Recension – Fonder la philosophie. Essai sur le système hégélien
François Danzé est agrégé et docteur en philosophie. Il a soutenu sa thèse en 2024 à l’Université de Lyon, intitulée « Le Mythologique et le spéculatif. Art, politique et religion chez Hegel et le premier romantisme allemand ». Ses recherches portent sur l’histoire de la philosophie allemande classique et son dialogue avec la littérature.
Victor Béguin, Fonder la philosophie. Essai sur le système hégélien, Hermann, Paris, 2024.
L’ouvrage est disponible ici.
L’ouvrage de Victor Béguin, Fonder la philosophie. Essai sur le système hégélien se propose d’élaborer une compréhension nouvelle de la philosophie hégélienne en son ensemble, en la situant depuis un problème philosophique qui, au-delà de son seul auteur, est celui d’une époque déterminée, à savoir l’histoire de la « philosophie allemande classique ». L’hypothèse directrice qui sous-tend la recherche de l’auteur est la suivante : l’ensemble du système répondrait au problème de la fondation absolue de la philosophie, c’est-à-dire à la question de savoir comment assurer au discours philosophique sa vérité. Dans la mesure où ce fondement se veut absolu, sa vérité doit être telle qu’elle ne puisse être critiquée et relativisée au nom d’un principe supérieur, actant ainsi la fin de la tâche fondatrice de la philosophie. Si l’ouvrage de Victor Béguin se concentre donc sur un auteur de la philosophie allemande classique, il en interprète la pensée sur le fond d’une « constellation » prédéfinie d’auteurs (entre autres Kant, Reinhold, Fichte, Schelling, Hölderlin), dont l’unité tient au problème commun de la fondation absolue. Par cette méthode génétique et comparative d’histoire de la philosophie, l’auteur poursuit ainsi la méthode initiée par l’historien de la philosophie allemande Dieter Henrich, moyennant les apports de divers commentateurs comme Walter Jaeschke, Andreas Arndt, Gilles Marmasse ou Alexander Schnell. Après avoir exposé le problème central de l’ouvrage (introduction), nous analyserons comment Victor Béguin entend le résoudre, d’abord par la voie phénoménologique (partie I, chapitre 1), puis par la voie systématique (II., 2-3 ; III., 4-5), pour enfin éclairer l’articulation de ces deux modes de fondation (IV, 5-6 ; conclusion) et justifier ainsi son hypothèse de départ.
Le problème d’un fondationnalisme non-métaphysique
Au-delà de cette thèse énoncée d’emblée par l’auteur (p. 9), la réponse apportée par Hegel à ce problème central relève de sa conception du fondement ultime comme « exposition systématique de l’auto-détermination de l’idée » (p. 9). En celle-ci s’abolit la séparation entre le discours philosophique et l’essentialité, si bien que l’objet de la philosophie – que nous le nommions le vrai ou l’universel – s’accomplit en étant lui-même le sujet de son discours. Autrement dit : l’absolu, en tant qu’idée, détermine son propre fondement, ou est la chose même explicitant sa raison d’être inhérente à son discours propre. Partant, Victor Béguin énonce une hypothèse forte : en procédant ainsi, le système hégélien serait « une forme explicitement non-métaphysique du fondationnalisme qui se passe de tout recours à un fondement déterminé » (ibid.). L’originalité du système hégélien, au regard des autres tentatives contemporaines à Hegel de réponse au problème de la fondation ultime, tiendrait donc à ce qu’il est « une figure non-métaphysique du rationalisme », ou encore un « fondationnalisme sans fondement », contradiction apparente qu’il s’agit de dépasser. Pour ce faire, l’ouvrage se divise en sept chapitres répartis en quatre parties réparties à leur tour en deux types de fondation : phénoménologique (I.1) et systématique (II.2-3, III.4-5, IV.6-7), exposé pour le premier dans la Phénoménologie de l’esprit de 1807, et, pour le second, dans le système proprement dit, c’est-à-dire principalement dans la Science de la Logique, les Principes de la philosophie du droit, et l’Encyclopédie des sciences philosophiques.
Est-il seulement possible de fonder ultimement la philosophie ? Cette question devient problématique dès lors que les tentatives visent à instaurer un fondement déterminé à la philosophie, comme le Ich bin Ich de Fichte, ou le A=A de la philosophie de l’identité schellingienne. N’est-il pas en effet contradictoire de faire reposer la vérité du discours philosophique sur ce qui n’est qu’une proposition fondamentale (Grundsatz) elle-même particulière et relative ? Sous ce prisme, en effet, le fondement demeure extérieur à ce qu’il fonde, et la validité du discours philosophique n’appartient pas au discours même, mais à une extériorité contingente. La solution hégélienne à ce problème apparaît dès lors paradoxale : le discours exige que le système philosophique soit absolument fondé, mais il est impossible de le fonder sur un principe déterminé. Pour le résoudre, Victor Béguin propose d’articuler deux thèses : premièrement le système hégélien est une « autofondation circulaire et totalisante de la philosophie » (p. 24), deuxièmement, en pensant cette autofondation comme auto-détermination de l’idée, Hegel opère une « rupture profonde avec le lexique [métaphysique] de la fondation » (ibid.). La vérification de cette hypothèse de lecture fait cependant face à un nouveau problème. Si Hegel a en effet trouvé le fondement ultime du discours philosophique, autre chose est sa mise en oeuvre. Or, une telle mise en œuvre se scinde à son tour en une fondation phénoménologique et une autre systématique, impliquant une mise en œuvre déterminée, malgré l’absoluité du principe. Dès lors, si l’œuvre hégélienne peut se comprendre sous le prisme d’un seul problème, mais qu’elle témoigne cependant de deux mises en œuvre distinctes, le problème devient celui de leur articulation. C’est vers sa résolution que tend l’ouvrage de Victor Béguin, jusqu’à proposer une première réponse en son chapitre VI, et enfin s’achever au chapitre VII, en exposant les trois formes que prend le discours par lequel la vérité est absolument fondée comme auto-détermination de l’idée (par le concept de totalité systématique, l’histoire de la philosophie, et, enfin, l’idée de la philosophie).
La mise en œuvre phénoménologique
La première partie de l’ouvrage (« Fondation Phénoménologique »), avant d’en venir à l’étude de la Préface à la Phénoménologie de l’esprit de 1807, retrace succinctement la trajectoire qui a conduit Hegel au problème de la fondation ultime. Si les premiers écrits de l’époque de Berne (1793-1796) semblent étrangers à ce problème (contrairement aux écrits de Schelling et Hölderlin), et si l’on peut voir Hegel s’intéresser de plus près à Fichte et Reinhold à partir de 1797, c’est la Differenzschrift de 1801 qui marque certainement la première contribution hégélienne à ce problème. Dans cet ouvrage, en lequel Hegel compare les principes de la philosophie élaborés par Fichte et Schelling, les concepts d’absolu, de raison et de système occupent à présent une place centrale, et une première formulation de la raison absolue au principe du système est énoncée comme identité de l’identité et de la non-identité. Il est néanmoins une ambiguïté de la Differenzschrift : faut-il y voir une simple comparaison des mérites des systèmes de Fichte et Schelling, ou bien préfigure-t-elle déjà « l’idée d’une auto-exposition rationnelle d’un absolu conçu comme activité de totalisation » (p. 35) ? Si tel est le cas, il faut néanmoins reconnaître que Hegel n’aurait pas encore trouvé la formulation adéquate à une telle idée.
Victor Béguin en vient alors à l’étude de la Préface de 1807, laquelle devait initialement être préface à l’ensemble du système (et non à cette seule « introduction au système » qu’est la Phénoménologie de l’esprit). En montrant clairement à quel point Hegel affirme désormais avec assurance sa position philosophique, l’auteur nous rappelle sa critique des penseurs qui avaient cherché à énoncer un principe déterminé au système, et, partant, la nécessité d’une nouvelle conception de la philosophie. Le principe du système, s’il ne doit plus être un principe déterminé, doit donc contenir en lui tous les principes particuliers et démontrer ainsi sa propre universalité. La tâche de fonder absolument le système peut alors se présenter comme l’affirmation de sa scientificité effective, ce qui équivaut à dire que le vrai doit être conçu en même temps comme substance et comme sujet. A partir de cette relecture des passages clefs de la Préface de 1807, on comprend dès lors en quoi la Phénoménologie de l’esprit, en tant que chemin obéissant à une nécessité logique, conduit la conscience immédiate à l’auto-fondation du système. La Phénoménologie de l’esprit n’est pas en ce sens fondement de la science philosophique, comme si elle était un fondement déterminé et extérieur à la chose même, de même qu’elle « n’entend pas du tout constituer un fondement de la science en garantissant la vérité avant son exposition » (pp. 45-46) : elle est en vérité en elle-même science (de la conscience), et constitue ainsi déjà l’auto-exposition de l’idée absolue sous une mise en œuvre particulière, à savoir phénoménologique, c’est-à-dire le savoir de l’idée absolue tel qu’il apparaît à la conscience d’un sujet se révélant à lui-même comme esprit absolu.
La mise en œuvre systématique
Cette mise en œuvre phénoménologique exposée, Victor Béguin peut alors en venir à l’exposition de la mise en œuvre systématique, qui occupe quantitativement la plus grand partie de son ouvrage. En premier lieu, il est question de l’analyse de la notion de fondement telle qu’elle apparaît dans la Science de la Logique, plus précisément dans la Doctrine de l’essence. Le chapitre 2 de l’ouvrage de Victor Béguin (« Le fondement dans la logiue de l’essence ») nous permet de comprendre plus avant en quoi le fondationnalisme hégélien peut être interprété comme un « renoncement à la figure métaphysique de la fondation » (p. 50). En poursuivant les travaux de Stephen Houlgate (cf. Hegel’s Critique of Foundationalism in the « Doctrine of Essence »), Victor Beguin éclaire en quel sens le concept de fondation appartient, en tant que logique de l’essence, au registre de l’ancienne métaphysique qui, en vertu de la nécessité de son mouvement, se dépassera elle-même dans la logique supérieure du concept, qui en est la vérité. Les limites de l’essentialisme (aussi bien de la métaphysique classique que de sa critique kantienne) sont conjointes à l’élaboration d’une logique de l’absolu où le fondement devient aussi bien le déterminant que le déterminé. Le fondement, dans la Doctrine de l’essence, apparaît comme une « modalité imparfaite d’auto-différentiation de la chose même » (p. 52). Le passage à la logique du concept devient ainsi l’Aufhebung du lexique métaphysique de la fondation pour s’expliciter désormais en termes d’auto-détermination de l’idée absolue, et passer d’une logique objective (être et essence) à une logique subjective (concept). En cette dernière, la production de soi-même est en même temps un savoir de soi-même, ou, autrement dit, l’accomplissement de sa raison d’être interne dans le savoir achevé de ses moments développés et configurés en un tout auto-suffisant. Le fondement est alors absorbé par le jugement, au moyen duquel la chose même se partage entre soi et son autre tout en retrouvant son unité originaire à un niveau supérieur. Dans ce processus de production de soi comme conscience de soi, l’idée absolue se vérifie elle-même, si bien que « l’idée logique se détermine ultimement comme méthode de vérification (Bewährung) d’elle-même dans la totalité réelle » (p. 111).
En second lieu, au-delà du problème de la fondation du point de vue logique, l’auteur en vient à étudier la fonction systématique de la Realphilosophie exposée, dans le système, en tant que philosophie de la nature et philosophie du droit. Après avoir élucidé les problèmes inhérents au passage de la Logique à la Philosophie de la nature, ainsi que de celle-ci à la Philosophie de l’esprit, et après avoir exposé le sens de l’idée de nature en tant qu’être-autre de l’esprit, l’enjeu est celui de démontrer que le fondationnalisme hégélien, considéré depuis le sens conceptuel de l’auto-détermination de l’idée, permet de répondre à deux critiques souvent faites à l’encontre du système. La première, portant sur la philosophie du droit, et telle qu’elle a d’abord été formulée en ses grands traits en 1821 par Nikolaus von Thaden, consiste à faire de la philosophie hégélienne la justification de l’ordre juridique existant, légitimant ainsi, par un travail extérieur de fondation, une politique au service des puissants. Or, une telle critique n’a pourtant de valeur qu’en tant qu’elle comprend la logique du système depuis l’ancien point de vue du fondationnalisme métaphysique. Du point de vue du concept, en effet, la philosophie hégélienne ne cherche pas à fonder les normes juridiques par le discours extérieur de la philosophie, mais celle-ci démontre que les normes produisent par elles-mêmes leur propre légitimité et le dépassement du conflit des lois. De même, au sujet de la philosophie de la nature, le système hégélien n’est pas l’incarnation de l’hubris philosophique prétendant « fonder extérieurement les pratiques scientifiques » (p. 152), mais la reconnaissance de l’autonomie des sciences positives et de l’universalisme présent en leur discours, tout en critiquant les limites propres à un discours d’entendement (Verstand), c’est-à-dire reconductible à une métaphysique présupposant une fixité des déterminations de son objet. La philosophie ne fonde pas en ce sens les sciences, mais élève leur discours à une forme véritablement rationnelle, où la chose même apparaît dans le mouvement de son auto-détermination.
Phénoménologie de l’esprit et Système de la science
Enfin, après l’analyse de la Realphilosophie, le chapitre VI (« La Fondation systématique face au projet d’une fondation phénoménologique »), qui à certains égards peut valoir comme le point culminant de l’ouvrage, propose de répondre au problème préalablement posé de l’articulation de la mise en œuvre phénoménologique et systématique de la fondation. A travers une lecture originale, Victor Béguin défend désormais l’hypothèse selon laquelle la mise en œuvre systématique de la fondation absolue « rend, sinon caduque, du moins superflue » (p. 194) la mise en œuvre phénoménologique. A partir des mentions de la Phénoménologie de l’esprit dans les volumes successifs de la Science de la logique, on comprend que Hegel change peu à peu l’idée qu’il se fait de l’ouvrage de 1807, et que le problème (non encore résolu) de la véritable nécessité d’une mise en œuvre phénoménologique de la fondation absolue se fait jour dans la rédaction de la Doctrine du concept de la Science de la Logique et la première version de l’Encyclopédie des sciences philosophiques.
Le problème s’approfondit ensuite dès lors qu’il s’agit de penser le rapport de l’ouvrage de 1807 à la section « Phénoménologie de l’esprit » de l’Encyclopédie, s’interposant entre l’étude de l’âme (anthropologie) et l’étude de l’esprit (psychologie). Si la première édition de l’Encyclopédie semble encore comprendre la Phénoménologie de l’esprit comme la justification du concept de science, la remarque au § 25 du Vorbegriff des éditions de 1827 et 1830 « abandonne l’idée, présente en 1817, selon laquelle la déduction du concept de la science à partir de la conscience ordinaire que présente la Phénoménologie de l’esprit devrait être intégrée au système » (p. 200), ce qui ne signifie cependant nullement un désintérêt de Hegel pour celle-ci, comme en témoigne le projet de réédition initié en 1831 peu avant sa mort. S’il est impossible de trancher avec certitude sur la manière dont Hegel considérait en dernier lieu la Phénoménologie de l’esprit, l’hypothèse la plus plausible, selon Victor Béguin, est de considérer que Hegel a pris conscience, à mesure qu’il réalisa le système, que celui-ci se suffit à lui-même pour répondre au problème de la vérification de son propre discours, et n’a donc pas besoin au préalable d’une fondation de type phénoménologique, de sorte que la Phénoménologie de l’esprit n’est plus à comprendre comme une introduction au système de la science et sa première partie. La Phénoménologie de l’esprit serait, du point de vue du système, un « faux départ » (p. 215), néanmoins nécessaire dans la trajectoire de pensée de Hegel pour faire advenir le système, de même qu’elle demeure plus positivement « une source inépuisable de propositions philosophiques passionnantes » (ibid.).
Enfin, après avoir répondu au problème de l’articulation des mises en œuvre du fondement absolu, le chapitre VII (« L’autodétermination du système ») peut exposer les trois manières dont la philosophie rend raison de la vérité de son discours, d’abord dans une analyse du concept de la philosophie comme totalisation systématique, puis dans la récollection des moments constitutifs de cette totalisation, autrement dit comme histoire de la philosophie, enfin par une analyse des trois syllogismes finaux de l’Encyclopédie, au moyen desquels la philosophie pense sa propre auto-détermination. Pour appuyer sa lecture, l’ouvrage donne en outre à son lecteur une annexe comprenant une traduction originale des notes manuscrites de Hegel sur la section « Philosophie » de l’Encyclopédie, datées de 1818-1819.
L’ouvrage Fonder la philosophie. Essai sur le système hégélien apparaît donc comme une interprétation originale du système depuis le problème de la fondation propre à la philosophie allemande classique. Fort d’une érudition permettant à l’auteur de s’appuyer sur la richesse du commentaire hégélien tant français qu’international, l’ouvrage non seulement se ressaisit des grands thèmes de l’hégélianisme et propose de nouveaux éclaircissements sur les passages clefs des ouvrages majeurs publiés par Hegel, mais livre en outre une interprétation originale de la trajectoire du discours hégélien qui, loin du dogmatisme métaphysique dont on l’a souvent accusé, apparaît en toute sa vitalité et sa plasticité.