Recension – Habermas, citoyenneté et responsabilité
Adeline Barbin (Université Paris 1 PhiCo/Nosophi)
Alexandre Dupeyrix, Habermas, citoyenneté et responsabilité, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012.
Alexandre Dupeyrix propose avec Habermas, citoyenneté et responsabilité, une des rares monographies en langue française sur la philosophie de Jürgen Habermas. L’ouvrage présente plus de cinquante ans de réflexions et offre le plaisir de croiser l’ensemble des auteurs, morts et vivants, avec lesquels le philosophe et sociologue allemand a déjà dialogué. L’unité du propos s’articule autour de la notion de citoyenneté, dont Alexandre Dupeyrix examine la construction dans la pensée habermassienne, ainsi que les potentielles insuffisances. Le transfert de la charge de la rationalité pratique des individus vers les procédures et institutions conduit en effet Habermas, délibérément, à ne jamais faire appel à la notion de vertu civique républicaine. Il y là, pour Alexandre Dupeyrix, une absence problématique, nuisible au fonctionnement même de la théorie de la discussion et de la citoyenneté du théoricien allemand, tant on ne voit pas comment les institutions pourraient fonctionner correctement sans aucun engagement des membres de la société. C’est pourquoi l’auteur de la monographie souligne la nécessité du développement d’une éthique de la responsabilité, dont il va ici esquisser un certain nombre de dimensions. L’ouvrage se compose de quatre parties dont les chapitres – deux pour chaque partie – sont organisés autour d’un grand thème de la pensée habermassienne.
L’anthropologie philosophique de Habermas.
La première partie se propose d’examiner les présupposés anthropologiques de la notion de citoyenneté à partir de l’analyse de la philosophie du langage de Habermas (chapitre 1) et de sa philosophie de l’existence (chapitre 2). L’auteur veut montrer à quel point la théorie politique de Habermas se fonde sur une anthropologie philosophique dont il est d’autant plus important de comprendre les enjeux qu’il existe une continuité très forte entre l’homme et le citoyen.
Le premier chapitre retrace les influences intellectuelles de la conception anthropologique habermassienne et met en évidence le rôle joué par les approches pragmatistes. Alexandre Dupeyrix commence par évoquer les traditions de pensée à partir desquelles Habermas a développé une conception de l’émergence et du développement de la conscience humaine dans laquelle les notions de langage et d’intersubjectivité sont centrales. Influencée par l’idéalisme allemand, particulièrement Hegel, par l’anthropologie sociale de Mead et les théories du développement cognitif de Jean Piaget et Lawrence Kohlberg, l’anthropologie habermassienne se fonde sur deux dimensions décisives pour sa philosophie politique : celle de la co-détermination de l’individuation et de la socialisation, l’intersubjectivité étant nécessaire à la construction de l’identité de l’individu ; et celle des capacités d’apprentissage et de révision qui rendent possible le décentrement de soi nécessaire au projet toujours renouvelé d’amélioration des normes.
Exposant les acquis de la Théorie de l’agir communicationnel, Alexandre Dupeyrix explique alors en quoi ces éléments sont essentiels pour l’éthique de la discussion : la prétention à la validité de nos paroles – c’est-à-dire la prétention à l’intelligibilité, la vérité, la justesse normative et la sincérité (p. 44) –, fonde une rationalité pratique qui se traduit par l’acte d’argumentation. L’éthique de la discussion nécessite donc les notions d’apprentissage et d’amélioration, sans lesquelles une telle rationalité resterait toujours contingente. Son lien avec la psychologie du développement n’a donc rien d’anodin.
Cependant, avec cette théorie communicationnelle apparaissent les premiers problèmes liés à la notion de responsabilité : d’une part, dans le cadre de la situation idéale de parole, la notion de responsabilité n’apparaît comme rien d’autre qu’une présupposition pragmatique de la communication et se retrouve alors vidée de tout contenu substantiel, ce dont Habermas ne peut se contenter, comme s’empresse de le souligner Alexandre Dupeyrix. D’autre part, la position habermassienne permet de surmonter la tension entre universalisme et contextualisme, et de répondre notamment à Rorty, puisqu’au contextualisme inhérent au tournant linguistique, il ajoute la capacité à un décentrement des perspectives grâce à la notion d’apprentissage. Mais, pour Alexandre Dupeyrix, Habermas passe ainsi de l’exposition des conditions de possibilité d’un projet moral à ce projet lui-même sans rendre compte de ce passage. Or, celui-ci nécessite finalement une resubstantialisation de la notion de responsabilité et, plus généralement, des présuppositions pragmatiques de la communication.
Le chapitre deux poursuit le développement de l’anthropologie habermassienne par l’analyse de ce que l’auteur nomme « les fondements existentiels de la citoyenneté » (p. 89). Cette dernière se fonde sur une philosophie de l’existence – et l’auteur évoque ici le lien entre Habermas et Kierkegaard – qui décrit l’homme comme un être capable d’auto-compréhension et d’écrire sa propre biographie. C’est cette conception qui explique notamment l’opposition de Habermas aux manipulations génétiques, sources d’une programmation de l’individu qui le rendrait incapable de s’approprier son histoire.
Les analyses habermassiennes se basent donc sur un concept d’ « éthique de la nature humaine » développé dans L’Avenir de la nature humaine, dont l’auteur se demande s’il ne constitue pas un retour à une éthique substantialiste. Habermas soutient qu’il n’en est rien dans la mesure où ce concept n’indique en réalité que les conditions de possibilité des éthiques. Mais, analyse Alexandre Dupeyrix, il n’en reste pas moins que l’homme décrit par la philosophie de l’existence habermassienne relève d’un universel concret, en tant qu’il s’agit de l’homme occidental en démocratie moderne, et que cet universel ne peut en rien être désigné comme la condition nécessaire d’une vie réussie. L’auteur propose donc de décrire la théorie exposée ici comme « faiblement substantialiste » et compatible avec une morale procédurale (p. 92).
Cette dernière dimension apparaît clairement dans l’exposé que fait l’auteur de la controverse qui a opposé Habermas à Sloterdijk. Reprenant l’analyse de Rorty, l’auteur explique que ce débat a finalement confronté deux conceptions de la liberté humaine : la première dans laquelle l’homme revendique son droit à l’auto-création et la seconde dans laquelle il est inséré dans la communauté humaine et, donc, responsable du choix de ses paroles. Habermas a, dès ses premiers textes, endossé cette « interprétation rationaliste du langage » (p. 110). Mais il devient alors clair que cet engagement n’a de sens que vis-à-vis d’une notion de responsabilité : où l’on retrouve le problème que Habermas n’affronte pas, celui de la volonté pour l’homme d’être responsable, dont Habermas reconnaît le caractère arbitraire, sans pour autant considérer qu’il y a là une difficulté au niveau plus général d’une philosophie politique.
Le droit, médium procédural de la démocratie moderne.
La seconde partie se consacre à la théorie habermassienne du droit. Alexandre Dupeyrix montre comment ce dernier a évolué pour passer du statut de sous-système de colonisation du monde vécu à celui de moyen de la synthèse entre libéralisme et républicanisme et entre positivisme juridique et jusnaturalisme, par la formalisation des conditions de la critique (p. 203). Il relève également les difficultés de cette théorie : car Habermas a bien l’ambition de faire en sorte que l’exigence de rationalité pratique « se retire des cœurs et des têtes pour prendre place dans les procédures » (p. 119).
Le troisième chapitre retrace l’évolution du concept de droit chez Habermas jusqu’à la publication de Droit et démocratie qui consacre le retour de l’auteur à la théorie politique normative. Celui-ci fut notamment rendu possible par le dynamisme du concept de démocratie délibérative et les possibilités qu’il offre de penser la politique en termes pratiques et moraux. Deux traits principaux se dégagent des analyses menées. Premièrement, le droit est le médium nécessaire pour assurer l’articulation de la factualité et de la validité dans des sociétés modernes complexes, marquées par le pluralisme des conceptions du monde et par la nécessité de traduire les dimensions normatives du monde vécu en un langage recevable par les médias de régulation que sont l’argent et le pouvoir administratif. Le droit est ainsi ce qui permet que la communication, fondement de l’intégration sociale, ne cesse pas entre les sous-systèmes et le monde vécu. Habermas a ainsi abandonné progressivement une conception auto-organisatrice de la société centrée autour de la notion d’espace public pour rechercher le moyen de la démocratisation des processus qui colonisent le monde vécu.
Ce premier trait est lié au second qui veut que, depuis sa critique de la conception wébérienne du droit dans la Théorie de l’agir communicationnel jusqu’à ses débats avec Luhmann, Habermas n’a cessé de défendre la dimension normative du droit. Si ces débats l’ont conduit à de nettes évolutions – notamment la formulation du couple de monde vécu et de système dans Raison et légitimité – afin d’être à même de répondre aux critiques formulées par la théorie des systèmes de Luhmann, Habermas n’a jamais abandonné les notions de validité et de norme dans le droit et, surtout, le lien que celui-ci entretient avec l’institutionnalisation de la démocratie, dont il devient le fondement.
C’est ce lien consubstantiel entre démocratie et État de droit qu’Alexandre Dupeyrix s’emploie à expliquer dans le quatrième chapitre. Il commence par exposer les relations entre droit et morale afin de souligner à la fois que le droit n’est pas de la « morale institutionnalisée » (p. 154), mais qu’il ne relève pas non plus d’un positivisme juridique. Le droit prétend en effet à une validité universelle, ce que marque clairement le fait qu’il relève du principe de discussion, c’est-à-dire d’un principe de rationalité pratique. On comprend alors que sa fonction est en réalité bien plus importante que celle de la morale, difficulté qui sera traitée plus loin dans l’ouvrage : le pluralisme des valeurs et le déficit de la morale rationnelle lui confèrent le rôle de facteur d’intégration dans les sociétés complexes et celui de soulager les individus de la formation des jugements moraux.
Alexandre Dupeyrix expose ensuite la célèbre thèse de Droit et démocratie de la co-originarité des droits civiques et privés, et des droits politiques et publics, où s’exprime clairement le lien entre État de droit et démocratie : s’il y a réciprocité nécessaire entre les deux types de droit, c’est parce que l’État de droit moderne nécessite une démocratie radicale. Les droits privés demandent l’exercice de l’autonomie politique qui, elle-même, exige la reconnaissance des droits subjectifs dont les personnes sont porteuses. Examinant les reproches adressés par Habermas à la notion d’autonomie chez Kant et Rousseau, qui est censée résoudre la tension entre les deux types de droit et celle, sous-jacente entre raison et volonté, Alexandre Dupeyrix rappelle une dimension qu’il considère trop souvent oubliée : la dimension téléologique du droit habermassien, d’inspiration kantienne, rend possible la conciliation de la volonté et de la raison, car le temps et ses processus d’apprentissage permettent à la volonté de devenir raisonnable.
Le chapitre se conclut par l’exposé de critiques de la théorie procédurale du droit, notamment celles formulées par Gérard Raulet, à l’occasion duquel l’auteur situe la position de Habermas par rapport au républicanisme. Habermas tient à s’en distinguer, à juste titre en ce qui concerne l’idéalisation de la notion de volonté générale, mais de manière plus problématique sur deux points : d’une part, dans le « découplage des hommes et du système » (p. 189) qui décharge les citoyens des exigences de la raison pratique ; d’autre part, comme permet de l’entrevoir l’énoncé de la critique des pathologies sociales d’Axel Honneth, dans l’absence concomitante d’analyse des conditions de l’autonomie morale.
L’exercice de la citoyenneté.
La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse aux caractéristiques de la société démocratique habermassienne qui permettent aux citoyens, de manière formelle ou informelle, de participer à l’élaboration des décisions politiques. La force de la théorie proposée par le philosophe et sociologue allemand est, selon l’auteur, qu’elle permet, à travers diverses évolutions, de prendre en compte la complexité sociale et la multiplication des lieux de décision et des formes de l’agir politique.
L’auteur commence par resituer l’émergence du concept de démocratie délibérative dans les années 1980, dans un contexte d’insuffisances des théories agrégatives, de nouvelles formes de l’agir citoyen et de crise des notions de souveraineté et de représentation. Reprenant le titre d’un article de Habermas, Alexandre Dupeyrix présente la solution de « la souveraineté comme procédure », approche à la fois normative et descriptive. Celle-ci permet, d’une part, de prendre acte de la dilution et de la complexité de la souveraineté une fois reconnu qu’il ne saurait y avoir de souveraineté exprimant de manière quasi métaphysique la volonté d’un peuple supposé uni. D’autre part, elle autorise une dimension épistémique de la démocratie puisque la délibération est le lieu et l’occasion de la liaison entre décision et raison, volonté et savoir. La légitimité démocratique repose ainsi sur les conditions de formation de la volonté. Une fois encore, le concept d’apprentissage s’avère essentiel puisqu’il permet cette convergence, même si Habermas est bien conscient des difficultés d’application de ce modèle à l’échelle d’une sphère publique.
La politique délibérative est encadrée par une Constitution démocratique, définie comme « culture politique commune » (p. 229) dont le rôle est d’éviter tout retour à la barbarie, mais qui ne saurait cependant être pensée comme figée : la Constitution est un projet que les citoyens doivent toujours réinvestir et réinterpréter. La fin du chapitre met en évidence le rôle fondamental des cours de justice constitutionnelles pour la démocratie délibérative (p. 236) : leur attribution, uniquement procédurale, consiste à vérifier que des conditions communicationnelles très exigeantes sont respectées, tant dans les médias de masse que dans les institutions, permettant ainsi notamment la liaison, essentielle dans le dispositif habermassien, entre les sphères formelles et informelles de la délibération.
C’est à la définition de ces sphères que Habermas a proposée que s’intéresse le chapitre six sur l’espace public. Alexandre Dupeyrix rappelle la théorisation qui en a été proposée en 1962 dans L’Espace public, les critiques subies par le concept, et l’actualisation que constituent la préface à la 17e édition de l’ouvrage et le chapitre 7 de Droit et démocratie. S’appuyant sur Bernhard Peters, il précise alors en quoi consiste le pouvoir communicationnel : ce n’est pas un pouvoir d’agir, mais un pouvoir d’influencer le pouvoir administratif, dans une durée qui n’est pas celle de la résolution immédiate des problèmes, mais celle des changements de paradigme et de projet d’une société.
L’auteur confronte ensuite ce modèle à deux problématiques contemporaines, celle des politiques de reconnaissance et celle des débats religieux. Dans le premier cas, l’auteur éclaire les termes de la discussion en exposant la notion d’« humanité différenciée », notamment à l’aide des travaux de Sylvie Mesure et Alain Renaut et de ceux de Will Kymlicka. La solution de Habermas à ces revendications consiste à rappeler le lieu de traitement de ces questions – la sphère publique politique – ainsi que la co-originarité des droits qui, l’individu ne devenant individu que par socialisation, permet de comprendre que la solution n’est pas dans l’attribution de droits collectifs, mais bien dans l’approfondissement des droits subjectifs. Alexandre Dupeyrix se montre plus sceptique sur les recommandations formulées vis-à-vis des débats religieux : Habermas propose une « clause constitutionnelle de traduction » permettant de traduire les demandes des croyants en un langage rationnel et invite la raison séculière à découvrir ses origines morales et religieuses, dans l’objectif de rendre possible une meilleure compréhension réciproque.
Bien que, dans ses derniers textes, Habermas s’emploie à prendre en compte les doutes sur la capacité des citoyens à user de leur raison communicationnelle, Alexandre Dupeyrix explique que Habermas ne s’interroge pas sur les motivations et les ressources psychologiques nécessaires à la participation : il refuse en effet toute notion de responsabilité car, à l’occasion du tournant linguistique, il a abandonné tout questionnement sur le sujet et sa dimension monologique. Désormais, intentionnalité et autonomie se mettent en place dans l’intersubjectivité. Mais comment rendre compte du moment d’adhésion à cette intersubjectivité, si ce n’est en se basant sur un moment monologique ? C’est en substance la critique d’Alain Renaut qui est exposée ici, avant que l’auteur ne propose une formulation d’une éthique de la responsabilité basée sur les travaux de Karl-Otto Apel, qui soutient la nécessité pour les présuppositions pragmatiques de l’éthique de la discussion de se prolonger dans les motivations mêmes du sujet choisissant d’être autonome et responsable. Cette éthique est désignée comme peu substantialiste en ce qu’elle reste finalement un cadre formel, le cadre nécessaire de toute communication rationnelle.
L’élargissement de la citoyenneté.
L’ensemble des éléments anthropologiques, juridiques et délibératifs présentés jusqu’ici convergent, dans la dernière partie de l’ouvrage, où il apparaît clairement qu’ils sont ce qui rend possible la citoyenneté européenne (chapitre 7) ainsi que la réflexion habermassienne sur l’émergence actuelle, bien que difficile, d’un droit cosmopolitique (chapitre 8). Ces derniers chapitres confrontent ainsi la pensée de Habermas aux problèmes de la construction européenne et de l’évolution de l’ordre mondial dans un contexte de puissance des marchés et de pluralisme, voire d’affrontements, des valeurs.
La présentation que fait Alexandre Dupeyrix de la réflexion de Habermas sur la citoyenneté européenne s’emploie à montrer que cette dernière n’a rien d’une construction purement théorique, indépendante des réalités sociales et historiques. Il apparaît clairement à cet effet qu’une des préoccupations du philosophe allemand est l’affaiblissement des États-nations, notamment face aux marchés. De même, le concept de citoyenneté européenne s’appuie sur une analyse historique qui permet de dévoiler la contingence du lien entre citoyenneté et nationalité. Si celle-ci a été fonctionnellement utile à celle-là, il est temps désormais « que le républicanisme se défasse de ses attaches prépolitiques » (p. 302 ), c’est-à-dire que la solidarité entre les individus se construise autour de liens purement juridiques et non plus également identitaires. Le concept de patriotisme constitutionnel est ce qui exprime cette citoyenneté juridique construite autour de l’adhésion à des droits fondamentaux, rendue possible par une conception anthropologique fondée sur les notions de décentrement et d’apprentissage.
L’analyse des positions habermassiennes sur ces points se poursuit par une mise en dialogue avec Justine Lacroix et Jean-Marc Ferry. Elle permet à l’auteur de répondre aux critiques qui ont été adressées au concept de patriotisme constitutionnel, avant de puiser dans les textes de Jean-Marc Ferry des éléments à l’appui de la position habermassienne sur les prémisses et les potentialités d’une identité européenne basée sur un héritage normatif qui nécessite cependant le développement d’un espace public européen pour prendre corps. Ce dialogue est encore l’occasion de rappeler que, si Habermas est partisan d’un État fédéral européen, il est aussi et surtout partisan d’une théorie de l’agir, c’est-à-dire de la mise en œuvre du temps et de la volonté pour construire un système qui ne saurait se baser sur aucun modèle existant, mais dont l’émergence est nécessaire pour réintroduire du multilatéralisme face au poids des néolibéraux et des néoconservateurs, notamment états-uniens.
Le chapitre huit prolonge la réflexion sur la citoyenneté européenne par une réflexion sur le droit cosmopolitique. Habermas, cependant, ne pense pas qu’un État mondial soit possible, ni souhaitable. Dans une relecture du projet kantien dont Alexandre Dupeyrix développe les subtilités et les limites, Habermas interprète la période actuelle comme une période de transition entre droit international, basé sur le respect de la souveraineté des États, et droit cosmopolitique, avec lequel cette souveraineté se transfère en partie vers des institutions internationales.
Si ce processus ne se fait pas sans heurts, ce dont témoignent les attentats de septembre 2001 aux États-Unis et l’unilatéralisme de la guerre en Irak, il offre par rapport au « programme minimal » de John Rawls deux avantages substantiels : d’une part, par son « approche délibérative du problème du pluralisme » (p. 352), il affronte pleinement le problème de l’hétérogénéité des Etats-nations, sans exclure a priori aucune conception du monde. Dans ce cadre, les affrontements mondiaux récents marquent moins l’échec de la théorie de l’agir communicationnel que sa force normative pour l’analyse des problèmes : à l’absence d’interlocuteur indentifiable de l’économie capitaliste répond l’aphasie du terrorisme, dans des rapports dont l’asymétrie empêche de toute façon tout dialogue authentique.
D’autre part, ce modèle permet « un principe de solidarité cosmopolitique » (p. 352), là où Rawls exclut toute nécessité du principe de différence au niveau international. Le chapitre se conclut par l’analyse de cette notion qui, chez Habermas, se mesure à l’aune du cadre normatif fourni par les droits de l’homme et s’organise autour des exigences communicationnelles d’identification et de symétrie des interlocuteurs. Cette responsabilité cosmopolitique, indispensable au vu des problèmes économiques et environnementaux, ne concerne pas que les États et doit se traduire également dans les actes individuels, ce qui reconduit l’auteur à rappeler à nouveau l’enjeu d’une éthique de la responsabilité.
Alexandre Dupeyrix conclut en soulignant que le modèle de la démocratie procédurale nécessite une volonté qu’on ne saurait déplacer entièrement vers les procédures. C’est pourquoi il doit se nourrir d’une éthique de la responsabilité, qui ne se demanderait pas pourquoi être moral, le choix existentiel étant assumé dans un moment monologique nécessaire, mais comment être moral. Pour l’auteur, c’est alors vers les travaux de Karl-Otto Apel qu’il faut se tourner, pour réfléchir aux conditions d’applicabilité de l’éthique, ainsi que vers le concept d’autonomie sociale, synthèse de l’autonomie privée et de l’autonomie publique aux frontières devenues poreuses, qui doit permettre de prendre acte des mutations de la citoyenneté et de ses manifestations dans nos gestes et choix quotidiens.