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Recension – Christianisme et subjectivité chez Michel Foucault

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Etienne Besse est né le 2 septembre 1983 ; il est titulaire d’un Master 2 en philosophie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne après avoir soutenu un mémoire sur la négation chez Kant et Hegel sous la direction de Jocelyn Benoist et d’Isabelle Thomas-Fogiel.

Agustín Colombo, Christianisme et subjectivité chez Michel Foucault, Paris, Hermann,  2023, 332 pages.

L’ouvrage est disponible ici.


La parution en 2018 du livre inédit de Michel Foucault Les aveux de la chair[1], clôture l’étude des pratiques liées à la question de la vérité articulée selon des dispositifs constituant une histoire de la sexualité de la Grèce antique jusqu’aux sociétés chrétiennes. Dans cette perspective, le livre de M. Colombo a pour objet de recomposer ce cheminement foucaldien dans l’examen du christianisme, et d’en montrer les lignes de forces avec leurs déplacements conceptuels.

Au début de ses investigations, Foucault résumait son projet par la comparaison suivante :

En Grèce, la vérité et le sexe se liaient dans la forme de la pédagogie, par la transmission, corps à corps, d’un savoir précieux ; le sexe servait de support aux initiations de la connaissance. Pour nous, c’est dans l’aveu que se lient la vérité et le sexe, par l’expression obligatoire et exhaustive d’un secret individuel. Mais, cette fois, c’est la vérité qui sert de support au sexe et à ses manifestations.[2]

Pour résumer, là où l’ascèse antique nécessite la « parrêsia » (p 14) dans la relation au maître et intègre certains éléments liés à la sexualité parmi d’autres pratiques pour atteindre la sagesse, le christianisme produit un régime de pratique de la vérité que Foucault appelle « véridiction », et qu’il repère cette fois-ci dans « l’exagoreusis » (p 115-122), où peu à peu, par cette perpétuelle mise en discours de soi via la confession qui produit une forme de « subjectivation », la sexualité devient alors le lieu fondamental et constitutif du sujet même, mais également le critère de l’aveu du sujet en lutte pour son Salut contre la concupiscence.

A travers ces différents problèmes, ce livre de Agustín Colombo met l’accent sur le prisme de la subjectivité dans les pratiques chrétiennes, afin de déterminer en quoi vérité, subjectivité et sexualité produisent diverses pratiques de pouvoir. Cette question va hanter jusqu’à la méthodologie de Foucault et se réfléchir sur ses propres pratiques d’écriture et de recherche. En effet, pour se démarquer des approches marxistes et psychanalytiques, Foucault s’interroge ainsi : « ne faut-il pas se poser d’abord la question, s’interroger sur l’ambition de pouvoir qu’emporte avec soi la prétention à être une science » (p 130).

Foucault va alors opérer selon une « anti-science » (ibid.) destinée à contrer les effets de pouvoir du discours par le biais d’une certaine méthodologie généalogique. Foucault rompt avec la méthode de ses premières recherches examinant les discours, où l’archive avait ainsi une sorte d’en soi structurel, porteur d’une position de production discursive pure. Avec l’approche généalogique, « l’archive vaut désormais comme trace d’existence (…) : sans doute parce que Foucault réintroduit la notion de subjectivité dans sa réflexion » (p 131).

Colombo trouve dans ces variations méthodologiques de Foucault les articulations propres à son projet : « il s’agissait d’une part d’analyser la dimension généalogique du christianisme vis-à-vis de la formation de la subjectivité moderne » avec la manière dont émerge la spécificité chrétienne de cette subjectivité (p 303). Cette généalogie foucaldienne opère selon « trois axes » (p 12) : les modes de véridictions, les techniques et procédures déterminant la conduite, et enfin, les différentes formes de pratiques relevant du sujet. Ces axes vont constituer les trois parties de l’étude menée par Agustin Colombo.

I. Le christianisme et les modes de véridictions

Foucault lie la pratique du « dire-vrai » avec son obligation : le problème est de déterminer ce qu’il produit comme type de pouvoir. La question se rapporte à la sexualité et au christianisme puisque l’Occident chrétien s’est spécifié par rapport aux autres civilisations en cherchant à produire la vérité du sexe en tant que « scienca sexualis » et non pas en un « ars erotica » (p 26). Cette science ne consiste pas à « extraire la vérité du plaisir lui-même, pris comme pratique et recueilli comme expérience », mais à définir « des procédures qui s’ordonnent pour l’essentiel à une forme de pouvoir-savoir rigoureusement opposée à l’art des initiations et au secret magistral », c’est-à-dire « l’aveu [3]». En ce sens, « la sexualité ce n’est pas ce que l’on tait, c’est ce que l’on est obligé d’avouer. » (p 32). Et selon Foucault, ces techniques d’aveu et de pénitence ont peu à peu émigrées de la religion chrétienne vers la médecine, là où « la chair fait place à l’organisme et le Salut à la normalité » (p 47).

En retravaillant en « dispositifs » les différents rapports de force que forment les savoirs, Foucault va tenter de montrer l’émergence de différentes figures au XIXème siècle qui seront considérées comme problématiques, à savoir : la femme hystérique, l’enfant masturbateur, le couple malthusien et l’adulte pervers (p 46). Foucault ne va cependant pas publier toutes ces recherches annoncées dans les premiers plans de l’Histoire de la sexualité, mais M. Colombo montre comment, dans ses cours et les fonds inédits conservés à la BNF, Foucault va opérer l’étude généalogique de ces figures :

ce n’est pas par une extension des considérations traditionnelle de la médecine grecque et médiévale sur l’utérus ou sur les humeurs que la médecine a découvert ce domaine des maladies à connotation, à l’origine ou à support sexuel. C’est dans la mesure où elle a hérité de ce domaine de la chair, découpé et organisé par le pouvoir ecclésiastique, c’est dans la mesure où elle en est devenue, à la demande même de l’Église, l’héritière ou l’héritière partielle, que la médecine a pu commencer à devenir un contrôle hygiénique et à prétention scientifique de la sexualité[4]. (p 56)

Dans le texte « Sexualité et pouvoir[5] », Foucault interprète cette mise à disposition à partir des opérations du pouvoir de type « pastoral » propre au christianisme, c’est-à-dire du berger menant son troupeau, mais qui peut le quitter à tout moment pour retrouver la brebis égarée. Cette analogie entraîne une organisation concrète et un style de pouvoir institué qui implique de déterminer le corps comme chair, c’est-à-dire de former une subjectivité pour assujettir l’individu. Or, la chair inscrite comme corps subjectif est la sexualité, laquelle va devenir le support de l’aveu que doit réaliser constamment l’individu assujetti dans le pouvoir pastoral.

Ici M. Colombo montre que Foucault change dans ses distinctions : ainsi, la confession chrétienne, dans la direction du fidèle et l’examen de conscience, a pu déborder la simple sciencia sexualis pour devenir aussi un véritable ars erotica, notamment chez les mystiques dans leur recherche d’union spirituelle à l’amour de Dieu (p 66). On retrouve par ailleurs cette ambiguïté quand Foucault analyse les contre-conduites, notamment le phénomène de la possession – laquelle concerne historiquement la personne la plus pieuse du couvent ou du monastère – qui dissout l’assujettissement dans un « corps démultiplié » (p 68). Ainsi, quand Foucault indique que l’Église a « demandé » à la médecine de se charger de la question sexuelle, c’est notamment face à des cas limites comme celui du mysticisme ou de la possession qu’elle n’a pas su gérer.

Mais quelles sont les différences entre cette ascèse antique et chrétienne ? L’examen de conscience stoïcien vise à faire un récapitulatif rétrospectif qui trie les erreurs et les envisage pour le futur selon des règles de conduites à tenir. À cela s’ajoute un travail sur les pensées elles-mêmes pour déterminer une attitude constante (p 91-92). Par comparaison, Foucault analyse les textes de Tertullien et Cassien pour conclure à une première différence fondamentale : « l’objectif de l’examen de conscience monastique est de déterminer si mes pensées viennent de moi ou bien sont des illusions produites par un autre que moi » (p 100). Par ailleurs, le chrétien ne peut pas s’évaluer lui-même et obtenir de lui-même la propre mesure dans sa conduite : il doit la confier constamment à l’évaluation du confesseur dans ce travail de la « vérité à produire » (p 104). Selon Foucault, l’enjeu de la véridiction chrétienne n’est pas la vie bonne visée et assistée par les conseils d’un maître comme dans le stoïcisme. L’extériorisation de l’individu visant à se considérer comme pécheur est une forme « d’exomologèse liée à une mortification donc une ouverture vers l’au-delà » (p 122). La véridiction chrétienne est donc un acte de foi qui consiste à se reconnaître comme pécheur par la confession réitérée. Aussi, l’obéissance n’est plus un moyen comme dans l’ascèse antique, mais une fin puisqu’elle devient dans ce cadre une vertu. C’est sur ce fonctionnement que se fonde selon Foucault la gouvernementalité chrétienne.

II. Christianisme et gouvernementalité

La gouvernementalité est l’articulation d’une population à ses dirigeants par le biais de différentes pratiques régulatrices ou disciplinaires. M. Colombo analyse alors les différentes techniques du pouvoir pastoral identifiées. Foucault établit une distinction : « le pasteur n’est aucunement l’homme de la loi » (p 142), il « consiste à s’occuper individuellement de chaque brebis et veilleur au salut de chacune par un rapport de dépendance intégrale par la soumission et la non-finalisation » (p143-144).

C’est une non-finalisation, un épanouissement propre impossible car le domaine du Salut ne vise pas ce monde – « mon Royaume n’est pas de ce monde » (St Jean, chap XVIII, 36) – mais également parce que l’individu est substantiellement pécheur, donc avec une volonté mauvaise que l’on ne peut que canaliser indéfiniment par les mortifications de la vertu d’obéissance. Dans ce cadre, l’obéissance est un jeu de la volonté sur et contre elle-même ; Foucault décrit les modes de la volonté dans Les Aveux de la chair selon qu’elle devient structurellement une capacité à la subditio (vouloir ce que les autres veulent), à la patientia (ne pas faire obstacle) et à l‘humilitas (renoncer à ses motifs particuliers). Dans ce cercle opère alors le pouvoir canalisateur du directeur de conscience qui peut articuler examen de conscience et aveu dans la confession (p 156-157).

Le paradoxe déjà mentionné et qui s’approfondit encore est que la subjectivation chrétienne fait émerger l’individu en tant que conscience, mais pour immédiatement l’assujettir dans un rapport d’obéissance au directeur de conscience par l’ascèse de la volonté selon le schéma du cheminement vers le Salut mis en péril par la tentation perpétuelle du pécheur.

Cette morale du Salut de l’individu est vue, par contraste avec l’antiquité, comme une impossible maîtrise de soi et une « irréalisable mise en pratique de sa propre liberté » (p 223). C’est sous ce verdict que s’ouvre alors la dernière partie, la chair comme « expérience » et mode de rapport de soi à soi dans le christianisme.

III. L’expérience de la chair

La chair est une sorte de carrefour de la volonté et du savoir du sujet sur lui-même qui fait l’expérience d’une forme de transformation de soi par soi (p 229). Selon M. Colombo, le simple concept « d’expérience » marque un changement d’approche : là où le concept de dispositif orientait les différentes jonctions des stratégies et rapports de force en jeu, Foucault fait un retour au concept d’expérience pour penser la transformation même, et non pas simplement l’émergence structurelle de la subjectivité. M. Colombo rappelle alors les premiers écrits de Foucault consacrés à George Bataille dont l’écriture et le langage de « l’expérience intérieure » ne se reconduisent pas à des « formes structurées » et encore moins à un « projet », mais « consiste en un effondrement de la subjectivité et sa dispersion à l’intérieur du langage » (p 239).

Avec la pénitence une certaine expérience de mortification s’opère. Le fait d’être enfant de Dieu par le baptême « constitue une mort de la mort » (p 247) selon saint Paul ou saint Ambroise. Et Foucault rapprochait celui-ci en 1963 du traitement de la folie par Pinel et Leuret[6] : « l’eau est l’instrument de l’aveu » (p 28).

Selon l’interprétation de Tertullien par Foucault, le christianisme opère dans la confession « la reconnaissance du mal qu’on a fait vis-à-vis de Dieu, la compréhension du fait qu’il faut maintenant se détourner du mal et l’authentification et la preuve que l’âme qui auparavant avait péché a désormais changée » (p 245). Aussi le paradoxe de la subjectivation chrétienne se resserre encore : « si je dois produire en vérité ce que je suis c’est parce que je dois renoncer à ce que je suis » (p 250). La perfection ne peut de toute façon jamais se réaliser avec les seuls moyens humains sans la grâce de Dieu (p 254). Un cercle subjectif se reforme par ce renoncement irréalisable en tant que libération, mais qui nécessite la réitération de l’aveu de soi sur soi se reconnaissant pécheur. Comment Foucault décrit ce double mouvement ? M. Colombo va alors utiliser la lecture foucaldienne de saint Augustin selon lequel

le mouvement libre de la volonté des premiers humains introduisit dans le monde la concupiscence et ses mouvements involontaires. Ainsi, la volonté mauvaise de l’homme est considérée comme la source de tout péché, origine de la première faute et de la chute, et elle est décrite comme un « mouvement de l’âme qui se détournant de Dieu, s’attache à elle-même et s’y complaît. (p 285)

Ainsi, la déprise est nécessaire dans la mesure où l’aveu fait se lever une forme subjective qui est en même temps une reconnaissance du péché dont il faut se libérer des attraits fallacieux, surtout l’attrait pour la complaisance charnelle déchue. Et l’acte sexuel est le rappel de ce défaut du péché originel qui, détournant de Dieu, tourne abusivement l’homme vers et sur lui-même, et en même temps contre lui-même par la concupiscence. Si « chez Platon le désir est marque d’un partage. Dans le Christianisme il est le défaut, signe de déchéance » (p 288). Or cette déchéance engendre la nécessité de l’aveu pénitentiel des véridictions, et par conséquent définit la « responsabilité » (p 289), constituant la forme d’un sujet de droit qui reconnaît, à travers la concupiscence, qu’il se sert de sa propre volonté en tant que sujet pécheur. Ce sujet pécheur est donc responsable de sa déchéance dans la mesure où sa volonté se complaît sur soi et y consent (p 289-290). Et c’est à partir de la volonté comme cercle de la concupiscence, de la responsabilité et du consentement que, selon Foucault, la plupart des techniques régulatrices du christianisme vont apparaître pour canaliser les conduites sexuelles de cette subjectivité déchue. Selon ce schéma, des régulations auront donc lieu non seulement entre époux, mais surtout de soi à soi, par exemple les « techniques de soi virginale » (III, V, 3.3, p271-282).

Conclusion :

Cet ouvrage nous offre un panorama précis de l’approche du christianisme chez Foucault mais qui, dans la mesure où il s’intéresse essentiellement à la « subjectivation », se restreint aux axes développés dans l’Histoire de la sexualité. M. Colombo marque à travers ce cheminement les changements de méthodes ou variations terminologiques de Foucault, et là-dessus, nous aurions peut-être souhaité une approche plus frontalement critique dans cet essai qui est certes très fouillé, mais qui en reste parfois à de la classification de concept ou d’histoire de la philosophie. Cela étant dit, malgré l’interruption du projet foucaldien, cet ouvrage montre de façon satisfaisante la manière dont Foucault chemine à travers l’étude de certaines pratiques du christianisme selon ses approches généalogiques pour pouvoir déterminer la nécessité d’une subjectivation dans le christianisme produisant la jonction du dire-vrai, et de la volonté avec la sexualité.

 

[1] Cf. recension de M. Pierre Buhlmann : https://www.implications-philosophiques.org/recension-les-aveux-de-la-chair-m-foucault/

[2] Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1994, p 82-83

[3] Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1994, p 76

[4] Michel Foucault, Les anomaux, Cours au Collège de France 1974-1975, ed. Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Paris, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes études », 1999, p 207

[5] Michel Foucault, Dits et écrits II 1976-1988, n°233, Paris, Gallimard, Coll. « Quarto », 2001 p 566

[6] Cf. Michel Foucault, Dits et Écrits I, « L’eau de la folie », Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p 298-299

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