2024Recensionsune

Recension – La pensée artistique. A propos de Rilke et de Rodin.

Print Friendly, PDF & Email

Alexandre Jadin est diplômé d’un master en philosophie contemporaine à l’université Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent sur la phénoménologie contemporaine, et singulièrement sur les philosophies de Jan Patočka et de Michel Henry.

Joaquim Hernandez-Dispaux, La pensée artistique. A propos de Rilke et de Rodin, Louvain-la-Neuve, Presse Universitaires de Louvain (coll. « Petites empreintes »), 2022.

L’ouvrage est disponible ici.


Introduction

L’ouvrage de Joaquim Hernandez-Dispaux pose le doigt sur une contradiction essentielle de l’esthétique philosophique, et, en passant, de l’histoire de l’art : en voulant parler d’un tableau, on s’en détourne irrémédiablement. Tout se passe comme si l’enquête philosophique en la matière artistique déviait de son objet au plus elle tente de s’en approcher.

D’où cette question radicale, posée d’entrée de jeu de ce mince mais dense ouvrage : l’esthétique philosophique, étendue au sens d’une enquête sur la dimension essentielle de l’art, est-elle seulement possible ? Pour creuser la contradiction, l’auteur propose de suivre le cheminement abordé par Jacqueline Lichtenstein dans Les raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture[1]. Dans cet ouvrage, elle propose de combattre ce qu’elle appelle la « position d’extériorité » de l’esthétique philosophique (qui consiste à parler de l’art en son dehors et à partir de son dehors). Tout en dénonçant la mainmise du discours philosophique sur l’art à partir du XVIIIe siècle, elle suggère de s’intéresser à la pratique artistique elle-même.

Un défi que Joaquim Hernandez-Dispaux souhaite relever, en appliquant à la sculpture et au dessin ce que pouvait proposer Jacqueline Lichtenstein. En s’appuyant sur les propos, voire les théories (encore que ce terme demeure problématique pour l’auteur), des artistes eux-mêmes, Joaquim Hernandez-Dispaux construit un discours philosophique visant à conjurer la mise à distance de l’objet artistique par le discours tenu à son endroit, tout en développant a fortiori, une réflexion sur le discours lui-même.

I . Les insuffisances du discours sur l’art 

Afin d’expliciter cette position d’extériorité qui gangrène l’esthétique philosophique, l’auteur mobilise la notion d’art conceptuel, où l’objet artistique devient au mieux la partie d’un tout incluant un discours conceptualisant, au pire un prétexte pour la production d’une théorie sur l’art qui devient dès lors la négation de son objet

L’auteur cite ainsi le peintre belge René Magritte, réagissant à la pensée de Merleau-Ponty :

Le discours très brillant de Merleau-Ponty est fort agréable à lire, mais il ne fait guère songer à la peinture – dont il parait traiter cependant. Je dois même dire que lorsque cela arrive, il parle de la peinture comme si l’on parlait d’une œuvre philosophique, en s’inquiétant du porte-plume et du papier qui ont servi à l’écrivain[2]

A cet art conceptualisé et dévié de lui-même par un excès de parole, l’auteur propose de s’en remettre à ce que Michel Henry appelait, dans son ouvrage sur Kandinsky Voir l’invisible,  la « picturalité pure »[3] d’une peinture qui « fait l’économie du langage »[4]. Cet « art populaire » l’est en raison du fait qu’il « reconduit chaque être humain à ce qu’il porte de plus essentiel en lui : à sa capacité de sentir, de souffrir et d’aimer »[5]. Ce point illustre alors l’envers de la position d’extériorité : un discours sur l’art tentant de conjurer son éloignement au moyen d’un laconisme confinant au silence d’une expérience affective incommunicable.

Une approche phénoménologique de l’expérience esthétique nous permettrait ainsi, poursuit l’auteur d’atteindre «la profondeur des choses » (p.28)[6]. En mobilisant la notion merleau-pontienne de profondeur, désignant une relation plus fusionnelle au sensible excédant l’analyse plus géométrique distanciant le spectateur du tableau, l’auteur montre que l’approche phénoménologique s’avère pertinente pour surmonter la contradiction de l’esthétique philosophique.

Si le défaut d’une telle discipline était d’exister par la négation de son objet, la notion de profondeur merleau-pontienne instaure le primat d’une expérience artistique sur une analytique partition de celle-ci :

Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas comme en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois.[7]

Si l’auteur souligne bien que cette approche demeure bien un « discours », il a la spécificité de réfuter dans son contenu une certaine mise à distance de l’objet artistique. Il renvoie ainsi à une position où s’entrecroise le point de vue de l’extériorité du spectateur ainsi que le point de vue de l’intériorité de l’objet artistique lui-même, ce qui ne permet cependant pas encore, selon l’auteur, de résonner avec l’expérience artistique elle-même.

II. Conjurer la théorie par une théorie de la chose

Cette recherche du degré zéro de la théorie, s’exprime dans une citation d’Henri Matisse, reprise par l’auteur et qui resserre à l’extrême la question de la possibilité d’un discours sur l’art : « Je n’écris que pour vous assurer que je ne le ferai pas »[8]. Pour sortir de la contradiction d’un langage sur l’art qui s’en éloigne irrémédiablement, l’auteur propose d’opérer un distinguo entre le langage et l’écriture. L’écriture théorique – qu’elle soit du fait des artistes écrivant à propos de leur art ou du fait des philosophes tentant de penser l’art – partagerait une secrète parenté avec « le contenu silencieux de l’œuvre » (p.34).

Or, faire droit à ce silence inhérent à l’œuvre, cela a été proposé par Rilke dans son ouvrage Auguste Rodin. Il y lance un « appel à se défaire du langage pour aller vers le silence de l’œuvre d’art et l’écriture qui lui est propre » (p.40). Conduire, donc, à une écriture particulière, qui ne confine pas au silence, mais à l’œuvre d’art en son silence. Il s’agit pour Rilke, rappelle l’auteur, de ne pas substituer l’expérience de la théorie à l’expérience de l’œuvre. En ce sens, il s’agit pour Rilke de proposer une « théorie de la chose » comme une « théorie de la destitution de la théorie » où cette dernière doit ainsi mener « vers l’intérieur des choses, vers leur profondeur » (p.41). Il s’agit de plonger dans ces « mystérieuses existences dont la vie demeure tandis que la nôtre passe », pour reprendre les propos cités par l’auteur de Rilke dans ses fameuses Lettres à un jeune poète.

En jouant « le langage contre lui-même pour nous porter vers le silence de l’œuvre d’art » (p.43) Rilke propose tout à la fois une direction vers le silence de la profondeur des choses mais également une certaine « science du silence » (p.43) où la position d’extériorité se dépasse en plongeant directement dans l’intériorité de l’œuvre d’art.

En faisant raisonner les discours phénoménologiques merleau-pontien et henryen avec les pratiques et théories des artistes eux-mêmes, l’auteur les rend pour ainsi dire vivants. Ainsi cette scène où l’auteur rapporte comment Rodin s’exclame, alors qu’il éclaire ses sculptures à la bougie : « c’est de la vraie chair »[9]. Et l’auteur de rapporter ce que Rilke pouvait dire de la surface, comme profondeur de l’étendue[10]. Si ces « écrits artistes » font résonner les concepts philosophiques avec précisément une plus forte profondeur, leur usage sauvage peut parfois en interroger sinon la pertinence du moins la rigueur. Ainsi lorsque Rilke s’épanche sur la « gravité » de la présence d’une chose dans l’espace, l’auteur propose une « loi de gravitation » comprise comme une « captation de l’entourage par le courant que déploie une œuvre d’art » (p.57).

Une licence langagière en définitive toute performative pour l’auteur de l’ouvrage toujours en recherche d’une parole « qui n’est plus du registre du langage ni irréductible à la position d’extériorité » (p.57). Une parole qu’il tente de légaliser philosophiquement par la parenté du corps que nous sommes avec les choses, en ce qu’elles ne sont guère des étendues, mais gercées de profondeur ; guère des segments temporels, mais en mouvement ; guère isolées, mais cerclées d’une gravité solidaire entre elles. L’auteur en vient ainsi à proposer une parole du corps, à même de conjurer un « langage théorique », fatalement distanciant, non seulement avec les choses en général (et les œuvres d’art en particulier) mais plus encore avec ce qu’il nomme la « parole propre ».

III. La position d’intériorité

En mobilisant les propos de Rilke sur l’art, l’auteur s’est proposé à les agréger philosophiquement, sans pour autant en enlever la substance imagée. Il s’agissait donc d’un discours d’un artiste sur l’œuvre d’un autre (en l’occurrence Rodin). Dans un troisième mouvement, il se propose la même méthode, mais cette fois en se penchant sur la pensée de Rodin (à partir des entretiens qu’il a tenu avec Paul Gsell) à propos de son art.

Loin de Rodin l’idée de constituer une théorie visant à se conjurer, comme le proposait Rilke afin de parvenir à parler des œuvres (pp.64-65). Si le sculpteur du « Penseur » demeure méfiant vis-à-vis de la position d’extériorité, c’est précisément parce qu’il considère que ses sculptures parlent d’elles-mêmes :

Si j’ai traduit certains sentiments dans mes œuvres, il est parfaitement inutile que je les détaille en paroles, car je ne suis pas un poète, mais un sculpteur ; et l’on doit pouvoir lire facilement dans mes sculptures.[11]

Rodin propose une certaine attitude d’ouverture silencieuse avec les choses : « la Nature est toujours belle : il suffit de comprendre ce qu’elle nous montre »[12]. L’auteur montre ainsi comment Rodin propose un « silence conceptuel » (p.82) qui ne renonce pas au langage quand il parle de ses œuvres, au sens où il se fait l’écho de la parole des choses elles-mêmes. C’est de ce silence pas vide que naît une « écriture silencieuse » (p.82) qui jette un pont entre positions d’intériorité et d’extériorité. S’il développe un discours sur sa pratique artistique, il ne peut que s’en éloigner, et se maintenir dans l’extériorité. Mais c’est par son « attention toute particulière à la parole des choses » (p.82) que Rodin nous enseigne une plénitude du silence pour autant qu’il se révèle à l’écoute des choses – et non de son propre vide supposé. C’est en ce sens que Rodin reconfigure une position d’intériorité vis-à-vis du geste artistique, toujours menacée par « les exigences de sa pensée »[13].

Conclusion

Entre la théorie de la chose de Rilke comme « initiation au silence des choses » (p.85) et le silence de la science laissant exprimer la parole des choses, l’auteur de l’ouvrage démontre la pertinence de la pensée artistique pour comprendre l’art lui-même ainsi que son propre « comprendre ».

La contradiction initiale de l’ouvrage qui posait abruptement que l’esthétique philosophique n’était qu’une manœuvre de déviation de l’œuvre elle-même se voit ici tempérée par l’entrée d’une pensée à la frontière de l’artistique et du philosophique, au plus proche de l’expérience artistique. La pensée de Rilke indique ainsi une circonvolution centripète pour toute esthétique philosophique qui voudrait se mettre à parler de l’intérieur des œuvres et ainsi se faire pensée artistique.

C’est en ce sens que l’ouvrage peut se lire également comme une réflexion sur le langage, et singulièrement sur un langage philosophique tentant de pénétrer les œuvres d’art elles-mêmes. En particularisant l’écriture et en soulignant la poéticité de sa pratique, l’auteur ouvre en conclusion une tout autre porte visant à ravauder la brèche du « point de vue de l’extériorité » en matière artistique.

 

[1] Jaqueline LICHTENSTEIN, Les raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Paris, Gallimard (« Essais »), 2014.

[2] René, MAGRITTE, Ecrits complets. Edition établie et annotée par André Blavier, Paris, Flammarion (coll. « écrits d’artistes »), 2009, p. 391 ; cité p.21.

[3] Michel, HENRY, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, Paris, PUF (coll. « Quadrige »), (1988), 2008, p.70. IVI, 70 ; cité en p.26.

[4] Michel, HENRY, op. cit., p. 127 ; cité en p.26.

[5] Michel, HENRY, op. cit., p. 128 ; cité en p.22.

[6] C’est l’auteur qui souligne.

[7] Maurice, MERLEAU-PONTY, L’Œil et Esprit, Paris, Gallimard (coll. « Folio Plus Philosophie »), (1964), 2006, p.17.

[8] Henri, MATISSE, Ecrits et propos sur lart, Paris, Hermann Editeur, 2014, p. 311 ; cité en p.33.

[9] Auguste, RODIN, L’art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Bernard Grasset (coll. « Les cahiers rouges »), (1911), 2018, pp. 37-39 ; cité en p.49.

[10] Auguste RODIN, op. cit., p. 872 ; cité en p.47.

[11] Auguste RODIN, op. cit., p.120 ; cité en p.68.

[12] Auguste RODIN, op. cit., p.87 ; cité en p.71.

[13] Auguste RODIN, op. cit., p.67 ; cité en p.83.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

More in:2024

Next Article:

0 %