Recension – Body and Reality
Recension – Body and Reality
Par Matteo Pagan, doctorant à la Scuola Normale Superiore de Pise. Il a étudié à Pavie et à Paris (à l’ENS), où il a obtenu le titre de master en philosophie après avoir soutenu le mémoire de M2 au sujet de l’expressivité du corps chez Plessner et Merleau-Ponty.
Ceci est une recension du livre de Jasper van Buuren, Body and Reality. An Examination of the Relationships between the Body Proper, Physical Reality and the Phenomenal World Starting from Plessner and Merleau-Ponty, Bielefeld, transcript Verlag, 2018. Vous pouvez trouver l’ouvrage ici.
Le monde phénoménal et la réalité physique
« Qu’est-ce qu’il est réel ? » est une question qui fonde l’histoire de la pensée occidentale et qui la traverse de bout en bout. Ce n’est pas un hasard si elle est encore aujourd’hui au cœur du débat philosophique. D’une part, la philosophie de l’esprit « analytique » tend à présupposer une position matérialiste, selon laquelle la réalité physique est ontologiquement fondamentale par rapport à l’expérience subjective ; d’autre part, la tradition phénoménologique « continentale » insiste sur l’irréductibilité de notre expérience « en première personne » à une série des processus naturels, objectifs, en « troisième personne ». L’ouvrage de Jasper van Buuren, Body and Reality. An Examination of the Relationships between the Body Proper, Physical Reality and the Phenomenal World Starting from Plessner and Merleau-Ponty (Bielefeld, transcript Verlag, 2018), a l’ambition de participer à cette discussion et de le faire en soutenant une thèse originale et complexe.
« La question est : qu’est-ce qu’on considère réel, ce monde phénoménal qui inclut nous-mêmes en tant qu’habitants de ce monde ou la réalité objective, qui inclue nos corps comme part de cette réalité – ou d’une certaine façon les deux ? »[1] Cette question finale est en réalité l’hypothèse générale qui sous-tend ce travail. À partir de la critique des deux principaux courants du matérialisme contemporain (chapitres 1, 2 et 3), le réductionnisme et l’éliminativisme, l’auteur essaie de réconcilier le réalisme physique et le réalisme phénoménal. Les deux semblent s’exclure mutuellement : si le réalisme physique, en identifiant matière et réalité, affirme l’existence d’une réalité physique indépendamment de l’expérience qu’un sujet peut en avoir, le réalisme phénoménal souligne qu’un objet est réel en tant qu’il apparait (du grec phainómenon, « ce qui apparaît ») à un sujet, en tant qu’il fait partie d’un monde phénoménal. En d’autres termes, le réalisme physique est l’idée selon laquelle le monde physique est réel en-soi (avant d’être perçu), tandis qu’on peut définir le réalisme phénoménal comme la perspective philosophique qui affirme la réalité in primis de notre expérience du monde en première personne. Comme le fait van Buuren dans le sillage de Charles Taylor, « nous pouvons définir la réalité phénoménale comme la réalité de la liberté, de la subjectivité et de ce que nous exprimons dans nos récits. »[2] La question légitime qui se pose est la suivante : est-il possible de réconcilier deux positions tellement éloignées et antagonistes ? Et si oui, comment ? Or, la réconciliation que van Buuren vise n’est pas une simple synthèse : il s’agit d’élaborer une perspective théorique qui peut faire coexister ces deux formes de réalisme tout en respectant leur discontinuité fondamentale. Cette tentative implique la nécessité théorique d’aborder le problème de l’être humain en tant que corps et esprit. Contre le dualisme cartésien, van Buuren cherche à élaborer une vraie et propre philosophie du corps. En étant à la fois ouvert au monde et part du monde, sujet et objet, le corps est fondamental pour comprendre la relation entre le monde phénoménal et la réalité physique. Pour cette raison, les chapitres 4 et 5 sont dédiés à deux philosophes qui ont essayé dans les mêmes années de dépasser la division entre res cogitans et res extensa, à travers une grande attention portée au corps vivant : Helmuth Plessner et Maurice Merleau-Ponty. En conclusion, les chapitres 6 et 7 démontrent que dans des circonstances exceptionnelles, les catastrophes naturelles et les illusions perceptives, le corps émerge non comme objet du monde phénoménal mais comme objet de la réalité physique.
Les limites du matérialisme
Jasper van Buuren consacre les trois premiers chapitres à la relation entre matérialisme et phénoménologie. Le point de départ est la discussion de la théorie de Daniel Dennett[3]. En quelques mots, on pourrait affirmer que l’analyse d’une série d’illusions perceptives lui permet de soutenir la thèse que l’introspection, sur laquelle (à son avis) la phénoménologie se fonde, est trop « piégeuse » pour être le fondement d’une connaissance véritable. Par conséquent, il propose de neutraliser « l’autophénoménologie », c’est-à-dire la phénoménologie de la première personne, pour finalement révéler la vérité ultime derrière les relations intentionnelles – les processus neuro-physiques sous-jacents – et passer ainsi à « l’hétérophénoménologie ». En définitive, le dualisme cartésien est replacé par un monisme matérialiste et, d’un point de vue épistémologique, le fondement de la connaissance n’est plus la « première personne », mais la « troisième ». Bien que cette perspective aujourd’hui ait tendance à apparaitre comme une évidence, elle présente une série des présupposés théoriques et des malentendus qui font problème. Un des mérites de ce travail est de les mettre en lumière. Tout d’abord, van Buuren démontre la superficialité d’une interprétation qui réduit la méthode phénoménologique à la simple introspection. Ensuite, il met en évidence la présence – à la fois étonnante et problématique – d’une série des concepts phénoménologiques chez Dennett. La persistance des termes phénoménologiques comme, par exemple, « penser », « décider », « joie », « dépression » ou « perception », révèle que l’expérience du monde n’est pas une illusion parmi d’autres. À la différence d’un tour de magie ou d’un personnage d’un conte des fées, le monde phénoménal ne disparait pas si on passe de la première à la troisième personne. On peut alors conclure que le monde phénoménal est une illusion nécessaire. Mieux encore, cette analyse nous permet d’affirmer qu’une illusion qui, en tant qu’aspect structural et prédominant de notre être dans le monde, refuse de disparaitre ne peut pas être une simple illusion.
Cette critique de Dennett (qui est adoptée aussi contre l’éliminativisme de Paul et Patricia Churchland[4]) semble ressembler aux objections exposées dans Philosophical Foundations of Neuroscience[5] par Maxwell Bennett et Peter Hacker. Pourtant, si Bennett et Hacker expliquent la familiarité préréflexive avec la conscience comme une connaissance des règles pour l’usage d’un mot particulier (« chaise », par exemple), van Buuren affirme que notre expérience de la chaise précède son expression linguistique. Pourtant, la critique des théories matérialistes ne conduit pas forcément à nier la réalité du physique. L’objectif de van Buuren est justement celui de « sauver » le réalisme physique sans pour autant refuser le réalisme phénoménal. Pour ce faire, la seule phénoménologie n’est plus suffisante, car « elle est tellement occupée à défendre le monde phénoménal qu’elle oublie souvent la réalité physique. »[6] Le défi théorique majeur de ce travail consiste ainsi à maintenir le concept de Leib et en même temps démontrer comment le corps fait partie aussi de la réalité physique (Körper). Dans ce but la pensée de Plessner, qui ne présuppose pas l’opposition radicale entre phénoménologie et matérialisme, se révélera d’une aide précieuse. La nécessité d’une telle perspective théorique émerge aussi à travers l’analyse de la pensée de Charles Taylor qui, dans Peaceful Coexistence in Psychology[7] semble se rapprocher à « l’ordre des perspectives » que van Buuren propose explicitement. Pourtant, la position de Taylor ne semble pas résoudre le problème de la réconciliation ou de la complémentarité de la « première » et de la « troisième » personne. Cette question sera abordée dans les détails dans la deuxième partie, où van Buuren prend en considération les réflexions de Merleau-Ponty (chapitre 4) et Plessner (chapitre 5).
Merleau-Ponty et la subjectivité incorporée
L’objectif de cette deuxième partie est de démontrer qu’un appel en faveur de la phénoménologie n’implique pas une restauration du dualisme cartésien. En fait, Merleau-Ponty et Plessner ont un rapport très étroit avec la phénoménologie de Husserl, mais pour eux l’esprit humain n’est pas une substance immatérielle qui « habite » le corps ; au contraire l’esprit est en soi incorporé. En ce sens, leurs réflexions peuvent apporter une contribution décisive à « l’ordre des perspectives » proposé par van Buuren. Le quatrième chapitre commence ainsi avec l’exposition et la discussion des deux thèses doctorales rédigées par Merleau-Ponty: La structure du comportement[8] (1942) et Phénoménologie de la perception[9] (1945). Comme on sait, ces ouvrages s’efforcent de contester la division entre sujet et objet et soulignent particulièrement l’irréductibilité de la sphère de la corporéité à la simple dimension quantitative. Ainsi, la perspective de la science est comprise comme secondaire par rapport à l’expérience en première personne : Merleau-Ponty attribue une priorité ontologique à la dimension de l’expérience du corps propre, du Leib, par rapport au corps en tant qu’objet physique (Körper). Pourtant, cette description est incomplète : le corps peut être un objet, Körper, pour moi avant même de le devenir selon la perspective objectivante de la science.
À cet égard, la position de Merleau-Ponty est ambiguë : van Buuren reprend les critiques de plusieurs plespécialistes[10], selon lesquels Merleau-Ponty négligerait l’expérience du corps en tant qu’objet, mais a le mérite de les nuancer, en soulignant que cette lacune théorique est observable seulement dans Phénoménologie de la perception. En effet, bien que Merleau-Ponty souligne à plusieurs reprises que « le corps objectif n’est pas la vérité du corps phénoménal […] il n’en est qu’une image appauvrie »[11], on peut également lire des passages, dans La structure du comportement, où il définit la différence anthropologique en tant que comportement symbolique, c’est-à-dire comme la capacité de considérer son propre corps « comme un objet parmi les objets »[12]. En plus, il est important de rappeler que le but de Merleau-Ponty est celui de s’opposer à toute considération du corps comme un simple objet, dans le sens matérialiste et réductionniste qui caractérise la science empirique. C’est probablement la raison pour laquelle il évite de mettre au premier plan le corps comme objet et, en revanche, le définit comme « ce par quoi il y a des objets. »[13] Par conséquent, il me semble pour le moins discutable l’attribution à Merleau-Ponty de l’idée selon laquelle « subjectivité et objectivité s’excluent l’une l’autre. »[14] D’autre part, on ne peut pas nier que Merleau-Ponty insiste continuellement, dans la Phénoménologie de la perception, sur la dimension du Leib. Il faudrait alors intégrer la pensée de Merleau-Ponty avec une distinction entre le corps en tant qu’objet du monde phénoménal et le corps en tant qu’objet défini par la science. À ce propos, si d’une part la Phénoménologie de la perception considère l’objectivité du corps propre, comme un simple contenu de la perception, d’autre part La structure du comportement la conçoit comme un trait constitutif de la structure de la perception. La condition de possibilité de la perception est ainsi le corps propre en tant que fondamentale ambiguïté : il est à la fois sujet et objet.
Plessner et la positionnalité excentrique
Toutefois, une question surgit, à savoir quelle est la condition qui permet à l’être humain de prendre conscience de son corps propre en tant que sujet et objet ? Merleau-Ponty semble évoquer la réponse, sans pourtant élaborer un véritable argument ; ce qui distinguerait l’ordre humain de l’ordre animal est la capacité « à se déprendre de la structure élémentaire »[15], c’est-à-dire du champ environnant. Cependant Merleau-Ponty, à différence de Plessner, ne définit pas cette capacité de la structure humaine de se distancier de soi, de poser un abime entre soi et ses vécus. L’être humain peut penser la sphère ambiguë du corps en tant qu’entrelacs de l’objet et du sujet non seulement parce qu’il est détaché de l’ordre des objets, parce qu’il est sujet, mais parce qu’il est aussi détaché de son propre détachement : il est capable de se distancier de sa propre subjectivité. La pensée de Plessner se révèle ainsi un complément nécessaire. Seulement le concept plessnérien de positionnalité excentrique (exzentrische Positionalität) nous permet de comprendre que nous sommes pour nous-mêmes à la fois sujets et choses entre les choses.
À ce point, le cinquième chapitre résume la théorie plessnérienne de la réalité organique, condition de possibilité de son anthropologie philosophique. En une synthèse extrême, on peut affirmer que, selon Plessner, « le corps organique se distingue de l’inorganique par son caractère positionnel, ou encore sa positionnalité. »[16] La façon avec laquelle la positionnalité est organisée détermine la différence entre les différents degrés de l’organique (les plants, les animaux et les êtres humains). Si l’animal est un étant positionnellement centrique, incapable de se distancier de soi, l’homme est un être constitutivement hors de son centre (ex-centrum). Plus précisément, il est vivant qui présente une positionnalité excentrique. La contribution fondamentale que la pensée de Plessner apporte est alors la triple détermination du rapport de l’homme à son corps: « le vivant est corps, dans le corps (en tant que vie intérieure ou âme) et hors du corps en tant que point de vue à partir duquel il est l’un et l’autre.»[17] La structure corporelle humaine est à la fois subjective et objective (comme chez Merleau-Ponty), mais, en plus, elle détermine aussi la distance par rapport à la subjectivité et à l’objectivité du corps. C’est la distance par rapport au double aspect de notre existence corporelle qui permet la relation symbolique au monde (caractéristique de l’ordre humain selon Merleau-Ponty et Plessner). En définitive, le corps est sujet et objet pour moi. Cette évolution théorique constitue un progrès incontestable en ce qui concerne le mind-body problem, mais elle ne semble pas être suffisante pour réconcilier le réalisme physique avec le réalisme phénoménal.
Catastrophes naturelles et illusions perceptives
Pour ce faire, van Buuren élabore une perspective ontologico-épistémologique qui s’efforce d’éviter tout fondationnalisme : à son avis, le monde physique et le monde phénoménal se fondent l’un l’autre. Si d’un point de vue ontologique, la réalité physique est le fondement du monde phénoménal, car elle est la condition de possibilité de la vie et, donc, de l’existence humaine, on ne peut pas séparer l’ontologie de l’épistémologie. D’un point de vue épistémologique, le physique est réel seulement pour quelqu’un qui en fait l’expérience. Ainsi, il n’y a pas une réalité première (matérielle ou phénoménale) qui fonde une réalité secondaire, mais il y a deux directions de fondation qui sont complémentaires. À cet égard, si Merleau-Ponty semble privilégier dans certains textes une seule direction de fondation, le monde phénoménal, en considérant le corps seulement en tant que Leib, Plessner pense le corps comme Leib et Körper (corps physique, chose entre les choses). D’une part la réalité physique est caractérisée par la possibilité d’être un contenu de perception et de conscience et, d’autre part, elle inclut nos corps, dans la mesure où ils sont physiques. Or, la thèse principale de van Buuren est l’idée selon laquelle la relation entre le corps physique (Körper) et le corps propre (Leib) chez Plessner correspond à celle entre la réalité physique et le monde phénoménal d’un point de vue ontologico-épistémologique. Les deux dimensions du corps représentent les deux directions de fondation complémentaires.
À ce point, il est nécessaire de comprendre comment le corps peut être objet non seulement du monde phénoménal, c’est-à-dire pour moi, mais aussi de la réalité physique qui, en tant que condition de possibilité de la vie humaine, doit être considérée comme ce qui précède, transcende et rend possible notre perception d’elle. Dans ce but, van Buuren met en évidence deux types d’expériences limites dans lesquelles l’aspect physique du corps, et du monde se révèlent à un niveau préréflexif. Premièrement, on peut avoir expérience de la réalité physique, dans sa transcendance par rapport à notre perception, quand nous sommes confrontés à des catastrophes naturelles. Ce type d’évènements nous rappelle que, bien que la réalité physique nous apparait en tant que monde phénoménal, elle reste la condition de possibilité et d’impossibilité de notre existence. Par conséquent, elle précède et supporte le monde phénoménal. En définitive, on reconnait dans la capacité de détruire la vie humaine la transcendance de la réalité physique par rapport à notre existence. Deuxièmement, cette discontinuité fondamentale entre la réalité physique et le monde phénoménal émerge dans le cas des illusions perceptives. Plus précisément, les illusions perceptives nous montrent la réalité physique en tant que condition d’impossibilité de notre perception. Ainsi, on pourrait objecter à Merleau-Ponty que le caractère secondaire de la perspective scientifique par rapport à l’expérience vécue n’implique pas que l’univers physique soit aussi secondaire par rapport au monde phénoménal. En même temps, la discontinuité fondamentale entre le monde phénoménal et la réalité physique – qui émerge dans ces deux cas – garantit l’irréductibilité d’une dimension à l’autre et vice-versa. En fait, la réalité physique n’est pas la cause du monde phénoménal, elle est simplement sa condition de possibilité ontique. Selon Jasper van Buuren, il y a deux directions de fondation, aucune des deux n’est prioritaire.
Conclusion
À travers cette analyse, que nous n’avons pu que retracer à gros traits dans ce cadre, apparaît ainsi l’intérêt d’une pensée qui, en soulignant la positive ambiguïté entre le corps propre (Leib) et le corps en tant qu’objet physique (Körper), cherche à dépasser le réductionnisme matérialiste sans pour autant refuser le réalisme physique sur lequel la science se fonde, sans « jeter le bébé avec l’eau du bain ». De fait, « l’ordre des perspectives d’une part affirme la primauté de l’expérience en première personne et, d’autre part, accorde une place à la perspective scientifique au sein de la vie humaine. »[18] Si ce travail est important, c’est aussi dans la mesure où il encourage à dépasser le partage entre philosophique analytique et philosophie continentale et laisse entrevoir dans quelle mesure ces deux traditions de pensée peuvent dialoguer de façon féconde autour des questions communes. Le résultat auquel cette recherche aboutit, c’est-à-dire la perspective ontologico-épistémologique soutenue par Jasper van Buuren, est du plus grand intérêt, car il dépasse finalement une série des dichotomies sur lesquelles se fonde non seulement la tradition philosophique occidentale, mais aussi une grande partie du débat contemporain. Il est important de préciser que la position de van Buuren n’est pas réductible à une ontologie dans le sens d’une métaphysique précritique : « la réalité est toujours donnée à un sujet qui en fait partie. »[19] Pour cette raison, ontologie et épistémologie doivent se compléter mutuellement. Ainsi, cette perspective (neutre d’un point de vue moral) permet de dépasser à la fois le représentationnalisme et le fondationnalisme. À cet égard, il aurait été utile de discuter l’ontologie élaborée par Merleau-Ponty à la fin de sa vie, notamment dans l’ouvrage posthume Le visible et l’invisible[20]. Cette réflexion constitue, à notre avis, un avancement théorique considérable par rapport aux positions défendues par Merleau-Ponty dans les deux thèses de doctorat et, en ce sens, présente des convergences avec les critiques avancées par van Buuren. D’autre part, l’ontologie du « dernier » Merleau-Ponty et la position de van Buuren diffèrent considérablement sous certains aspects. Par exemple, Merleau-Ponty arrive à dégager un sens ontologique de la transcendance, qui ne doit plus être comprise comme l’écart entre deux pôles positifs, mais bien comme un élément premier et irréductible. La transcendance n’est pas la propriété de l’objet physique, c’est l’objet physique qui est une dimension de la transcendance.
Un autre aspect de ce travail qui attire notre attention est sans doute la comparaison entre les philosophies de Merleau-Ponty et Plessner. D’une part, cette recherche est importante d’un point de vue de l’histoire de la philosophie. Il s’agit des deux philosophes qui présentent plusieurs points en commun, mais qui ne se sont jamais explicitement confrontés. Merleau-Ponty ne cite jamais directement Plessner, mais seulement deux articles que Plessner a écrits à quatre mains avec Buytendijk : « Die Deutung des mimischen Ausdrucks » (1925) et « Die physiologische Erklärung des Verhaltens » (1935). Quant à Plessner, lui-même évoque seulement, dans sa seconde préface de 1966 aux Degrés de l’organique, certaines concordances avec Merleau-Ponty. Le mérite de van Buuren est celui d’établir non seulement ces « concordances » mais aussi les différences principales en ouvrant ainsi les deux corpus l’un à l’autre. Mais surtout, cette comparaison est remarquable pour ses conséquences théoriques. Elle démontre que les approches de Merleau-Ponty et Plessner peuvent se compléter mutuellement et jouer un rôle dans l’élaboration d’une réponse à la complexe question concernant le rapport entre la réalité de notre expérience et la réalité du monde physique. À cet égard, la thèse soutenue par Jasper van Buuren dans cet ouvrage est difficilement contestable: le réalisme physique et le réalisme phénoménal sont indispensables pour la compréhension de notre être dans le monde.
[1] Jasper van Buuren, Body and Reality. An Examination of the Relationships between the Body Proper, Physical Reality and the Phenomenal World Starting from Plessner and Merleau-Ponty, Bielefeld, transcript Verlag, 2018, p. 12.
[2] Ibid., p. 21.
[3] Voir en particulier Daniel Dennett, Consciousness Explained, New York, Back Bay Books, 1991.
[4] Voir en particulier Paul Churchland, Matter and Consciousness, Cambridge (MA), MIT Press, 2013.
[5] Maxwell Bennett – Peter Hacker, Philosophical Foundations of Neuroscience, Malden/Oxford/Carlton, Blackwell Publishing, 2003.
[6] Jasper van Buuren, Body and Reality, op. cit., p. 84.
[7] Charles Taylor, Peaceful Coexistence in Psychology, in : Philosophical Papers I : Human Agency and Language., Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1985, pp. 117-138.
[8] Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, PUF,1942.
[9] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
[10] Voir Samuel Todes, Body And World, Cambridge / London, MIT Press, 2001; Richard Shusterman, « The Silent Limping Body of Philosophy », in T. Carman – M. B. N. Hansen (dir.), The Cambridge Companion to Merleau-Ponty, New York, Cambridge University Press, 2005, pp. 151-180; Maarten Coolen, « Bodily Experience and Experiencing One’s Body », in J. de Mul (dir.) Plessner’s Philosophical Anthropology, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2014, p. 111-127.
[11] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 493.
[12] « Ce qui fait défaut à l’animal, c’est bien le comportement symbolique qui lui serait nécessaire pour trouver dans l’objet extérieur, sous la diversité de ses aspects, un invariant comparable à l’invariant immédiatement donné du corps propre, et pour traiter réciproquement son propre corps comme un objet parmi les objets. » Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement, op. cit.,p. 128.
[13] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 108.
[14] Jasper van Buuren, Body and Reality, op. cit., p. 166.
[15] Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement, op. cit.,p. 119.
[16] Helmuth Plessner, Die Stufen des Organischen und der Mensch. Einleitung in die philosophische Anthropologie [1928], in Id. Gesammelte Schriften, t. IV ; trad. par P. Osmo, Les degrés de l’organique et l’Homme. Introduction à l’anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, 2017, p. 238.
[17] Ibid., p. 448.
[18] Jasper van Buuren, Body and Reality, op. cit., p. 138.
[19] Ibid., p. 284.
[20] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris 1964.