Storytelling & Philosophie
Par Pierre-Emmanuel Brugeron.
L’identité narrative comme menace à l’autonomie rationnelle
Le concept d’identité narrative, par son lien avec la conception historique du récit, nous semble être un déplacement dangereux. Si nous acceptons qu’une identité est essentiellement une volonté propre, et que les entités non-individuelles ne possèdent pas de volonté (ou sous un mode si éloigné qu’il ne revêt pas le même sens), alors le modèle d’identité narrative est essentiellement détournable en une mise en retrait de la volonté et, par là, de la liberté humaine. Cette inclinaison vers ce que l’on nomme storytelling semble présenter une forme de menace envers la reconnaissance de l’autonomie rationnelle individuelle pour ne plus la présenter que sous la forme de l’agrégat narratif, mythique, balisé et, une fois reprise par le domaine de la vente ou du marketing, résumable.
L’expression la plus pertinente du rapport entre individu narratif et aliénation de la raison pourrait-être celle de « nouvel ordre narratif » au centre de l’ouvrage de Christian Salmon, Storytelling, où l’auteur cherche à expliciter les liens qui relient les nouvelles techniques de management et de communication, de gouvernance et de divertissement.
L’approche choisie permettra de lier rationnellement une analogie, au départ purement méthodologique, à une confusion des genres et d’en tirer les conséquences normatives. Cette tendance à la narration individuelle entraîne à la fois des positions normatives opposées à l’autonomie ainsi qu’une vision de l’individu erronée et potentiellement dangereuse.
La possibilité d’influer contre l’instrumentalisation narrative tient peut-être du vœux pieux. Nous estimons néanmoins que la tâche du philosophe contemporain est de s’y confronter, la place de la raison en dépendant.