Recension – « L’art, c’est bien fini ». Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères.
Charles Bobant est docteur et agrégé en philosophie, ainsi que directeur de programme au Collège International de Philosophie.
Yves Michaud, « L’art, c’est bien fini ». Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2021.
L’ouvrage est disponible ici.
Dans son ouvrage au fort retentissement, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, publié en 2003 aux éditions Stock et plusieurs fois réédité, Yves Michaud proposait diagnostic de notre époque, laquelle se caractériserait à la fois par une « vaporisation de l’art » et un « triomphe de l’esthétique ». Par « vaporisation de l’art », il entendait, non pas la disparition de l’art mais, moins spectaculairement, « la fin de son régime d’objet »[1] : les œuvres d’art ont changé de mode d’être, passant du statut d’objets (tableaux, sculptures) à celui d’expériences immersives (installations, performances, environnements, dispositifs multimédias…). Par la formule de « triomphe de l’esthétique », Y. Michaud voulait dire que la beauté – Y. Michaud assimilant en homme du xviiie siècle l’esthétique à la callistique – est devenue la valeur souveraine, sinon l’impitoyable injonction, de nos sociétés post-post-modernes. « Il faut que tout soit ‘‘luxe, calme et volupté’’, plaisant, charmant, lisse, agréable, ou encore excitant, intéressant et que sais-je encore, dans le registre couramment appelé ‘‘esthétique’’. »[2].
Dans L’Art à l’état gazeux, Y. Michaud décrivait en particulier la vaporisation de l’art, laissant de côté, comme il le reconnaît lui-même, l’analyse du triomphe de l’esthétique. Or, dans son dernier livre, « L’art, c’est bien fini ». Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, paru dans la collection « NRF Essais » chez Gallimard en 2021, il s’attelle à l’examen approfondi de ce second aspect, poursuivant et précisant ainsi un diagnostic d’époque. S’il verse une nouvelle fois dans l’esthétique-callistique, ce n’est donc pas pour développer une doctrine du goût, une philosophie de l’art ou une doctrine de la sensibilité, mais pour penser l’homme contemporain, en tant que celui-ci fait de la beauté la valeur ultime. Telle est la proposition inaugurale de l’ouvrage : le privilège exorbitant accordé à la beauté définit notre ère (« l’âge de l’esthétique ») aussi bien que notre être (« l’Être-au-monde esthétique »[3]). L’homme contemporain est un homo aestheticus[4].
Toutefois, dix-huit années séparent L’Art à l’état gazeux de « L’art, c’est bien fini ». Entre temps, la thèse a évolué et s’est radicalisée. Il n’est plus question de soutenir que l’époque se définit par la vaporisation de l’art et par le triomphe de l’esthétique. Il s’agit d’affirmer que notre temps est celui de « la fin de l’Art » et du « triomphe de l’hyper-esthétique »[5]. L’art ne s’est plus seulement vaporisé, il s’est volatilisé. Quant à la beauté, son empire sur le monde de la vie s’est encore exacerbé, s’insinuant dans le moindre recoin de nos existences.
Dans les lignes qui suivent, nous faisons le choix de nous en tenir à une présentation des thèses principales de l’ouvrage et de nous attarder sur les aspects selon nous sujets à discussion.
I. Du triomphe de l’esthétique au triomphe de l’hyper-esthétique
Avec « L’art, c’est bien fini », en particulier dans sa première moitié, Y. Michaud soumet à l’étude un double monde, le monde de l’art et le monde de la vie, et décrit la façon dont la beauté (chapitre i) et l’expérience esthétique (chapitre ii et deuxième partie), qui valaient historiquement pour le monde de l’art, ont fini par le déserter pour envahir le monde de la vie.
I.1. L’hyper-esthétisation
Michaud appelle « esthétisation » le mouvement par lequel la beauté délaisse le monde de l’art pour pénétrer le monde de la vie (« l’esthétique de la vie de tous les jours »[6]), et « hyper-esthétisation » la généralisation et l’intensification de ce mouvement : la beauté envahit dorénavant l’intégralité des secteurs du monde de la vie – les visages, les corps, les cadres de vie, les sentiments, etc. Pour rendre compte de ce phénomène, Y. Michaud avance l’idée que l’hyper-esthétisation est à comprendre comme le « remède »[7] dont l’homme contemporain se doterait, non seulement pour obtenir du plaisir et éviter le déplaisir, mais surtout pour vaincre son refus de l’imprévisibilité autant que sa crainte de l’événement le plus prévisible qui soit : la mort. L’homme contemporain hyper-esthétise de façon à restreindre le champ expérientiel, à réduire le domaine de l’expérimentable et à masquer, en particulier, tout ce qui le renvoie à sa finitude :
L’esthétisation produit un monde qui n’accroche pas, qui n’est ni rugueux ni blessant. Elle nous installe dans des bulles protectrices. Le tourisme, l’expérience d’une rave-party ou d’un concert, l’immersion dans un paysage naturel ou fabriqué, la musique d’ambiance, le design intégral d’un environnement, autant d’expériences d’un monde protégé, étanche, sans défaillance ni défaut, immunisé contre les ‘‘accidents’’ – contre tout ce qui pourrait ‘‘arriver’’ d’imprévu. L’esthétisation conjure aussi la peur de la mort et de ce qui l’évoque.[8]
L’hyper-esthétisation, novation conceptuelle de « L’art, c’est bien fini », appelle selon nous cinq ordres de remarques.
Premièrement, il n’est pas si certain que la beauté a quitté le monde de l’art, ou qu’elle y soit « devenue indifférente »[9]. Personne ne soutiendra qu’il n’y ait pas de beauté dans la dernière œuvre en date d’Anne Teresa de Keersmaeker sur les Variations Goldberg, ou dans la seconde recréation des Quatre saisons par Max Richter, ou dans la mise en scène de L’Étang de Robert Walser de Gisèle Vienne. Mais lorsqu’Y. Michaud parle « d’art contemporain », il n’a pas en tête les pratiques artistiques actuelles, comme ici les pratiques chorégraphiques, musicales ou théâtrales, mais seulement le champ restreint des plasticiens comme Maurizio Cattelan, Jeff Koons ou Tracey Emin. Paradoxe, car Y. Michaud reconnaissait lui-même dans L’Art à l’état gazeux que « l’art, c’est aussi la musique, le cinéma, la littérature, la musique [sic], l’architecture et pas seulement la dernière installation relationnelle perdue sans public dans un de ces centres d’art aux noms aussi délicieusement désuets et attirants que Magasin, Abattoirs, Consortium, Quartier ou Entrepôts »[10]. En admettant que l’art contemporain se réduise aux arts plastiques, il reste discutable d’admettre une désertion artistique de la beauté. « Merde à la beauté » sensorielle, en tout cas pour certaines œuvres – les déchets ou les idées peuvent prétendre à l’artialisation –, mais non merde à toute beauté. Les œuvres plastiques contemporaines appellent à une réévaluation de la beauté, fût-elle une réévaluation dans la dénégation, plutôt qu’à son abandon pur et simple.
Deuxièmement, il n’est pas sûr non plus que la beauté ait pénétré seulement récemment le monde de la vie, ni que le seul précédent soit le Moyen Âge, comme l’affirme Y. Michaud dans le chapitre x[11]. Y. Michaud soutient « [qu’]à d’autres époques, on se représenta le monde à travers les prismes du courage, de la vertu, du salut ou de l’honneur »[12], alors qu’aujourd’hui, on se le représente à travers le prisme de la beauté. En d’autres termes, courage, vertu, salut et honneur seraient des valeurs du passé absolument distinctes de la beauté, valeur d’aujourd’hui. Or, d’une part, courage, vertu, salut et honneur « d’antan » constituaient aussi une forme de beauté, de beauté éthique, morale, religieuse ou sociale – que l’on songe au kalos kagathos de l’Antiquité grecque. C’est pourquoi il conviendrait de dire qu’en un certain sens, les époques antérieures ne sont pas autres qu’esthétiques, elles sont autrement esthétiques. D’autre part, si le bon fut aussi beau, tout porte à croire que notre beau actuel est, à son tour, aussi bon, c’est-à-dire moral, consensuel, socialement acceptable, « plaisant, charmant, lisse, agréable, ou encore excitant, intéressant et que sais-je encore » pour reprendre les termes déjà cités d’Y. Michaud.
Troisièmement, il ne faut pas aller bien loin pour s’apercevoir que la beauté – celle de notre époque – ne s’est pas « répand[ue] partout »[13]. C’est oublier précipitamment le périphérique parisien ou les centres commerciaux, autant de cercles de l’enfer ou de « ZIP », c’est-à-dire de Zones inesthétiques protégées, pendant de ces « ZEP » (Zones esthétiques protégées) dont parle avec humour Y. Michaud pour dénommer l’insularisation du monde de l’art contemporain.
Quatrièmement, il est fort douteux que la conjuration de la finitude ait attendu l’hyper-esthétisation, c’est-à-dire l’avènement de l’homme contemporain.
Cinquièmement, à bien y penser, notre époque – comme peut-être toute époque – se caractérise par une standardisation de la beauté plutôt que par une « esthétisation généralisée », ce qu’Y. Michaud soutient au détour de certaines pages. En effet, en réalité, il n’est pas tellement question que tout soit beau (il existe des zones rebelles à la beauté), mais plutôt que tout ce qui doit être beau soit normé d’une certaine façon – disons pour faire vite, à la façon de « l’industrie culturelle »[14]. Loin d’être le théâtre de la diversité des goûts et de l’intolérance (celle qui faisait dire à Kant que l’on déporte en dehors de l’humanité celles et ceux qui n’ont pas les mêmes préférences que nous), cette beauté standardisée est le lieu d’une uniformisation du goût et d’une soumission à la dictature d’un On esthétique : je suis sensible à la beauté à laquelle On, c’est-à-dire tout le monde, est sensible. Ainsi que l’écrit lucidement Y. Michaud, « des goûts et des couleurs on ne discute pas – surtout quand tout le monde a les mêmes »[15]. Ailleurs, il affirme encore que l’individualisme contemporain tant décrié est un mythe, et « [qu’]on devrait plutôt être frappé du caractère grégaire de comportements ultra-conformistes »[16]. En outre, davantage que d’une esthétisation généralisée, il conviendrait de parler d’une insensibilisation généralisée – idée qu’Y. Michaud rencontre chez le philosophe allemand Odo Marquard (« l’esthétisation du réel […] débouche à l’inverse sur l’anesthésie du sujet contemporain »[17]), mais qu’il ne développe pas pour son compte. Cette beauté normée est, non pas « toujours bizarre », heurtante, capable d’exhausser notre sensibilité à une nouvelle gamme de sentiments et de l’ouvrir à des univers insoupçonnés, mais alignée sur nos attentes, prévisible, réconfortante : elle trahit notre inaptitude à endurer d’imprévisibles propositions esthétiques.
I.2. L’hyper-esthétique
Par le terme « d’hyper-esthétique », Y. Michaud renvoie au renouvellement relativement récent du sens philosophique de l’expérience esthétique. Dans L’Art à l’état gazeux, ce renouvellement concernait en propre le monde de l’art (et plus exactement le monde de l’art de 2003) ; dorénavant, il caractérise essentiellement le monde de la vie. En effet, jusqu’alors, c’est-à-dire de l’esthétique naissante du xviiie siècle à sa thématisation explicite « au tournant du xixe et du xxe siècle »[18], et en particulier chez Jerome Stolnitz qui lui a donné sa formule consacrée, l’expérience esthétique était pensée à partir du modèle de la vision attentive, distinguant d’un côté un regardeur concentré et de l’autre côté une œuvre d’art matérielle regardée. Désormais, le paradigme est celui de l’immersion : ce n’est plus l’œuvre d’art qui est devant le spectateur, c’est le spectateur qui est dans l’œuvre d’art, ou plus exactement dans l’expérience sensible que l’œuvre d’art déploie. Ainsi que l’écrit parfaitement Y. Michaud, « l’expérience esthétique a changé : de frontale elle est devenue atmosphérique »[19]. À présent (mais l’on peut se demander, ce que ne fait pas l’auteur, s’il s’agit d’un renouvellement du sens de l’expérience esthétique, ou bien plutôt d’un approfondissement), l’expérience esthétique est de l’ordre « d’une perception d’ambiance ou d’environnement qui enveloppe le visiteur lui-même dans l’ensemble du dispositif perceptif et perceptible »[20]. Telle est, plus précisément formulée, la thèse de la « vaporisation de l’art ». Or, dans « L’art, c’est bien fini », Y. Michaud substitue au triomphe de l’esthétique le triomphe de l’hyper-esthétique, et ce pour signifier que l’expérience esthétique « nouveau régime » a transité du monde de l’art vers le monde de la vie. Cette transition produit trois effets notables : 1/ la vaporisation de la beauté, 2/ l’extension du concept d’expérience esthétique, 3/ la disparition de l’art. Examinons-les tour à tour.
Premièrement, en s’introduisant dans le monde de la vie, la vaporisation de l’art se mue en vaporisation du beau. L’hyper-esthétisation s’articule ici avec l’hyper-esthétique : l’omniprésente beauté est une beauté de nature ambiancielle, atmosphérique ou expérientielle. Comme l’écrit Y. Michaud, « ce qui s’est d’abord manifesté dans les jardins et dans les théâtres et opéras est aujourd’hui omniprésent : dans la consommation, dans la publicité, dans le sport, dans la culture, dans l’architecture et le design, en art, en politique, dans la vie sociale. Nous vivons des atmosphères et nous produisons des atmosphères »[21].
Le deuxième effet du passage du triomphe de l’esthétique au triomphe de l’hyper-esthétique est celui d’un changement d’extension du concept d’expérience esthétique. Alors que la thèse de la vaporisation de l’art indiquait un changement de compréhension du concept d’expérience esthétique (l’expérience esthétique des œuvres d’art est une expérience atmosphérique), la thèse de l’hyper-esthétique signale un changement d’extension (l’expérience atmosphérique est l’expérience du monde de la vie esthétisé). L’entrée de l’expérience esthétique, devenue perception d’ambiance, dans le monde de la vie conduit à cesser de rabattre l’esthétique sur l’artistique, l’expérience esthétique sur l’expérience esthétique des seules œuvres d’art, ouvrant de la sorte un espace théorique pour penser des expériences esthétiques non artistiques. Il en va ainsi par exemple chez Gernot Böhme pour lequel, comme l’écrit Y. Michaud, « l’esthétique doit devenir la théorie générale de la perception – de l’aisthesis – au lieu de rester confinée au champ de l’Art et des arts, au champ des expériences réputées ‘‘esthétiques-artistiques’’ »[22]. Les nouvelles esthétiques, les esthétiques dites « environnementales » ou les esthétiques dites « des atmosphères », qui se donnent pour objet d’étude les expériences que nous faisons de nos milieux de vie et de la nature, sont les indices de cet élargissement de l’extension du concept d’expérience esthétique au-delà du seul monde de l’art.
Le mérite du livre « L’art, c’est bien fini » est de présenter ces nouvelles esthétiques, et en particulier les esthétiques des atmosphères, auxquelles Y. Michaud consacre toute la deuxième partie du livre. Dans ces pages informées, mais dans lesquelles l’auteur ne s’embarrasse pas de formuler ses dettes vis-à-vis des chercheurs à qui il emprunte son matériel (ainsi des travaux de Mildred Galland- Szymkowiak), Y. Michaud commence par s’employer à distinguer les concepts de « milieu », « d’ambiance » et « d’atmosphère » (donnant sa préférence, on l’aura compris, à ce dernier[23]) (chapitre iv). Après quoi, il retrace l’histoire récente de l’esthétique des atmosphères ou de la « nouvelle phénoménologie », présentant tour à tour les positions de Gilbert Simondon, de Florencio Gonzáles Asenjo, de Hermann Schmitz et de Gernot Böhme (figure récemment décédée), et évoquant au passage les noms de Tonino Griffero et de Bruce Bégout (chapitres v et vi). Il termine la deuxième partie en proposant une archéologie des esthétiques des atmosphères, et ce à travers l’étude de différentes évolutions théoriques, localisées mais solidaires en ce qu’elles convergent et décrivent le passage à une autre « épistémè » et à une nouvelle « aisthesis »[24], précisément à une épistémè qui dissocie art et aisthesis. Ces évolutions théoriques concernent notamment la critique du primat de la relation de connaissance et les théories dites de l’Einfühlung (chapitre vii), ou encore les synesthésies et la cénesthésie (chapitre viii).
Arrêtons-nous sur les critiques que l’auteur formule à l’encontre de l’esthétique des atmosphères. S’il reconnaît que « le recours à la notion de complexe atmosphérique enveloppant individu et environnement […] opèr[e] comme indispensable (ré)ouverture du regard philosophique sur des faits humains négligés ou occultés »[25], Y. Michaud demeure particulièrement réservé vis-à-vis de la nouvelle phénoménologie (autant, d’ailleurs, que de l’ancienne, dont il dit pis que pendre), à laquelle il adresse quatre objections : 1/ les nouveaux phénoménologues démultiplient à l’envi les concepts pour décrire ces atmosphères (« disposition affective, tonalités, compréhension tonale ou flair, quasi-choses, demi-choses, invites ou affordances, scènes, apparitions, physionomies, extases, expressions »[26]) ; 2/ ils se ridiculisent en violentant la langue pour exprimer ces atmosphères ; 3/ ils débattent indéfiniment – se ridiculisant ainsi de nouveau – pour savoir si telle ou telle conception est trop psychologisante ou trop objectiviste ; 4/ ils laissent accroire qu’il existerait des atmosphères naturelles, alors que toute atmosphère est artificielle, le fait d’un « esthétiqueur ». Le lecteur regrettera que ces critiques se fondent davantage sur une hostilité de principe au phrasé phénoménologique que sur un argumentaire en bonne et due forme : en témoigne leur formulation expéditive[27]. Le lecteur s’étonnera également de la présentation faite de la position de Martin Heidegger, lequel se voit convoqué spécifiquement dans la troisième partie, au chapitre ix. Y. Michaud écrit par exemple que « le mystérieux Dasein […] n’est une nouveauté ni linguistique ni théorique »[28] : on admettra sans peine avec l’auteur que, « depuis longtemps en allemand courant, le Dasein, c’est la chose là dans son existence, telle quelle, dans sa condition, réduite à son sort, sans spécificité ni identité »[29]. Mais tout l’intérêt du terme de Dasein dans la perspective heideggérienne est précisément de recevoir une autre acception que celle de l’allemand courant et de constituer, pour cette raison, une nouveauté théorique. En effet, dans Être et Temps, le Dasein, ce n’est pas « la présence humaine nue, la vie, sans autre caractère que cette présence »[30], comme l’affirme Y. Michaud, mais le nom d’une dimension de l’homme, celle par laquelle l’être (Sein) est là (Da) pour lui, autrement dit celle par laquelle l’homme peut se relier à l’être. Y. Michaud ne rend pas non plus justice à M. Heidegger lorsqu’il écrit que le Dasein est « fondamentalement, existentiellement et essentiellement ‘‘dans le monde’’ – même pas ‘‘au monde’’, mais ‘‘en lui’’, pas dans la position de le penser de manière maîtrisée et distanciée »[31]. Il ne fait aucun doute que le Dasein est dans le monde, donc dans une position qui lui interdit tout surplomb extra-mondain. Mais il est tout à fait contestable d’ajouter en incise qu’il n’est « même pas ‘‘au monde’’ ». Comme l’exprime clairement M. Heidegger dans le §12, alinéa 8, d’Être et Temps, il ne faut pas entendre d’abord le in de « l’In-der-Welt-sein » au sens de l’inclusion spatiale, ou de l’habitat, mais au sens de l’habitude : le Dasein est familier du monde, il le fréquente, il s’y rapporte. En d’autres termes, avant d’être situé à l’intérieur du monde, avant « d’être dans le monde », à l’instar des autres étants intramondains, le Dasein est bien, « fondamentalement, existentiellement et essentiellement », « au monde », c’est-à-dire auprès de lui, en relation avec lui. Soit finalement le contraire de ce qu’avance Y. Michaud.
Le concept d’hyper-esthétique appelle lui aussi une discussion. Il est indéniable que l’expérience esthétique a connu au sein de l’esthétique philosophique un changement de signification depuis, au moins, la seconde moitié du xxe siècle. C’est tout le mérite d’Y. Michaud de l’avoir remarquablement perçu. (On ajoutera aux nombreuses figures déjà mentionnées le nom de Mikel Dufrenne, quasi-absent de « L’art, c’est bien fini », et qui pourtant, dans sa thèse principale Phénoménologie de l’expérience esthétique en 1953, ressaisissait l’expérience esthétique des œuvres d’art sur le mode du « sentiment », et celui-ci comme l’appréhension d’une « atmosphère de monde ».) Or, il est plus discutable d’affirmer que « la ‘‘découverte’’ récente de l’esthétique des environnements quotidiens est elle-même un effet de l’esthétisation généralisée étudiée ici »[32], dès lors que, comme on l’a dit, notre époque ne possède pas le monopole de l’esthétisation généralisée. Tout porte plutôt à croire que c’est le renouvellement en termes atmosphériques de la signification de l’expérience esthétique qui autorise l’élargissement de l’esthétique au-delà de l’artistique – ou mieux, le ré-élargissement de l’esthétique au-delà de l’artistique, s’il est vrai que le champ de l’esthétique s’est vu restreint à celui de l’artistique au xixe siècle, alors qu’il renvoyait au xviiie siècle aux choses, naturelles comme artistiques, belles et plaisantes (belles parce que plaisantes). En effet, à partir du moment où l’expérience esthétique est une expérience d’objets – et d’objets artistiques – son champ d’application, déjà limité à l’art, se voit réduit une seconde fois : l’expérience esthétique des œuvres d’art sera l’expérience principalement, et donc problématiquement, des seules œuvres d’art objectales. Quid des œuvres non objectales ? Parce que ne se prêtant pas à l’expérience esthétique stricto sensu, sont-elles inartistiques ? Or, dès lors que l’expérience esthétique devient une expérience d’atmosphères, son champ d’application s’illimite : tout peut dégager une atmosphère, des œuvres d’art objectales comme non objectales, aussi bien que des choses, ou quasi-choses, non artistiques. Par exemple, Mikel Dufrenne, que nous citions à l’instant, après s’être doté d’un concept atmosphérique de l’expérience esthétique des œuvres d’art, l’applique à l’expérience de la nature (dans son article de 1955 « L’expérience esthétique de la Nature »), puis à l’expérience érotique (dans deux textes, « Vers un Éros cosmique », en 1984, puis « Esthétique, érotique », en 1986).
II. De la vaporisation de l’art à la fin de l’Art
Le troisième et dernier effet produit par le passage du triomphe de l’esthétique au triomphe de l’hyper-esthétique est la disparition de l’art. C’est ce que soutient Y. Michaud dans les chapitres iii et xi de « L’art, c’est bien fini » : l’art ne s’est pas seulement vaporisé, il s’est évaporé. Par cette formule de « fin de l’Art », Y. Michaud lie trois thèses complémentaires. Premièrement, l’Art disparaît de la carte : le monde de l’art se voit confiné à des lieux très circonscrits – les « Zones esthétiques protégées » – connus seulement d’un public d’initiés. Deuxième thèse : l’histoire de l’art est terminée. Les œuvres ressassent plutôt qu’elles ne continuent d’écrire l’histoire. Les œuvres contemporaines sont toutes réflexives, elles cherchent le choc, elles sont interchangeables, répétitives : « Au lieu d’un urinoir, vous pouvez choisir une banane ou une cuvette de W.-C. (Cattelan), un crâne (Hirst), un lit (Emin), un pain de glace (Alÿs), un rai de lumière (Turrell), un soleil artificiel (Eliasson) ou rien du tout (Sehgal) et ça marche à tous les coups […]. »[33]. Troisième thèse : les valeurs du monde de l’art actuel ne sont plus les valeurs esthétiques traditionnelles (telles que le goût, la beauté, l’innovation, la rupture formelle, le sublime, la provocation, la poésie, la sensualité ou l’audace), mais les valeurs du monde de la vie : l’argent, le divertissement et la morale.
Cette thèse de la « fin de l’Art » s’expose à un certain nombre de réserves, à commencer par le fait que son champ d’application se révèle particulièrement limité. Elle ne concerne que ce que l’auteur appelle le « grand art », c’est-à-dire ce que l’on trouve dans
les musées d’art contemporain, les galeries, les centres d’art, les écoles d’art, les manifestations artistiques comme biennales, triennales, quadriennales, les départements d’université enseignant l’art, mais aussi [dans] la presse spécialisée, les rubriques ‘‘Art contemporain’’ des journaux, magazines et revues, les sites Internet sur l’art, les maisons de ventes aux enchères, les fondations et collections, les associations et syndicats de gestionnaires et de critiques.[34]
En d’autres termes, la thèse de la fin de l’Art s’applique à une partie seulement de la production artistique contemporaine, soit les arts plastiques. Nous l’avons dit plus tôt, comme le reconnaît Y. Michaud, l’art contemporain s’avère irréductible à la « banane scotchée de Cattelan »[35], « il y a aussi de la musique, du théâtre, du ballet, de la chanson, de l’électro, du design, de la mode, de la cuisine »[36]. Or tous ces domaines de ce qu’il faut bien nommer l’art contemporain, Y. Michaud se refuse à les admettre au sein de l’Art majusculé, cela parce qu’ils ne s’intègrent pas dans la narration de l’histoire de l’art à laquelle il souscrit – et qu’il a participé à écrire dans le chapitre ii de L’Art à l’état gazeux (« L’art contemporain dans le post-post »). Cette histoire veut que « l’artification généralisée » (i.e. le processus qui transforme le non-art en art), permise par l’anti-art, ait abouti à la « dé-définition de l’art », selon l’expression de Harold Rosenberg, c’est-à-dire à une indétermination foncière de ce qu’est l’art, et partant à une « désartification », soit à une disparition de l’art. Au fond, ce qui motive la thèse de la fin de l’Art, c’est le crédit accordé à une certaine philosophie de l’art (philosophie explicitement exposée dans L’Art à l’état gazeux, mais implicitement présente dans « L’art, c’est bien fini », quoique travaillant souterrainement), à savoir « l’esthétique analytique américaine » à qui l’on doit « l’idée d’une définition institutionnelle des œuvres, l’idée aussi que les œuvres n’opèrent pas par elles-mêmes mais nécessitent qu’on les active, qu’on les fasse opérer »[37]. En effet, à partir du moment où l’on tient pour philosophiquement acquis que l’art est une détermination extrinsèque qui tombe sur des choses non essentiellement artistiques par l’effet de procédures d’artialisation, et que tout par conséquent peut se porter candidat à l’artialisation, y compris et notamment n’importe quoi, l’art contemporain se voit inévitablement restreint à ces œuvres et à ces artistes passés virtuoses dans la maîtrise de ces procédures d’artification et dans la surenchère – devenue monotone et vouée à finir – du n’importe quoi. Ainsi, ce qui se joue en creux dans la thèse de la fin de l’Art, c’est l’impuissance des esthétiques « institutionnalistes » ou « procédurales » à rendre intelligible toute la production artistique contemporaine.
Terminons par deux ultimes remarques.
Premièrement, il est assez difficile de lier deux affirmations co-présentes dans le livre, celle du chapitre iii selon laquelle le monde de l’art est réduit à des Zones esthétiques protégées, et celle du chapitre xi d’après laquelle le monde de l’art partage les mêmes valeurs que le monde de la vie hyper-esthétisé, c’est-à-dire d’après laquelle le monde de l’art n’a plus rien d’une Zone esthétique protégée. Tout se passe bien comme si, d’un chapitre à l’autre, d’un bout à l’autre du livre, la pensée d’Y. Michaud avait secrètement évolué. Les ultimes pages laissent en effet entrevoir une radicalisation conclusive du propos, et comme une disqualification des thèses, encore prudentes, avancées jusque-là. Par exemple : « […] dans les ZEP, dans l’Art, il ne reste pas grand-chose [thèse du chapitre iii] et en réalité rien du tout [thèse du chapitre xi], rien en tout cas que nous ne puissions trouver à l’extérieur et partout ailleurs. »[38].
Seconde et dernière remarque : Y. Michaud présente les trois valeurs actuelles de l’art – l’argent, le divertissement, la morale – comme des valeurs du monde de la vie venant se substituer aux anciennes valeurs esthétiques, donc comme des valeurs extra-esthétiques. « Les critères proprement esthétiques ont disparu. »[39] Or c’est une question de savoir si les valeurs financières, événementielles et morales sont bien des valeurs extra-esthétiques. Pour ne prendre qu’un seul exemple, celui de la morale, tout porte plutôt à croire qu’elle est une valeur esthétique traditionnelle. C’est ce que démontre parfaitement le livre L’Art sous contrôle (2019), auquel Y. Michaud se réfère pourtant, dans lequel Carole Talon-Hugon décrit l’étroit lien unissant historiquement l’art à la morale.
[1] Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique [2003], Paris, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2017, p. 11.
[2] Yves Michaud, « L’art, c’est bien fini ». Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2021, p. 9.
[3] Ibid., p. 18.
[4] Dans L’Art à l’état gazeux, Y. Michaud voyait davantage en l’homme contemporain un homo touristicus, un touriste, cet être que l’on aime à moquer, dont la vue nous blesse, et qu’il nous arrive de devenir de temps à autre sans que l’on ne s’en aperçoive bien : « Le touriste est vulgaire, ridicule, inculte, arrogant et égoïste – toujours ‘‘hors situation’’ et déplacé, ce qui ne devrait quand même pas surprendre. Vêtu de tenues ridicules et voyantes, il se déplace en troupeaux bruyants, ne regarde rien, dévaste tout, photographie n’importe quoi, fait des remarques ineptes devant le Parthénon et transporte partout son mode de vie, du Coca-Cola à la choucroute. […] Le touriste, c’est en fait l’homme contemporain » (L’Art à l’état gazeux, op. cit., pp. 189-190).
[5] « L’art, c’est bien fini », op. cit., p. 233.
[6] Ibid., p. 31.
[7] Ibid., p. 35.
[8] Idem.
[9] Ibid., p. 17.
[10] L’Art à l’état gazeux, op. cit., pp. 16-17.
[11] « Une autre époque, beaucoup plus longue que celle de notre esthétisation à nous, s’est placée sous le signe de l’esthétique – le Moyen Âge » (« L’art, c’est bien fini », op. cit., p. 212).
[12] Ibid., p. 18.
[13] Ibid., p. 9.
[14] Ibid., p. 29.
[15] Ibid., p. 38.
[16] Ibid., p. 208.
[17] Ibid., p. 37.
[18] Ibid., p. 32.
[19] Ibid., p. 12.
[20] L’Art à l’état gazeux, op. cit., p. 38.
[21] « L’art, c’est bien fini », op. cit., p. 94.
[22] Ibid., p. 113.
[23] « Cette dimension poïétique, pratique, instrumentale et technique des atmosphères rend, à mon sens, la notion plus pertinente pour traiter d’un monde hyper-esthétisé que celle d’ambiance plus proche des expériences naturelles et poétiques ; plus pertinente aussi que celle de milieu qui garde les traces de son origine mécaniste et de sa référence à des stimuli uniquement physiques : les images de la publicité, les gestes et les paroles font aussi partie des atmosphères » (ibid., p. 94).
[24] Ibid., pp. 172-173.
[25] Ibid., pp. 222-223.
[26] Ibid., p. 126.
[27] Ibid., pp. 126-127.
[28] Ibid., p. 183.
[29] Idem.
[30] Ibid., p. 184.
[31] Idem.
[32] Ibid., p. 31.
[33] Ibid., p. 240.
[34] Ibid., p. 63.
[35] Ibid., p. 245.
[36] Ibid., p. 230.
[37] L’Art à l’état gazeux, op. cit., p. 142 et 143.
[38] « L’art, c’est bien fini », op. cit., pp. 244-245. Nous soulignons.
[39] Ibid., p. 67.