurs non-partageables. A l’instar de Rawls, Habermas plaide pour une traductibilité nécessaire de ces expressions, pour garantir la justifiabilité publique des normes (667), sans pour autant militer pour que les personnes religieuses renoncent à leur langage (687) dans des sociétés post-séculières. Enfin, l’Europe consiste en un objet particulièrement important dans cette dernière partie. L’Union Européenne constitue à la fois un défi et une opportunité pour Habermas. Le défi est caractérisé par un espace sans demos constitué, marqué par des désaccords profonds et des traditions nationales différentes. Pour autant, Habermas y voit la seule voie possible pour préserver une « culture spécifique » (693) dont la pierre angulaire est la justice sociale et la solidarité cosmopolitique, par opposition au capitalisme néolibéral. Il est en effet réaliste, pour Habermas, de penser l’émergence d’une société civile, d’un espace public et d’une culture politique européenne (705), qui requiert néanmoins une transformation des institutions, et notamment la fin de la captation du pouvoir décisionnaire par des institutions technocratiques. Par distinguo, Habermas milite davantage pour l’émergence d’une Fédération Européenne, ou plutôt d’une démocratie supranationale, plus à même de correspondre aux conditions de possibilité de son modèle.

On retrouve, en suivant le parcours de Habermas, la plupart des grands problèmes de la philosophie politique du XXème et XXIème siècle : une analyse des tensions entre l’idéal démocratique et le capitalisme, une théorie de la justification des règles sociales en situation de pluralisme axiologique, une défense de la démocratie délibérative et de l’autonomie de la société civile, la tension entre libéralisme politique et communautarisme, ou appartenance religieuse, une interrogation sur le statut théorique et politique de l’Europe, entre autres thèmes d’importance dont ce volume fait état. Qu’on adopte ou non les thèses de Habermas au cours de ce parcours, on est forcé de constater l’extrême vitalité de ses positions, la diversité et l’étendue de leurs implications, et la fécondité de leurs hypothèses. En cela, le travail de Clotilde Nouët dans ce livre, dont on apprécie les synthèses partielles, est indispensable pour les personnes s’intéressant aux questions relatives aux théories de la démocratie et à l’actualisation de l’idéal démocratique face aux défis nombreux qui caractérisent notre époque.

[1] Il s’agit du vocabulaire utilisé, par exemple, par John S. Dryzek et al. dans « The crisis of democracy and the science of deliberation”, Science, 363,1144-1146, 2019.

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